Depuis plusieurs décennies, le débat sur la norme du français au Québec oppose deux écoles de pensée, les endogénistes (partisans d'une norme définie au Québec) et les exogénistes (partisans de la norme parisienne).
L’école des endogénistes se divise elle-même en deux groupes. Il y a d’abord le groupe des aménagistes dont Claude Poirier, directeur du Trésor de la langue française au Québec, dit :
« […] je n’appartiens pas au groupe des aménagistes, formé d’universitaires dont la carrière, ou une partie de celle-ci, s’est déroulée au sein des organismes linguistiques du gouvernement du Québec. […] je ne crois pas à leur démarche visant à circonscrire un français québécois standard, notion qu’ils ont, à mon avis, discréditée à jamais. » (Claude Poirier, « Quand une théorie est bâtie comme un château de cartes… », Argument 13/2 (2011) p. 166)
Qui sont ces aménagistes universitaires ayant passé une partie de leur carrière dans la fonction publique et que Claude Poirier ne nomme pas ? Disons-le sans détour pour les lecteurs qui ne seraient pas au courant : il s’agit du groupe Franqus de l’Université de Sherbrooke.
Claude Poirier oublie de dire qu’il y a un second groupe d’endogénistes, eux aussi fonctionnaires mais formés au Trésor de la langue française de l’Université Laval et qui sont responsables de la dérive québécisante dans les orientations du Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française. Un groupe de dix-huit anciens terminologues de l’Office a dénoncé récemment cette dérive et ils ont été appuyés par des dizaines de professionnels de la langue (traducteurs, terminologues et réviseurs). Si, selon Claude Poirier, la démarche du premier groupe d’endogénistes est « discréditée », ne doit-on pas en dire autant de celle du second ?
En face d’eux, on trouve les exogénistes. Ou ce qu’il en reste. Théoriquement, les exogénistes prônent un alignement inconditionnel sur le français de Paris. Mais combien sont-ils ? Très, très peu de nos jours (on peut soutenir sans grand risque d’erreur que les derniers exogénistes ont sans doute été Gérard Dagenais et Pierre Beaudry même si le mot n’est apparu que bien après leur mort). En fait, les exogénistes existent principalement dans l’imagination des endogénistes qui ont besoin d’eux comme faire-valoir et comme repoussoir. La position exogéniste suppose que les Québécois se situent en dehors du marché linguistique francophone mondial et ne contribuent pas à la définition d’une norme commune – ce qui est faux, comme l’exemple du mot courriel, créé au Québec, suffit à le montrer.
Les exogénistes sont une création des endogénistes qui ont besoin d’avoir en face d’eux un groupe représentant le Mal.
Mais, me dira-t-on, vous oubliez Marie-Éva de Villers et son dictionnaire. Je sais bien que, dans quelques cercles, on voudrait faire croire que le Multiditionnaire prône un alignement inconditionnel sur le français de Paris : cela fait partie des fantasmes des endogénistes. La simple consultation de l’ouvrage montre que c’est inexact. Bien plus, si l’on regarde les éditions successives, on constate que Marie-Éva de Villers, au début, suivait de près les recommandations et les décisions terminologiques de l’Office. Mais, compte tenu de la dérive dans les orientations de la terminologie à l’Office, elle a dû progressivement prendre ses distances par rapport au Grand Dictionnaire terminologique, donc par rapport au courant endogéniste. C’est même elle qui, la première, au congrès de l’ACFAS de 2002, a dénoncé la réorientation endogéniste du Grand Dictionnaire terminologique. En fait, son Multiditionnaire occupe une position intermédiaire, ni ouvertement endogéniste, ni ouvertement exogéniste.
Il en va de même pour Jean-Claude Corbeil, qui est pourtant membre du comité scientifique de Franqus mais dont Le Visuel est loin d’être une œuvre endogéniste.
Bref, les deux dictionnaires québécois les plus vendus au Québec même ne peuvent être considérés ni comme strictement endogénistes ni comme strictement exogénistes.
Il faut donc reconnaître l’existence d’une via media et abandonner un classement manichéen simpliste.
Cette voie médiane a reçu de nouveaux appuis récemment.
La voie médiane est illustrée dans la position du Conseil supérieur de la langue française pour qui le français dit international sert de norme commune à l’ensemble des communautés francophones et ne doit pas être confondu avec le français hexagonal. La position du Conseil est très proche de celle qui est défendue par Lionel Meney, en particulier dans Main basse sur la langue. Et Jean-Claude Corbeil, même s’il n’emploie pas le mot de diglossie comme le fait Meney, est toutefois très proche de cette vision du marché linguistique québécoislorsqu’il propose, en 1983, les notions de supra-norme (le français international) et d’infra-norme (le français québécois).
