lundi 16 juin 2025

Un pluriel fort singulier


Dans son billet « Quelques âneries relevées dans le tract des Linguistes atterrées », Lionel Meney relève celle-ci : « L’anglais ne connaît pas de genre grammatical » (p. 17). Parmi les signataires du tract, je connais deux ou trois linguistes fort respectables. Je ne comprends pas comment cette sottise ait pu échapper à leur attention.

Il y a trois genres en anglais et cela est particulièrement clair dans le système pronominal : he, she, it. Dans cette langue, on doit même préciser si le possesseur est un homme ou une femme (his, her) ou s’il est inanimé (its).

Certains noms inanimés ont même un genre autre que le neutre : les voitures automobiles et les bateaux sont féminins. Pour faire le plein d’essence, on dit fill her up (à ne pas interpréter comme une injonction machiste !).



Il y a un usage anglais des pronoms qui est particulièrement déroutant pour un francophone et qui aurait dû signaler aux linguistes atterré·e·s qu’iels (!) étaient dans l’erreur (encore eût-il fallu qu’iels connussent l’anglais à un niveau dépassant l’Assimil) : c’est l’utilisation du pronom pluriel they pour se référer à un antécédent indéterminé ou désigner une (seule) personne, ce qui permet d’éviter d’en préciser le sexe. L’usage de they pour désigner un singulier est ancien (remontant au Moyen Âge) mais il a été longtemps critiqué. Avec la vague du politico-linguistiquement correct, il se généralise dans l’écriture dite inclusive ou épicène. J’en ai relevé de nombreux exemples dans le dernier roman d’Anthony Horowitz, Marble Hall Murders :

(1)               Someone’s thrown themselves under a tube and the whole Central line is shut down. (p. 165)

(2)               He dressed, moved and smiled like someone who took care of themselves and knew their efforts had paid off. (p. 242)

Dans l’exemple 2, il est difficile de comprendre pourquoi l’auteur n’a pas écrit plus spontanément care of himself et knew his efforts. Je me demande si cela n’est pas dû au zèle intempestif de quelque copy editor. Quiconque a déjà publié comprendra ce soupçon.

(3)               […] I saw someone creep out of her room […] and the next day she was dead. I can even tell you how they did it […]. (p. 362)

L’exemple 3 est encore plus curieux. Il n’y a qu’un seul suspect, de sexe indéterminé (someone), mais il devient pluriel dans la phrase suivante (they).

(4)               Every child expects their mother to love them. (p.379)

Cette dernière citation est un exemple chimiquement pur de l’utilisation d’un pronom pluriel pour neutraliser l’expression du genre.

 

lundi 2 juin 2025

Atocas, canneberges et cranberries


Lionel Meney a mis en ligne récemment un billet sur le double langage d’Ocean Spray qui appelle canneberges au Québec ce qu’il met en vente sous le nom de cranberries en France (cliquer ici).

Malheureusement il ne sait pas pourquoi ce fruit est vendu sous le nom de canneberge au Québec. Je tiens le renseignement de Thérèse Villa qui fut à une époque (tournant des années 1970) responsable de la terminologie des produits alimentaires à l’Office de la langue française.

Un article du règlement 683 du ministère de l’Agriculture d’avril 1967 avait rendu obligatoire la présence du français sur les emballages des produits alimentaires (article inspiré d’une disposition française beaucoup plus ancienne). L’Office a laissé l’industrie choisir entre deux termes, atoca et canneberge. À l’époque, l’industrie, c’était uniquement Ocean Spray et elle a choisi canneberge. C’est ce qui explique la disparition progressive du mot atoca, cause que le Dictionnaire historique du français québécois ignore (consulté le 2 juin 2025).

