Les médias parlent beaucoup, ces jours derniers, du voyage au Québec du « couple royal » Kate et William. Tout cela appelle quelques remarques d’ordre linguistique.
On reprend en français l’appellation familière Kate alors que ne viendrait à personne l’idée, si cette duchesse était francophone de naissance, de l’appeler Catherinette. Je me demande si, en russe, on oserait l’appeler Katioucha ailleurs que dans son cercle familial et parmi ses amis. Quand le président Bill Clinton a prêté serment, il l’a fait sous le nom de William Jefferson Clinton :
On voit par là que l’usage dans les diminutifs de prénoms est fort variable selon les langues et selon les circonstances. Et que la familiarité n’atteint pas le duc de Cambridge, qu’on appelle toujours le prince William, non le prince Bill.
Deuxième remarque : on parle déjà du « couple royal » alors qu’Élisabeth II est toujours de ce monde ou qu’elle n’a pas encore abandonné son rôle pour celui de reine-mère. Et c’est vite oublier que l’actuel prince de Galles n’a ni renoncé à son titre de premier prétendant au trône ni passé l’arme à gauche. L’usage « couple royal » ne serait-il pas dû à une influence – même subreptice – de l’anglais ? Comme l’indique Wikipédia (s.v. Royal family),« in common parlance members of any family which reigns by hereditary right are often referred to as royalty or "royals" ». D’où l’expression Royalty is in town pour indiquer qu’un membre de la famille royale, duc, prince, etc., visite une ville.
Dernière remarque, et la plus intéressante du point de vue du français. Tous les rois qui, dans l’histoire d’Angleterre, s’appellent William en anglais, se nomment Guillaume en français. Les voici :
Guillaume Ierle Conquérant (ou le Bâtard)
Guillaume IIle Roux
Guillaume III de Nassau, qui devint roi après avoir renversé son beau-père Jacques II
Guillaume IV, l'oncle de la reine Victoria
À son avènement, sous quel nom les dictionnaires français enregistreront-ils le nouveau roi ? Dans les listes, passera-t-on de Guillaume IV à William V ? On peut parier pour la seconde hypothèse puisque l’habitude se perd de traduire les prénoms (ainsi a-t-on toujours parlé de Mikhaïl Gorbatchev [Горбачёв se prononce Gorbatchov] plutôt que de Michel Gorbatchev). Mais il y a des exceptions qui résistent : les noms des papes continuent d’être traduits. Ainsi le pape actuel est-il diversement appelé Benedictus, Benoît, Benedict (anglais), Benedikt (allemand), Benedetto (italien), Benet (eh oui ! en catalan), Benedicto (espagnol), Benedek (hongrois), Bento (portugais), etc.
Je viens de trouver, dans le site de l’Office québécois de la langue française, une capsule sur le mot maringouin, dont on explique l’origine par un mot « du tupi-guarani, une famille de langues qui étaient en usage sur les côtes du Brésil au début du XVIe siècle. C'est par l'entremise de marins normands participant à l'époque à des expéditions commerciales dans cette région que le mot mbarigui, devenu maringouin en français, s'est répandu dans les colonies françaises, dont la Nouvelle-France, la Louisiane, les Antilles et l'île de la Réunion. »
Jean Marcel, l’auteur du célèbre Joual de Troie (bon, je sais, je ne devrais plus parler des Equi caballi, mais cela me laisse tout de même la nombreuse famille des Equi asini, qui et pedunt et faenum edunt – comme à l’époque des lettres de cachet, je dois recourir au latin pour m’exprimer librement), Jean Marcel qui, tel un nouvel Ulysse, a fait la seconde guerre de Troie sur son canasson (la mémoire me fait défaut, c'était peut-être une rosse rétive), Jean Marcel, donc, a proposé une autre hypothèse que je reproduis avec son autorisation :
Maringouin
Tous les dictionnaires français contemporains s’entendent pour définir ce mot comme désignant un moustique de l’Asie du Sud-Est et du Canada.Et tous ceux qui en donnent l’origine étymologique évoquent invariablement une provenance guarani (parfois tupi) du Brésil; on va parfois jusqu’à en donner l’appellation : marui, maruim ou mbarigui.Comment donc un moustique des régions susnommées serait-il allé chercher son appellation dans un pays où il n’y en a pas – du moins si l’on s’en tient à la définition que l’on en donne?Il faut savoir qu’en guarani le mot mbarigui désigne aussi la langue même des Guarani et que cette acception est aussi enregistrée par certains dictionnaires sous la rubrique maringoin.