Lors de la défense des crédits du ministère de la Culture, le porte-parole de l’Opposition officielle, M. Pierre Curzi, a posé une question à Mme Louise Marchand au sujet de la lettre ouverte des anciens terminologues de l’Office québécois de la langue française. Vous trouverez la question de M. Curzi et la réponse de la présidente de l’Office en cliquant ici.
Dans le dernier numéro de la revue Argument, Patrick Moreau présente un dossier intitulé malencontreusement « Les Québécois parlent-ils un bon français ? Discussion autour du livre de Lionel Meney ». Intitulé malencontreux parce que le livre de Lionel Meney ne concerne pas que la langue parlée.
Quatre lecteurs de Main basse sur la langue nous livrent leurs réflexions puis Lionel Meney leur répond.
Pour vous inciter à lire ce dossier, j’accompagnerai la liste des articles de quelques extraits.
Marie-Andrée Lamontagne,
« Sur un certain rêve »
« Je le dis d’emblée : je souscris à la thèse de Meney, en y ajoutant mon grain de sel. La promotion d’une norme québécoise pour la langue française parlée et écrite au Québec est une solution facile à la portée d’un public ignorant ou fragilisé (même si, ignorants, tous les aménagistes ou endogénistes ne le sont pas au même degré), à un moment où l’éducation – au Québec comme ailleurs en Occident – a besoin de réintroduire exigences et rigueur, de réhabiliter la culture générale et historique. Au Québec, la promotion d’une norme québécoise est l’ennemi intérieur du français que ne veulent pas voir ses plus ardents défenseurs, aux yeux rivés sur l’anglais, volontiers donneurs de leçons à une France par eux jugée trop anglophile. Elle n’est pas affirmation de soi mais repli sur soi, ghetto volontaire. » (p. 147)
« Pinaillage lexical, charge de Croisés contre les anglicismes les plus évidents et ignorance des plus pernicieux, le mot ‘courriel’ brandi comme un trophée : il doit y avoir mieux, non ? » (p. 152)
André Braën, « Un français identitaire, égalitaire et utilitaire »
« […] le français peine à devenir véritablement la langue commune de l’ensemble de la population québécoise, en particulier à Montréal. » (p. 153)
« À notre avis, le modèle de référence linguistique peut être aussi bien la terminologie employée en France puisque le code civil y puise ses origines que les particularismes québécois en coexistence depuis plus de deux siècles avec le droit anglais. » (p. 158)
« […] c’est finalement un juste équilibre entre l’identité québécoise et son rattachement à la francophonie internationale qui est valorisé » dans l’ouvrage de Meney (p. 159).
Claude Jasmin, « Ma machine gronde dans les virages ! »
[Claude Jasmin est, rappelons-le, l’auteur de Pleure pas Germaine, roman en joual (1965).]
[Au sujet de Parti Pris et de l’écriture en joual :] « Au départ, aucun d’entre nous (à part Léandre Bergeron) ne songeait que notre ‘jargon’ devait se pérenniser.» (p. 162)
« J’ai subi un choc violent quand je fis un premier séjour en France. Ce fut la découverte accentuée que nous parlions un charabia. […] À un vaste congrès de professeurs de français à Trois-Rivières, en 1980, il y eut de vives protestations dans la salle quand, au micro, j’ai voulu tenir ces propos. Indignée, une jeune enseignante, rouge de colère, vint au micro de la salle pour me crier : ‘Jasmin, vous devriez avoir honte d’oser renier votre merveilleuse, votre magnifique Germaine!’ » (p. 163-164)
Le seul article qui attaque les thèses de Lionel Meney est celui de Claude Poirier. Les citations que j’en fais ne peuvent qu’en donner une faible idée. Il faut donc le lire au complet de même que la réponse, point par point, de Lionel Meney.
Claude Poirier, « Quand une théorie est bâtie comme un château de cartes… »
« […] je n’appartiens pas au groupe des aménagistes, formé d’universitaires dont la carrière, ou une partie de celle-ci, s’est déroulée au sein des organismes linguistiques du gouvernement du Québec. […] je ne crois pas à leur démarche visant à circonscrire un français québécois standard, notion qu’ils ont, à mon avis, discréditée à jamais. » (p. 166)
« On peut donc affirmer qu’il existe au Québec un usage soigné du français qui ne coïncide pas tout à fait avec le modèle du français de référence, mieux connu en Europe. » (p. 170)
Lionel Meney, « Pour une théorie explicative globale du marché linguistique québécois »
« On doit […] comprendre et juger mes idées par rapport […] au modèle de langue qu’on doit suivre, en situation de communication surveillée, quand on veut parler ou écrire correctement. » (p. 174)
« Dans mon livre, je dénonce la mainmise par un groupe d’universitaires et de fonctionnaires endogénistes sur le domaine de la langue pour mener une politique allant à l’encontre du désir de la majorité des Québécois. » (p. 175)
« En conclusion, malgré la distance qui semble nous séparer, nous partageons, Claude Poirier et moi, plusieurs points communs. […] Enfin, comme moi, comme Conrad Ouellon et le CSLF, il reconnaît l’existence d’une norme internationale commune, y compris dans l’enseignement de la langue. Il l’appelle ‘français de référence’, je l’appelle ‘français standard international’. » (pp. 191-192)
Les articles de ce dossier soulèvent plusieurs questions intéressantes dont je traiterai probablement dans des billets ultérieurs.