 

Peindre maladroitement

 


Dans l’édition en ligne du Devoir du 30 mai je vois l’expression « peinturer dans le coin ». L’emploi du calque (se) peinturer dans le coin (paint oneself into a corner) dans un journal que certains considèrent comme un média de référence pourrait laisser croire qu’il fait partie du « français standard en usage au Québec ». Pourtant le dictionnaire qui est censé décrire cette variété de français l’omet complétement (Usito consulté le 2 juin 2025). On la trouve pourtant dans le Wiktionnaire qui, lui, n’a pas coûté un sou aux contribuables québécois.

Le verbe peinturer est absent des monographies du Dictionnaire historique du français québécois.

Je n’ai rien trouvé sur se peindre dans le coin dans la Banque de dépannage linguistique (BDL) ni dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF).

Suis-je le seul à m’étonner de ce genre de lacune ?

 

 


mercredi 14 mai 2025

Ne pas savoir calculer

   

« C’était un travail en soi, de choisir les pièces à exposer », souligne Mme Limoges. Piger dans un passé aussi riche et aussi bien conservé relevait de l’exploit : les Ursulines, au fil de leur présence en terre d’Amérique, ont amassé quelque 50 000 objets et œuvres d’art, en plus de constituer une bibliothèque comptant 60 000 ouvrages. À ces quantités déjà prodigieuses s’ajoutent aussi 235 mètres linéaires d’archives qui, mises bout à bout, s’étaleraient sur un demi-kilomètre.

—« Les Ursulines, premières ‘allumeuses d’étoiles’ de l’Amérique francophone », Le Devoir, 14 mai 2025

 

235 mètres linéaires équivalent à un demi-kilomètre.

Ces mètres linéaires, on ne les a pas vraiment calculés comme on dit aujourd’hui en français populaire. Comme le fait remarquer l’Académie française (3 mars 2022), « [l]’emploi familier du verbe calculer en français, au sens de ‘remarquer quelqu’un, lui prêter attention’, vient vraisemblablement d’une traduction littérale de certaines phrases arabes. »

lundi 12 mai 2025

Mise en boîte


Lionel Meney a mis en ligne il y a deux semaines un billet de blogue sur l’expression « boîte de vote », traduction littérale de ballet box (cliquer ici).

J’ai voulu voir ce qu’en disaient les dictionnaires payés à même nos impôts.

Le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) n’a pas enregistré boîte de vote. Il a une fiche « urne » (de 2022) où le synonyme boîte de scrutin fait partie de la liste des « termes privilégiés ». Avec la note : « Parfois considéré à tort comme un calque de l'anglais ballot box, le terme boîte de scrutin est attesté en français depuis le XVIIIe siècle. » Qui a dit que boîte de scrutin était un anglicisme ? On aimerait le savoir. Le GDT confond-il boîte de vote et boîte de scrutin ? On peut par ailleurs se demander quelle était la fréquence des élections avant la révolution de 1789. Je veux bien concéder qu’il y avait des élections dans les ordres religieux. Mais l’affirmation du GDT me paraît curieuse, d’autant plus qu’on ne sait pas sur quelle source elle s’appuie.

La note du GDT continue : « C'est vers 1845 que le terme urne, en référence à un des sens latins de urna, fait son apparition […] ». On notera la maladresse de l’expression. Il aurait fallu écrire : un des sens du latin urna.

Le deuxième dictionnaire payé à même nos impôts, le Trésor de la langue française au Québec (TLFQ), n’a enregistré ni boîte de vote ni boîte de scrutin. Il ne peut non plus servir à avaliser la datation du GDT. En consultant son fichier de données, on découvre que la plus vieille attestation de boîte de scrutin date de 1884 dans la Gazette de Joliette : « M. Ernest Myrand, un jeune littérateur de Québec est à Ottawa où il soumet au département des patentes, une nouvelle boîte de scrutin dont il est l'inventeur ». On en trouve une seconde en 1897 mais c’est dans une correspondance privée. Et c’est tout pour le xixe siècle.

Pour Usito, le troisième dictionnaire payé à même nos impôts, « [l]'emploi de boîte de scrutin est parfois critiqué comme synonyme non standard de urne ».

