On n'a pas toujours dit que les habitants de ce qui est aujourd'hui le Québec parlaient mal. Les Européens de passage en Nouvelle-France ont souvent fait des commentaires élogieux sur la langue qui était parlée dans ces contrées nordiques, dès le tout début du peuplement français. Ainsi, le 28 octobre 1651, Simon Denys écrit dans une lettre : Sunt urbani mores ; non inconcinnus gallicae linguae viget usus (Les mœurs sont polies ; la langue française y est parlée avec élégance).
Nous avons plusieurs témoignages sur le xviii e siècle, avant la Conquête anglaise. Le père Pierre-François-Xavier de Charlevoix notait en 1744 : « ... nulle part ailleurs on ne parle plus purement notre langue. On ne remarque même ici aucun accent. » Le témoignage de Bacqueville de la Potherie, en 1753, va dans le même sens : « On parle ici parfaitement bien sans mauvais accent. Quoiqu'il y ait un mélange de presque toutes les Provinces de France, on ne saurait distinguer le parler d'aucune dans les Canadiennes... » Et à peine trois ans avant la Conquête, le marquis de Montcalm écrivait dans son journal : « J'ai remarqué que les paysans canadiens parlent très bien le français, et comme sans doute ils sont plus accoutumés à aller par eau que par terre, ils emploient volontiers les expressions prises de la marine. »
Les jugements positifs des voyageurs sur la variété de français parlé en Nouvelle-France s'expliquent en partie par le fait que l'unification linguistique s'est produite beaucoup plus tôt sur les rives du Saint-Laurent que dans la mère patrie. On ne doit pas oublier qu'au XVIIe siècle le français n'était pas compris partout en France, comme en témoigne Racine à l'occasion du voyage qu'il fit à Uzès en 1661 : « J'avais commencé dès Lyon à ne plus entendre le langage du pays, et à n'être plus intelligible moi-même. » Ce qui a surpris les voyageurs européens en Nouvelle-France, c'est que, malgré l'étendue du territoire (à son apogée, l'empire français s'étendait des rives du Saint-Laurent à l'Est jusqu'aux Rocheuses à l'Ouest et jusqu'à la Nouvelle-Orléans au Sud), le français y est partout compris et parlé, sans différence notable d'accent.
Carte de la Nouvelle-France vers 1750
Source : Wikimedia Commons
Or, l’évaluation que les étrangers de passage font de notre façon de parler change radicalement au début du XIXe siècle. Les jugements, naguère positifs, sur le français parlé au Canada deviennent négatifs. John Lambert, Anglais venu en Amérique du Nord au début du XIXe siècle, remarque : « The Canadians have had the character of speaking the purest French ; but I question whether they deserve it at the present day. » Il écrit aussi : « Previous to the conquest of the country by the English, the inhabitants are said to have spoken as pure and correct French as in old France : since then they have adopted many anglicisms in their language, and have also several antiquated phrases, which may probably have arisen out of their intercourse with the new settlers. » Les Français Théodore Pavie et Alexis de Tocqueville considèrent l’accent québécois comme déplorable.
Quelle explication a-t-on cherché à donner de ces jugements négatifs ? Essentiellement une explication militaro-politique.
D’abord, on y a vu une conséquence de la Conquête :
[...] sur le plan de la pratique quotidienne du langage, le phénomène le plus important qui résulte de la Conquête, c’est l’expansion de la langue du peuple au sein de la société. Il s’agit là d’un changement qui va avoir une grande influence sur l’évolution de notre modèle linguistique.
Mais le même auteur***, dans un autre texte, ajoute comme cause l’échec de la Rébellion de 1837-1838 :
Vers le milieu du XIXe siècle, on observe en effet un changement radical dans le discours public. Parler à la canadienne devient un défaut national dont il faut extirper les moindres manifestations. Cette opinion est bientôt véhiculée à travers toute une série de manuels et de lexiques correctifs aux formulations virulentes dont on ne verra la fin qu’après la Révolution tranquille. Cette campagne de dénigrement de l’accent canadien tranche avec l’attitude d’avant 1840. Que s’est-il donc passé qui puisse expliquer un pareil revirement ?