Le dernier numéro du Bulletin d’histoire politique (19/3, avril 2011) contient, sous le titre « Des remises en question irrecevables », une critique par le démographe Michel Paillé du document Suivre l’évolution politique au Québec au XXIe siècle (2009) du Conseil supérieur de la langue française. Dans ce court document (11 pages), le Conseil énonce les « grandes lignes éditoriales » de ce que devrait être le prochain bilan quinquennal de la situation linguistique que doit produire l’Office québécois de la langue française et il soulève « quelques questions méthodologiques ».
Le dernier numéro du Bulletin d'histoire politique
Parmi ses recommandations méthodologiques, le Conseil propose de ne pas corriger le périmètre de la région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal dans l’établissement de statistiques diachroniques. Il faut savoir que Statistique Canada redéfinit les limites de chaque RMR d’un recensement à l’autre pour tenir compte des déplacements quotidiens des travailleurs, ce qui a comme conséquence qu’au fil des recensements le territoire et sa population s’accroissent : en 2006, la RMR de Montréal comptait ainsi sept localités (30 000 personnes) de plus qu’en 2001. Michel Paillé a beau jeu de montrer le caractère invraisemblable de la proposition du Conseil puisque même Statistique Canada rajuste les périmètres dans sa production de séries chronologiques de données pour s'assurer que les territoires comparés ne varient pas.
Mentionnons seulement une autre des recommandations du Conseil, celle demandant que, dans les études portant sur la langue de travail, les données soient compilées selon le lieu de travail et non selon le lieu de résidence. Le Conseil omet seulement de mentionner que, dans son indice de langue d’usage publique (ILUP) de 1999, il avait lui-même compilé les données selon le lieu de résidence, ce qui lui avait été vivement reproché à l’époque : cordonnier mal chaussé…
Voici le premier d’une série de billets qui seront publiés de façon irrégulière. Ils seront consacrés à la langue de « l’élite intellectuelle, politique et scientifique québécoise, qui possède un français de qualité tout en incluant dans leurs [sic] discours des mots, des expressions, des références, des sens différents du français de France. » L’objectif est seulement de démontrer l’absurdité de soutenir que l’ « usage valorisé, nous le retrouvons [retrouvons ? était-il perdu ?] dans l’ensemble des textes de divers genres écrits par la classe instruite de notre société. » Et qu’il est tout aussi absurde de dire que le bon usage est « la somme des usages linguistiques utilisés au Québec »[1].
Le Devoir du 29 septembre 2010 révélait que le ministre de la Santé « a[vait] décidé de prendre à bras le corps le problème des urgences en instaurant un nouveau mode de gestion ».
Dans un courriel, envoyé à la direction générale de chacun des établissements de santé du Québec, de l'hôpital régional au grand centre universitaire, en passant par les Agences de santé et les CSSS (Centres de santé et services sociaux), le ministre de la Santé avait écrit :
« il est important de prendre d'accorder une grande importance de fournir les données et elles doivent être fiables »
« Un des secrets de la réussite est d'éliminer les patients en fin de soins aigus.»
L’attachée de presse du ministre avait dû expliquer qu’il ne fallait pas entendre la phrase littéralement. Le ministre aurait voulu dire qu’il s’agissait de libérer des lits de soins aigus.
* * *
En prime :
Le québécois standard illustré par l’exemple /2
Casterman via espritvagabond.blogspot.com
[1] Textes cités par Diane Lamonde, Anatomie d’un joual de parade, Montréal, Varia, 2004, p. 53.
L’ancien président de l’Asulf, l’Association pour le soutien et l’usage de la langue française, le juge Robert Auclair, a écrit en 2008 à l’Office québécois de la langue française pour demander des explications sur l’acceptation, par l’Office, du calque tête-de-violon comme « quasi-synonyme » du terme crosse de fougère jusqu’alors préconisé. Comme il s’agit de la réponse d’un organisme officiel à une question posée par une association, et avec l’autorisation de M. Auclair, j’en publie le texte. (Comme pour les autres billets de mon blogue, j'omets les noms propres lorsque cela risque de trop personnaliser le débat.)