Et pourtant, expérience entomologique faite, les moustiques (ou cousins) de l’Asie du Sud-Est et du Canada n’ont, semble-t-il, rien à voir l’un avec l’autre; celui de l’Asie est beaucoup plus petit et ressemblerait davantage à un moucheron noir,alors que celui des régions septentrionales est plus gros et d’une couleur moins uniforme tirant sur le gris teinté de roux.Raison de plus donc pour ne pas les confondre!Mais comment les a-t-on confondus dans une même appellation?C’est le mystère des mots qui voyagent.
Toujours est-il que les textes sont là pour nous montrer la route.Chronologiquement, la première attestation en français est de 1566 : Le Challeux, dans son Discours et histoire de ce qui est advenu en la Floride, en l’an 1565, où le mot est cité sous sa forme soi-disant indigène de marigon.On peut à la rigueur l’ignorer.Car en la Floride, nous voilà encore bien loin du Canada, du Brésil et plus encore de l’Asie du Sud-Est!La première apparition, pour le Canada même, est de 1609 (édition, alors que l’auteur était en Acadie dès 1604), Marc Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-France, sous la forme de marigoin; puis à foison dans les célèbres Relations (1632- 1678) des jésuites missionnaires en Nouvelle-France.
Pour l’Asie du Sud-Est, la première (et unique?) attestation est de 1687 (édition) : François Timoléon, abbé de Choisy, Journal du voyage de Siam, où pour la première fois le mot apparaît sous son orthographe moderne qui lui est restée : maringouin.Choisy fut du groupe des deux ambassades françaises de 1684 et de 1687, rehaussées de la présence de force pères jésuites - précisons tout de suite pour les retrouver plus tard.Qu’est-ce à dire sinon que ces deux derniers textes ont peut-être servi aux lexicographes à fixer en Asie du Sud-Est et au Canada l’aire d’un moustique dont l’appellation est maringouin, et auquel on aurait peut-être pu ajouter la Floride?Et dont l’origine est toujours dite guarani ou tupi du Brésil dans les dictionnaires.Les Portugais auraient-ils donc importé le mot du Brésil en Siam?Mais, alors, le Canada, où ils ne sont jamais venus?Et puis, le mot est inconnu en portugais, ancien ou moderne.De même qu’en espagnol d’autrefois ou d’aujourd’hui.Il ne faut donc pas chercher de ce côté une hypothèse trop plausible.
La langue thaïe possède un mot dont le rapprochement avec notre maringouin ne laisse pas d’être assez troublant.Il s’agit de malengwan; oril advient assez souvent dans la langue parlée des Thaïs que la prononciation du l et du r soit interchangeable; nous aurions alors maringwan.L’ennui est que l’insecte que désigne ce mot en thaï (littéralement : maleng + wan :insecte du jour) n’est pas du tout le moustique (qui se dit young) mais le moucheron noir.On a vu cependant que sa ressemblance avec le moustique était entomologiquement vérifiable.Possible donc que les voyageurs aient confondu en demandant le nom en thaï.Il est exclu en tout cas que les Portugais aient refilé le mot guarani aux Siamois, car ce mot existait déjà, semble-t-il, dans le lexique thaï avant l’arrivée de ces premiers Européens; et le mot a trop de signification en thaï même pour devoir être un emprunt si étranger dont ils n’auraient pas entendu le sens.Et on a vu de plus que le mot n’existe pas dans la langue portugaise.Alors?Cherchez le jésuite!