On peut se demander si la condamnation de boîte de scrutin est légitime. On lit en effet dans Littré, s.v. scrutin : « Manière de recueillir, dans une urne, dans une boîte, les suffrages par des billets pliés […] ».

 


mardi 25 mars 2025

La gestion des crosses de fougère

 

Chacun doit gérer sa propre fougère et trouver ses propres solutions, parce que ce n’est pas réaliste de penser qu’on peut transférer les déficits systématiquement au gouvernement.

Geneviève Guilbault, ministre des transports et de la Mobilité durable, citée par Radio-Canada, 25 avril 2024

 

Ce sera bientôt la saison des crosses de fougère. Le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) continue d’affirmer que « dans l'étiquetage de produits commerciaux, l'usage n'est pas encore fixé entre crosse de fougère et tête-de-violon. » S’il y a bien un domaine où on peut prescrire un usage, c’est celui de l’étiquetage des produits alimentaires tant pour des raisons de santé publique que de loyauté des ventes et de protection du consommateur.

Lire mes commentaires sur l’argumentaire de l’OQLF en cliquant ici.

 

lundi 24 mars 2025

Cinquantième anniversaire


C’est aujourd’hui le cinquantième anniversaire du déclenchement de la grève (illégale) des occasionnels[1] de la Régie de la langue française[2].

L’arrêt spontané de travail avait été provoqué par le renvoi de cinq représentants élus par les employés occasionnels du bureau de Québec. Le conflit me semble avoir été couvert principalement par le Journal de Québec dont les archives, apparemment, ne sont pas dans le site BAnQ. Je n'ai guère trouvé que cet article du Devoir du 27 mars 1975 :

Le problème est particulièrement aigu à la Régie de la langue française, qui a succédé au défunt Office de la langue française, où pas moins de 70% des employés sont des occasionnels même s’ils œuvrent au même emploi[3] depuis deux, trois, quatre et même cinq ans.

Une association vient d’être formée par les occasionnels de la Régie et la direction a rétorqué en signifiant le non-renouvellement de contrat des cinq leaders de cette association. [Partiellement FAUX : il y avait un sixième représentant travaillant sous Jean-Claude Corbeil et qui, lui, n’a pas été mis à la porte.]

Rappelons que lors de la création de la Régie les employés permanents avaient été désyndiqués au prétexte que la Régie relevait du Conseil exécutif. Ce qui explique que, pour eux, la solidarité était difficile. L'essayiste Gilles Leclerc et une bibliothécaire ont été les deux seuls employés permanents à refuser de franchir sous escorte policière la ligne de piquetage.

Un ancien collègue, Donald Belley, m'a envoyé copie d'un article du Journal de Québec de début avril 1975 qui montre que le climat a parfois été tendu sur la ligne de piquetage :

 

Cliquer sur l'image pour l'agrandir

Pendant toute la durée de la grève il y a eu dans la rue près des bureaux de la Régie une voiture tellement sale qu’on n’avait pas besoin de voir les deux personnes dans l’habitacle pour savoir qu’il s’agissait d’une voiture banalisée. Il est vrai que le lieu de réunion des grévistes était le local du Parti communiste. Je me rappelle qu’on y voyait sur une étagère les œuvres complètes de Lénine.

Le directeur de l’époque, Jean-Claude Corbeil, a négocié la sortie de crise avec le ministre Oswald Parent (connu pour être intransigeant) et, seul, sans aucun accompagnateur, il est venu la présenter aux grévistes assemblés au Pavillon technique du cégep de Limoilou, boulevard Langelier. Je n’ai pas connu de patron plus courageux.

Après cette grève, le climat de travail a été pourri pendant des années au bureau de Québec. En 1980 j’ai été heureux de pouvoir m’en aller au Conseil de la langue française.



[1] Employés occasionnels = employés en c.d.d.

[2] La Loi sur la langue officielle (loi 22) avait ainsi nommé l’Office de la langue française. La Charte de la langue française a repris l’ancienne appellation.

[3] « Ils œuvrent au même emploi » : quel style !