Québec, le 24 novembre 2008
Monsieur Robert Auclair
ASULF
***
Québec (Québec) ***
Monsieur,
Nous avons bien reçu votre lettre au sujet du quasi-synonyme tête-de-violon. Voici les raisons qui ont motivé nos choix terminologiques.
Il est sans doute exact que le terme tête-de-violon pour désigner la crosse de fougère est un calque de l’anglais fiddlehead, mais nous considérons que le seul fait de l'emprunt à l'anglais n'est pas une raison valable pour rejeter d'emblée un terme. Dans tous les cas, il faut pousser l'analyse plus loin. Il faut voir ici que d'une part il s'agit d'une réalité bien de chez nous, la crosse de fougère cuisinée ne faisant pas partie des habitudes alimentaires des Français. En outre, le terme crosse defougère (que nous présentons tout de même en entrée principale) est quasi inusité au Canada, tant chez les cueilleurs que chez les gourmets et les cuisiniers.
D'autre part, tête-de-violon est une belle analogie avec l'extrémité du manche des instruments à corde. Ce sens est attesté dans les ouvrages français de lutherie (celui de François-Joseph Pommet et celui de Lamario pour ne citer que ceux-là) de même que dans des dictionnaires de langue comme le Trésor de la langue française (celui de France) sous le vocable violon et le Dictionnaire culturel de la langue française (sous tête). En outre, “ notre ” produit est vendu sous te nom de tête de violon en France sous l'étiquette Délices sauvages du Canada, ce qui prouve le pouvoir évocateur de la dénomination.
Enfin, le mot tête est utilisé en botanique pour dénommer l'extrémité arrondie de certains végétaux : tête d'asperge, tête d'artichaut, tête de champignon, tête d'arbre, etc. (voir notamment Le Petit Robert). Ces observations font que nous considérons tête-deviolon comme un emploi légitime qui contribue à conserver le caractère original et vivant de notre variété de français
En espérant que ces explications vous éclaireront sur notre choix, nous vous prions d'agréer, Monsieur, l'expression de nos sentiments distingués.
La directrice générale des services linguistiques,
* * *
M. Auclair m’a demandé ce que je pensais de la réponse qu’il avait reçue de l’Office. Voici les commentaires que je lui ai fait parvenir. Copie en a été transmise par mes soins à qui de droit à l’Office le 11 février 2009 :
Québec, le 22 décembre 2008
M. Robert Auclair
***
Québec (Québec)
Monsieur le Juge,
Vous m'avez transmis la lettre que vous adressait le 24 novembre la directrice générale adjointe des Services linguistiques de l'Office québécois de la langue française en me demandant si l'argumentation qu'elle présentait me convainquait. La lettre de Mme *** portait sur le mot tête-de-violon, donné comme « quasi-synonyme » de crosse de fougère dans le Grand dictionnaire terminologique de l'OQLF.
J'ai passé plusieurs heures à étudier la réponse de l'Office.
Je commenterai chacun des points mentionnés dans la lettre de Mme ***.
L'expression « quasi-synonyme » utilisée dans le premier paragraphe
Si tête-de-violon est acceptable, il est alors un synonyme de plein droit, non un quasi-synonyme. Il y là une erreur de conceptualisation.
« … la crosse de fougère ne faisant pas partie des habitudes alimentaires des Français. »
Vérification faite, il est signalé à plusieurs endroits que les crosses de fougère se sont consommées autrefois en France, particulièrement en période de disette. Aujourd'hui ceux qui pratiquent la survie en forêt savent encore qu'on peut en consommer moyennant certaines précautions (toxicité).
Du point de vue de la simple logique, il est toujours hasardeux de faire des assertions portant sur la non-existence d'un terme. La formulation utilisée dans la lettre est donc imprudente. La même remarque s'applique au point qui suit.
« Le terme crosse de fougère est quasi inusité au Canada »
Dans le domaine du vocabulaire, les travaux de Claude Poirier l'ont amené à parler de l'« intrication » des québécismes et des mots du français dit de référence car il est impossible de prouver qu'un mot du français de référence n'est pas utilisé au Québec. Mon étude récente Le vocabulaire des Québécois, étude comparative (1983 et 2006) apporte de nouveaux arguments à cette position.
D'un point de vue plus pratique, une simple consultation dans Internet par le moteur de recherche Google permet de trouver plus de 900 attestations de l'emploi du terme crosse de fougère, la plupart dans des textes canadiens et québécois. Il est utilisé dans des sites officiels des gouvernements du Canada et du Nouveau-Brunswick et dans celui de l'émission L'épicerie (Radio-Canada). Le site de l'Association canadienne de distribution de fruits et légumes ne donne que l'appellation crosse de fougère. Le site de la chaîne d'alimentation Métro n'utilise, dans la page « Les légumes tiges », que le terme crosse de fougère, celui de la chaîne IGA l'utilise comme synonyme de tête-de-violon.