On a vu que c’est dans les fameuses Relations des jésuites français que le mot, en Nouvelle-France, se trouvait employé avec une fréquence indiquant qu’il était devenu d’usage assez courant; il l’est resté d’ailleurs jusqu’à nos jours dans le vocabulaire des Québécois, qui ne connaissent pas d’autres mots de la langue courante pour désigner le moustique ou cousin.On sait d’autre part que les jésuites étaient nombreux dans la suite qui accompagnait les ambassadeurs de Siam en 1684 et en 1687 (six dans la première; six à la suite de la seconde, dont un mourra en mer); mais des jésuites portugais se trouvaient à Ayuthaya depuis 1607 avec l’arrivé du P.Baltasar Sequeira, qui avait fait des séjours à la maison des jésuites de Paris.De plus, un jésuite belge francophone, Jean-Baptiste Maldonado, était à Ayuthaya, dans la mission des jésuites portugais, depuis 1673.D’autre part, une société de prêtres de Paris, les Bons amis (qui deviendra la Société des Missions étrangères) préparait tout spécialement des évêques pour les missions d’Asie, notamment le Siam (trois y passèrent effectivement), et François de Montmorency Laval, qui sera finalement nommé par LouisXIV au premier siège apostolique de Québec en 1663, était l’un d’eux!On voit donc que des réseaux souterrains étaient fort bien tissés entre Siam et Nouvelle-France.Les missionnaires jésuites au Siam, s’il n’est pas prouvé que certains d’entre eux soient aussi allés un jour l’autre en Nouvelle-France, ont du moins frayé, dans leur maison de Paris, avec ceux qui allaient et venaient entre Paris et le Siam.
C’est donc avec prudence, mais avec plus de probabilité que l’hypothèse guarani, que nous pouvons imaginer le passage de malengwan de Siam à Paris, et de là en Nouvelle-France par les jésuites (qui se faisaient forts d’ailleurs, de toutes les expéditions de l’époque, d’apprendre les langues indigènes – le P.Gabriel Lallemand en Nouvelle-France, qui finira martyr, y fut l’auteur d’une grammaire huronienne).Quant à l’inquiétante présence de marigouin chez Lescarbot dès 1609, celui-ci fort intéressé par tout ce qui était colonies lointaines, il faut probablement la mettre au compte de ses lectures de relations de voyage perdues, de correspondances, ou plus simplement de rencontres avec les jésuites portugais (connaissant le français) en séjour à leur maison de Paris.
Quoi qu’il en soit, la lexicographie devra désormais prendre en compte cette nouvelle possibilité à la lumière du malengwan thaï.
(Extrait des Mélanges offerts à Lothar Wolf, Université d'Augsbourg)
Je me contenterai d’une brève conclusion à ma série de billets sur le Diccionario del español de México (DEM).
Premier point.-Invitation à poursuivre l’étude comparative des marques en lexicographie française, québécoise et hispanique. Il faudrait susciter des vocations chez les jeunes chercheurs.
Deuxième point.- il faut rappeler ce qu’implique, en termes de temps, la rédaction d’un dictionnaire « complet » élaboré selon une méthodologie rigoureuse basée sur l’exploitation d’un corpus. Cela ne peut se faire en cinq ans, même dans le cadre d’un plan quinquennal stalinien et avec une équipe de stakhanovistes et d’une brigade de choc de lexicographes.