À l’évidence, c’est l’échec de la rébellion des patriotes, en 1827-1838, qui est à l’origine de cette volte-face. Dans la foulée des mesures répressives de l’Angleterre contre ce soulèvement figure le retrait du statut officiel du français dans l’enceinte du Parlement. L’Acte d’Union, qui entre en vigueur en 1841, a pour objectif évident l’assimilation des Canadiens français. Les Anglais justifieront leur politique en prétextant la mauvaise qualité du français canadien, qui devient synonyme d’inculture. C’est ce qui incitera l’élite à implorer le peuple d’aligner son usage sur celui de Paris de façon à faire la preuve qu’on parle la vraie langue française au Canada, et non un patois. (Cap-aux-Diamants, no 96, 2008, p. 15-16)
Notons le recours à la formulation « à l’évidence » au début du deuxième paragraphe de la citation : on n’a pas à donner de preuves puisqu’il s’agit d’une évidence !
Jusqu’à tout récemment prévalait donc une explication nationaliste, pour ne pas dire nationaleuse, de ce changement d’attitude des étrangers à l’égard de notre façon de parler. Mais Jean-Denis Gendron, ancien président de la commission d’enquête du même nom, avec son livre D'où vient l'accent des Québécois ? Et celui des Parisiens ? Essai sur l'origine des accents. Contribution à l'histoire de la prononciation du français moderne (paru en 2007), est venu jeter un pavé dans la mare : on ne peut plus donner comme unique explication « l’expansion de la langue du peuple au sein de la société », c’est-à-dire la généralisation d’une façon populaire de parler, car, avant la Conquête, il y aurait eu « uniformité sociale de l’accent » selon Gendron.
L’explication fournie par Jean-Denis Gendron peut se résumer de la façon suivante : la communauté de prononciation se comprend par l'origine parisienne de l'accent québécois et les commentaires laudatifs sur l'accent des Canadiens d'alors s'expliquent par l'étroite parenté que cet accent entretient avec la prononciation de style familier pratiquée à la Cour et dans les salons : « ce qui est commun, ce qui rapproche les accents de Paris et de Québec aux XVIIe et XVIIIe siècles, c'est la variation phonétique persistante, l'uniformité sociale de l'accent, l'élocution non corrigée de la langue commune et le mode d'articulation » (p. 30). À ce style familier, « le bel usage », Gendron oppose le style soutenu du discours public pratiqué au parlement de Paris, en chaire et au théâtre (« le grand usage »), caractérisé par une prononciation ferme et énergique qui était enseignée dans les collèges et au théâtre. À la Révolution, la bourgeoisie impose la prononciation (le style soutenu du « grand usage ») qu'elle a apprise dans les collèges, ce qui aura pour effet de réduire progressivement l'ancienne prononciation de style familier au rang de prononciation populaire, voire paysanne. Ainsi Gendron explique-t-il les changements d'évaluation des voyageurs européens à partir du XIXe siècle et qui s'entendent tous pour traiter l'accent des Canadiens de populaire et de paysan : c'est que leur point de référence est le nouvel accent bourgeois de Paris. L'ouvrage de Gendron cherche à expliquer « comment, en l'espace de cinquante ans, la prononciation parisienne a […] pu s'éloigner si fortement de la prononciation québécoise » (p. 96).
Le livre de Gendron remet donc en cause l’interprétation traditionnelle de la dévaluation du parler québécois comme conséquence de la Conquête et de la Rébellion. Si l’évaluation est devenue négative, c’est que le modèle de référence pour les Européens – et, par la suite, pour une bonne partie de l’élite québécoise – était le nouveau modèle qui s’était imposé à Paris après la Révolution de 1789.
L’autre conclusion que l’on peut tirer de cette analyse, c’est qu’il faut éviter de mêler nationalisme et science, y compris science historique.
***J'ai oublié de mentionner dans ma première chronique, «Mise en bouche», que je comptais ne pas nommer les personnes que je critiquerais et cela dans le but évident d'éviter des polémiques acerbes. Je critique les idées, je ne m'en prends pas aux personnes.