Le terme crosse de fougère est inusité « chez les gourmets et les cuisiniers »
Il est toujours difficile de prouver une assertion portant sur la non-existence. C'est la troisième occurrence dans la lettre de ce type d'argumentation.
Une recherche sur Google révèle qu'en plus d'être utilisé par des chaînes d'alimentation, le terme se trouve dans la revue Coup de pouce. Le site Passeport Santé offre une recette de crosses de fougère sautées au sésame. On trouve aussi dans Internet des recettes de velouté de crosses de fougère et poires et de crosses de fougères aux champignons. Le Bulletin des agriculteurs donne aussi une recette de crosses de fougère et précise que le terme tête-de-violon est à proscrire.
« Tête-de-violon est une belle analogie avec l'extrémité du manche des instruments à corde. »
Plus exactement, c'est une métaphore.
« Ce sens est attesté dans les ouvrages français de lutherie (celui de François-Joseph Pommet et celui de Lamario pour ne citer que ceux-là.) »
Renseignements pris, il n'y pas d'ouvrage de ces deux auteurs à la bibliothèque de l'OQLF ni dans aucune bibliothèque gouvernementale.
En fait, François-Joseph Pommet est un luthier de Reims qui a son propre site Internet où on peut voir des images présentant les diverses parties d'un violon.
Lamario n'est pas un nom de personne mais la marque de commerce d'un luthier québécois, Mario Lamarre.
La formulation de la phrase est donc de nature à induire en erreur.
« Ce sens est attesté … dans des dictionnaires de langue comme le Trésor de la langue française (celui de France, sous le vocable violon)… »
Mais il ne désigne pas alors une partie du violon, encore moins d'une plante, mais une partie d'un foret de sculpteur utilisé pour percer le béton :
b) TECHNOL. Petit touret à main actionné à l'aide d'un archet; foret de sculpteur utilisé pour percer le marbre. Le ministre et son amie voyaient avec effroi tout autour de la chambre à coucher les vrilles percer les portes et les volets, les violons faire des trous dans les murs [pour les observer] (A. FRANCE, Île ping., 1908, p. 377). Tête de violon, clef de violon. Tête de vis ayant la forme des clefs de cheville et que l'on manœuvre à la main. Lorsque le fléau est muni d'une vis de sûreté à tête de violon placée sur le support au-dessus du fléau, une plus-value est prévue [à la série] (ROBINOT, Vérif., métré et prat. trav. bât., t. 3, 1928, p. 72).
Il est pour le moins curieux que des terminologues, dont la mission consiste à travailler sur des vocabulaires spécialisés, puissent faire ce genre de confusion.
Par ailleurs, le Trésor de la langue française donne bien l'expression tête de violon pour désigner la partie recourbée de l'instrument de musique mais on trouve ce sens au mot… crosse !
Ce que l'Office ne dit pas : dans le Trésor de la langue française, sous le vocable crosse, on indique clairement que ce mot est le terme technique pour désigner l'extrémité de la tige de certaines plantes, en particulier des fougères :
Spéc. [En parlant de certaines parties de plantes, en partic. lorsqu'il s'agit de fougères] Feuille en crosse. Les fougères sèches jonchaient le sol que perçaient les nouvelles crosses, d'un vert acide (MAURIAC, Th. Desqueyroux, 1927, p. 193).P. méton. Partie d'un élément présentant une certaine courbure. A. [En parlant d'obj. fabriqués] 1. Usuel. Crosse de canne. Mme de Cambremer tenait à la main, avec la crosse d'une ombrelle, plusieurs sacs brodés (PROUST, Sodome, 1922, p. 808). 2. MUS. [Dans un instrument à cordes] Partie recourbée du manche qui porte les chevilles. Crosse de luth, de viole, de violon, La tête ou crosse [du luth] était légèrement renversée et était munie de chevilles qu'on tournait pour tendre plus ou moins les cordes (ROUGNON 1935, p. 379).
Ce que l'Office ne dit pas non plus : dans le Trésor de la langue française au Québec, on trouve au moins 27 attestations de l'expression crosse de fougère, par exemple :
« Plusieurs lecteurs ont gentiment appelé et écrit à l'auteur de ces lignes pour lui rappeler que son texte sur les crosses de fougère (cessez donc d'appeler ça à tort des têtes de violon) ne faisait nulle part mention de la façon de les cueillir pour éviter leur disparition. » (Robert Fleury, Le Soleil, 30 mai 1984, p. D-2).
En comparaison, le TLFQ donne 77 attestations de tête-de-violon (ratio 3/1), dont plusieurs disent soit que c'est un synonyme de crosse de fougère, soit que c'est un anglicisme à éviter.
