Le Devoir
de ce matin publie deux textes sur le changement de cap en matière de
féminisation que l’Académie française serait sur le point d’effectuer : l’un
de Marie-Éva de Villers, l’autre, naïf et approximatif, de Jean-Benoît Nadeau.
Voici
le commentaire que je viens d’envoyer et qui sera peut-être mis en ligne sur le
site du Devoir* :
Il est un peu court, pour ne pas dire
simpliste, d’écrire que l’Académie n’a pas eu de « vraies pointures parmi
les lexicographes, les grammairiens et les linguistes renommés.» L’académicien
Claude Lévi-Strauss avait étudié les travaux du linguiste-anthropologue
américain Boas et avait collaboré avec le linguiste (et prince) russe Nicolas
Troubetzkoï. L’académicien Georges Dumézil « maniait » une trentaine
de langues et en maîtrisait dix-huit. Ce sont eux qui ont contribué à définir
la position de l’Académie en matière de féminisation. Position tout à fait
défendable mais uniquement du point de vue grammatical ou syntaxique (c’est-à-dire
les règles d'accord: le terme non marqué, qu'il s'agisse du genre, du nombre ou
du temps, peut toujours s'employer à la place du terme marqué). Leur esprit de
système leur a malheureusement fait étendre cette règle à la désignation des
personnes, ce qui heurtait de plein fouet le mouvement d’émancipation des
femmes. En gros, on aurait dû se contenter d’intervenir uniquement dans le
domaine des accords et proposer la manière suivante de dire: «la secrétaire
perpétuelle était alors enceinte» mais: «il y aura une réunion des directeurs»
(incluant donc les directrices) même si on peut préférer d'autres formulations:
«réunion des directeurs et directrices, réunion de la direction». On écrira
aussi: «la présidente et le directeur sont venus» (accord selon le terme non
marqué, ici le masculin). Ça, c'est la base. Reste à voir jusqu'où l'idéologie
parviendra à l'ébranler. Peut-être finira-t-on par accepter l'accord de
proximité, comme d’aucuns le proposent à l’heure actuelle. On cite des exemples
anciens de cet accord: mais, à l'époque, les gens n'écrivaient pas leurs textes
eux-mêmes à la main: César, Cicéron avaient des esclaves (scribes), Napoléon
des secrétaires à qui ils dictaient et, dans la langue parlée, on est plus
enclin à faire l'accord selon la proximité. En plus, chez les Anciens, on ne
séparait généralement pas les mots, d'où la difficulté à se corriger si on se
relisait (la lecture silencieuse n'existait même pas); ce qui a changé avec
l'apparition de l'imprimerie. L'accord de proximité à l'écrit pourrait heurter
bien des gens. L'Académie, dès le début, aurait dû se cantonner sur ce point:
sa position aurait été plus défendable. On peut prévoir que l’accord de
proximité gagnera du terrain (grâce à l’activisme des idéologues) mais les
règles actuelles d’accord vont probablement
se maintenir en parallèle. Il faudrait, dans tout ce débat, surtout ne pas
oublier une chose : la langue française est tellement compliquée qu’on ne
devrait pas compliquer davantage son enseignement.
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* Mon commentaire
a d’abord été refusé par le Devoir. J’ai
remplacé les premiers mots, « il est un peu court, pour ne pas dire
simpliste, d’écrire... », par « à mon avis, il est faux d’écrire ».
Et le texte a été mis en ligne. J’en conclus que certaine personne a l’épiderme
fort sensible.