« Ce sens est attesté … dans le Dictionnaire culturel de la langue française (sous tête). »
Le sens est attesté dans cet ouvrage pour la partie de l'instrument de musique, non pour la crosse de la fougère, même si l'article tête fait plus de quatre colonnes et demie.
En revanche, ce que l'Office ne dit pas : dans le même ouvrage, au mot crosse, on indique le sens « jeune feuille de fougère enroulée sur elle-même ».
« En outre, 'notre' produit est vendu sous le nom tête de violon en France sous l'étiquette Délices sauvages du Canada. »
Je ne vois pas ce que cela apporte comme argument puisqu'une simple consultation d'Internet nous apprend que le produit est étiqueté au Canada.
« Enfin, le mot tête est utilisé en botanique pour dénommer l'extrémité arrondie de certains végétaux : tête d'asperges, tête d'artichaut, tête de champignon, tête d'arbre, etc. (voir notamment Le Petit Robert) »
Mais il y manque la tête de violon (et, me permettrai-je d'ajouter, la tête de nœuds).
En fait, il s'agit de deux séries qui n'ont rien de commun : en botanique, le syntagme est composé de tête + nom d'une plante, alors que le syntagme tête de violon, est composé de tête + nom d'un instrument ! Dans tête d'artichaut, seul le terme tête est métaphorique, alors que dans tête de violon, c'est l'ensemble qui l'est : curieux dérapage dans le raisonnement et manque de rigueur.
Le Petit Robert est un ouvrage de lexicographie générale et on pourrait s'attendre à ce que des terminologues citent plutôt des ouvrages spécialisés. S'ils avaient consulté l'EncyclopaediaUniversalis, par exemple, ou un ouvrage pour spécialistes comme Le Bon Jardinier, ils auraient découvert que le terme technique est crosse.
Mes analyses m'amènent à conclure que la réponse de l'Office est mal rédigée, confuse et incomplète. Tout comme la fiche du Grand Dictionnaire terminologique, sur laquelle voici quelques commentaires.
La fiche traite de deux domaines : alimentation et botanique. Or, si crosse de fougère peut avoir crosse de fougère à l'autruche comme synonyme et tête de violon comme « quasi-synonyme », c'est uniquement dans le domaine de l'alimentation.
Dans le domaine de la botanique, le terme crosse de fougère à l'autruche, qui désigne une fougère en particulier parmi des centaines d'autres, ne peut pas être le synonyme de crosse de fougère. En effet, en français, le terme crosse de fougère ne s'applique pas uniquement à Matteuccia struthiopteris comme pourrait le faire croire la fiche. C'est un terme générique pour désigner la partie recourbée de la tige (la fronde) des fougères, de toutes les fougères comme aussi, par exemple, Onoclea sensibilis ou Dryopteries marginalis.
La définition de la fiche est inexacte, pour la botanique (crosse de fougère : Jeune fronde de fougère qui se consomme comme légume vert). Toutes les crosses de fougère ne se consomment pas (d'ailleurs la fiche signale ce fait…). Et le premier sens de crosse de fougère s'applique d'abord à la botanique (extrémité recourbée de la fronde de la fougère), ensuite à l'alimentation.
Le terme fougère à l'autruche ou fougère de l'autruche est vraisemblablement un calque de l'anglais ostrich fern… La fiche ne donne pas les équivalents français standard de fougère à l'autruche. En Europe francophone, ses noms vernaculaires sont fougère plumes d'autruche, fougère allemande, fougère d'Allemagne ou matteucie, mais visiblement cela n'intéresse pas le GDT, qui pourtant prétend s'adresser à un public francophone international…
La fiche ne donne pas les marques d'usage attendues (Canada ou Québec). Il faut aller aux commentaires pour comprendre que tête de violon est peut-être un québécisme. Rien n'est dit pour fougère à l'autruche.
Le GDT rejette les termes crosse de violon et queue de violon (« termes non retenus »). On se demande pourquoi. En effet, les termes crosse de violon et queue de violon sont attestés dans le TLF pour désigner « la partie où s'attache les cordes d'un violon » ou « la partie recourbée du manche qui porte les chevilles ». Si la métaphore est valable pour tête de violon, pourquoi ne le serait-elle pas pour crosse de violon et queue de violon ?
La fiche ne mentionne pas le terme pousse de fougère, très fréquent. D'ailleurs, le terme pousse de + est fréquent dans les termes composés du domaine de l'alimentation.
Comme vous le voyez, votre demande m'a amené à faire des recherches approfondies. Je ne prétends pas avoir de réponse définitive quant au statut de l'expression tête-de-violon mais deux conclusions se dégagent de mes recherches :
1) Un sondage auprès de botanistes européens effectué par un ami m'indique que le terme tête-de-violon, dans cet emploi, ne semble pas usité en Europe francophone, du moins en langue de spécialité, mais les spécialistes savent que ce terme s'utilise au Canada. Cela tendrait à prouver que l'origine de notre tête-de-violon est à rechercher dans l'anglais fiddlehead. Mais, de même qu'il n'est pas possible de prouver l'inexistence d'un terme dans une variété de langue, il est également impossible de prouver l'interférence de l'anglais ici (la même image ayant pu apparaître de manière indépendante en français) mais il est évident qu'il s'agit d'un cas qui s'apparente à un calque.
2) Selon la documentation consultée, le terme technique est bel et bien crosse de fougère. Comme le GDT est censé être un dictionnaire terminologique, c'est le seul terme qui devrait être présenté en entrée, tête-de-violon pouvant être relégué dans une note.
Quoi qu'il en soit, l'analyse que j'ai faite suscite en moi des doutes sur les méthodes de travail de l'Office qui me semblent plus près d'une simple description lexicographique que de la terminologie proprement dite.
Je vous autorise à utiliser ma lettre dans d'éventuelles démarches auprès de la présidente de l'Office ou auprès de la ministre. Si vous l'utilisez pour votre bulletin, ce ne pourrait alors être que sous forme de résumé étant donné la longueur de ma lettre et j'aimerais dans ce cas pouvoir lire le texte avant publication.
Veuillez recevoir, Monsieur le Juge, avec mes meilleurs vœux pour la nouvelle année, l'expression de mes meilleurs sentiments.
Quoi de mieux pour se libérer de cette obsession des têtes-de-violon que d’écouter celle d’Eugène Ysaÿe ?
Eugène Ysaÿe, Sonate pour violon solo, op. 27, no 2, 1er mouvement « L’obsession »
Dans une lettre ouverte adressée à la nouvelle présidente-directrice générale de l’Office québécois de la langue française (Le Devoir, 12 février 2011), un groupe de terminologues ayant tous déjà travaillé à l’Office a remis en cause la réorientation qui a été donnée au Grand Dictionnaire terminologique depuis une dizaine d’années. Cette démarche a depuis été appuyée par plusieurs dizaines de terminologues, traducteurs et réviseurs.
Le problème était pourtant connu depuis longtemps et avait déjà été porté à l’attention des autorités de l’Office.
En 2002, déjà, Marie-Éva de Villers, auteure du Multidictionnaire de la langue française, avait sonné l’alarme lors du congrès de l’ACFAS. Elle avait donné des exemples de fiches du Grand Dictionnaire terminologique qui témoignaient d’un changement d’orientation.
En 2008 et en 2009, j’ai eu l’occasion de faire part de mes propres observations à qui de droit. Voici l’essentiel de ma première intervention le 22 juillet 2008 (la seconde fera l’objet d’un billet plus tard) :
** *
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Pour vous faire comprendre la situation, je me contenterai de trois exemples qui me semblent bien définir la problématique actuelle.
1. La fiche crosse de fougère.- On vient de refaire cette fiche pour accepter comme quasi-synonyme (et non comme terme non retenu ou rejeté) tête-de-violon, sans même indiquer qu'il s'agit d'une traduction littérale de l'anglais (fiddle-head, fiddle étant le violon du violoneux), ce qui est déjà inacceptable dans une fiche de l'Office***. Plus inquiétant encore, une note ajoute : « Dans l'étiquetage des produits commerciaux, l'usage n'est pas encore fixé entre crosse de fougère et tête-de-violon. » Or, s'il est un domaine où l'on peut, et même où l'on doit, imposer un usage, c'est bien celui de l'étiquetage des produits alimentaires puisqu'il met en cause la loyauté des ventes et même la santé publique (que l'on pense aux aliments allergènes). Bien avant la loi 22, il y a eu le règlement 683 de 1967 du ministère de l'Agriculture qui imposait le bilinguisme dans l'étiquetage des produits alimentaires et dont l'application relevait du directeur de la répression des fraudes et de la loyauté des ventes au ministère de l'Agriculture. Le ministère travaillait alors étroitement avec l'Office (la responsable de la terminologie de l'alimentation avait même une carte d'inspectrice du ministère) et il obligeait les entreprises à utiliser la terminologie de l'Office, dont crosse de fougère, parce qu'il estimait qu'une terminologie incorrecte était susceptible de constituer un cas de fraude. Il ne peut donc s'agir, dans un tel contexte, de se contenter d'observer l'usage ou les usages en concurrence, comme le font les lexicographes et comme l'implique la note citée, mais de déterminer quel usage il faut préconiser. Je vous citerai une anecdote pour vous démontrer l'importance de cette question d'un point de vue purement commercial, surtout en cette époque de mondialisation.
Lors d'une réunion avec des spécialistes du ministère de l'Agriculture, de Pêches et Océans Canada et du Bureau des traductions d'Ottawa à l'époque où j'étais encore terminologue, on m'a cité le cas d'une entreprise française qui avait acheté au Québec une cargaison de turbot. Or, l'entreprise avait refusé la livraison parce qu'il ne s'agissait pas de turbot mais de flétan du Groenland, vendu improprement au Canada sous le nom de turbot.
2. La fiche boisson gazeuse.- Elle présente le même type de problème que la fiche précédente : on y accepte, comme quasi-synonyme, le mot liqueur. La note qui l'accompagne est rédigée d'un point de vue qui est clairement celui du lexicographe : le mot liqueur convient « en situation de discours usuel ». Or, le GDT n'a pas pour vocation de décrire la langue courante.
3. La fiche franchise (en assurances).- Dans une version antérieure de cette fiche, on acceptait comme synonyme le mot déductible mais, à la suite d'un incident dont je vous épargne le détail et qui est survenu lors du congrès de l'ACFAS en 2002, le rédacteur a dû refaire ses devoirs et signaler déductible comme terme non retenu. Toutefois, il a ajouté une note qui accepte ce terme tout en le refusant ! Si je cite ce cas, ce n'est pas pour son côté anecdotique mais bien plutôt pour son côté exemplaire. En effet, cette intervention sur un terme isolé viole un des principes du travail terminologique qui est, non pas d'intervenir sur des termes isolés, mais sur des champs sémantiques (l'ensemble des termes d'un domaine)[1]. Ce cas est aussi exemplaire du manque de mémoire institutionnelle à l'Office. En effet, il faut savoir qu'il a fallu que la direction de l'Office déploie beaucoup d'efforts, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, pour convaincre les compagnies d'assurances (souvent britanniques) de se franciser. Je vous assure que cela a été un processus très long et très difficile. Et maintenant que toutes les polices d'assurances utilisent la terminologie de l'Office (y compris le mot franchise), quelqu'un a tenté, de sa propre initiative, d'intervenir dans ce domaine, remettant en cause l'œuvre de ses prédécesseurs.
Comme vous le savez, il y a deux écoles de pensée à l'Office. Mais on aurait tort d'y voir une nouvelle version de la querelle des Anciens et des Modernes et encore plus de considérer qu'il s'agit d'une opposition entre puristes et laxistes. Il s'agit bien plutôt d'une opposition entre terminologues et lexicographes. Et c'est en tant qu'ancien chargé de cours en terminologie à l'UQTR que je crois pouvoir affirmer qu'il y a bel et bien une dérive dans les travaux de l'Office, dérive qui se manifeste principalement dans la terminologie relative à la vie courante (alimentation, bâtiment, vêtement, etc.) et pas du tout, pour ce que j'en ai vu, dans les terminologies très techniques ou scientifiques. Les personnes recrutées depuis une dizaine d'années n'ont jamais eu de formation ou de mise à niveau en terminologie. C'est ce qui explique le malaise actuel et la dérive lexicographique à laquelle on assiste, les gens continuant à travailler comme s'ils faisaient un dictionnaire historique, chose légitime en soi mais qui ne relève pas du mandat de l'Office.
Ce qui illustre le plus cette dérive, c'est le recours, plus fréquent dans le GDT depuis environ 2000, à des références aux dialectes français dans les notes : « Au XXe siècle, [le mot gravelle] est relevé en France dans plusieurs parlers régionaux ». Ce genre d'affirmation prête à confusion. En effet, il faut savoir que ces attestations de termes proviennent des atlas linguistiques (dont l'un des objectifs est d'éclairer l'histoirede la langue). Or, un des principes méthodologiques de ces ouvrages est le recours à des informateurs les plus âgés possibles. La moyenne d'âge des informateurs dépasse largement les 70 ans. Ainsi, l'Atlas linguistique de la France, publié de 1902 à 1910, représente les usages qui avaient cours au milieu du XIXe siècle. Et les atlas les plus récents ne peuvent donc représenter au mieux que les usages du début du XXe siècle. La citation que je viens de faire du GDT laisse croire que le mot gravelle serait actuellement d'usage courant dans plusieurs parlers régionaux en France, affirmation que je mets en doute (et qui, de toute façon, n'a pas sa place dans un ouvrage terminologique).
Je ne voudrais pas laisser croire que mon opinion des travaux terminologiques de l'Office est uniquement négative. Au contraire. Le travail de l'Office est très utile dans la terminologie de l'informatique, où plusieurs de nos néologismes commencent à s'implanter, même dans d'autres pays francophones. Et je m'en voudrais de ne pas mentionner le récent vocabulaire des conventions collectives, qui est un modèle du genre.
*** La fiche a depuis été refaite et mentionne maintenant que tête-de-violon pourrait être un calque de l'anglais.
[1] Autre principe dont on n'a pas tenu compte dans le cas qui nous occupe : la consultation d'experts du domaine.