Troisième point (et le plus important).- Un dictionnaire descriptif comme le DEM est socialement inacceptable au Québec. Ce n’est pas pour rien que j’ai rédigé des billets sur le vocabulaire de la drogue et sur les anglicismes dans le DEM. Mais j’ai finalement laissé tombé en grande partie le traitement des niveaux de langue (car le DEM rend compte des niveaux de langue familier, argotique et même de la langue des malfaiteurs) et complètement celui des mots vulgaires (chingar, chingada, etc., d’autres étant d’ailleurs – provisoirement ? – absents de la version en ligne, comme mameada). Le simple traitement objectif – la simple consignation – d’emprunts à l’anglais comme clutch et muffler, présents dans le DEM et même dans un dictionnaire scolaire comme le DIME, est impensable dans un dictionnaire québécois autre qu’un dictionnaire normatif ou un dictionnaire d’anglicismes mais elle se fait visiblement sans scandale dans les dictionnaires mexicains. Déjà dans le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1992) la simple consignation de mots comme moppe (« vadrouille à franges »), tuxedo (marqué comme anglicisme tout comme, curieusement, smoking comme s’il existait un autre équivalent en français), flat (« crevaison ») ou twit (« crétin ») avait soulevé un tollé. Pourtant, des mots aussi fréquents en français québécois que clutch, muffler, wipers, cap de roue n’étaient pas enregistrés dans ce dictionnaire. Ne prenons que les termes flat et cap de roue : selon une enquête de 2006, dans les régions métropolitaines de Montréal et de Québec, 43 % des répondaient disaient utiliser l’anglicisme flat contre 53 % le mot crevaison et 57 % cap de roue contre 22 % enjoliveur[1] (les totaux n’arrivent pas à 100 % car tous les répondants n’avaient pas à la fois l’équivalent standard et le québécisme dans leur répertoire). Ces anglicismes sont donc loin d’être assimilables à des hapax. Pourtant, cap de roue, pourtant plus usité que flat, n’a pas eu droit aux honneurs du dictionnaire. Et je n’insiste même pas sur la présence dans le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui des jurons, ce qui n’a pas peu fait pour discréditer l’entreprise. La question à poser est donc : pourquoi les Québécois n’acceptent-ils pas qu’on leur présente, dans un dictionnaire ou quelque autre publication scientifique, le miroir de leurs usages linguistiques ? La question est loin d’être rhétorique, il suffit de rappeler la publication, par l’Office (malgré tout pas encore « québécois » à l’époque) des travaux de Claire Lefebvre sur la syntaxe du français montréalais. D’aucuns se rappelleront la volée de bois vert que l’éditorialiste Lise Bissonnette du Devoir avait alors servie (je n’ai plus le texte sous la main mais je crois me souvenir que la base de l’argumentation était de soutenir que cette publication aurait plutôt dû relever d’un office du joual). Il suffit aussi de mentionner les malaises de l’équipe Franqus sur les questions de norme, d’anglicismes, de jurons, visibles dans les changements de titres qu’a connus le projet et dans les communications qu’elle n’a cessé de faire dans divers colloques depuis le début des travaux (a-t-on jamais autant fait de communications dites scientifiques sur un dictionnaire qui, à ce jour, n’existe toujours pas si ce n’est à l’état embryonnaire et pour la consultation duquel il faut montrer patte blanche, voire passer sous les fourches Caudines ?)
Certains, se souvenant des premiers billets de ce blogue qui les avaient conduits à me ranger dans le camp des exogénistes (catégorie dont j’ai montré à quel point elle relevait du fantasme) croiront que j’ai franchi le Rubicon ou que j’ai connu mon chemin de Damas, bref que j’ai viré capot, et pourront essayer de me ranger maintenant dans la chapelle des endogénistes (qui, soit dit en passant, est essentiellement une société d’admiration mutuelle à laquelle je ne souhaite pas appartenir). Ils auraient tort. Quitte à déplaire, je revendique simplement le droit de poser des questions embarrassantes et de faire valoir mon opinion, à temps et à contretemps, peu importent les chapelles, cénacles et autres mitaines[2] auxquels on voudra s’imaginer que j’appartiens.
Antiguo Colegio de San Ildefonso. Centro Histórico, Ciudad de México
El banderillero sevillano Curro Molina, poniendo un par de banderillas en la Maestranza de Sevilla (Wikimedia Commons)
Je traite aujourd’hui de l’expression être à l’emploi de, acceptée par l’Office québécois de la langue française. On trouvera la fiche complète à la fin du billet.
Le rédacteur a ajouté la note suivante : « Bien qu'elle soit critiquée par des ouvrages correctifs à cause de l'origine qu'on lui attribue généralement (calque de l'anglais to be in the employ of), la locution être à l'emploi de constituerait en fait une adaptation morphosyntaxique d'un emprunt plus ancien en français du Québec […] ». L’expression être à l’emploi de ne serait donc pas un calque mais une adaptation morphosyntaxique d’un emprunt !
Voici comment le Trésor de la langue française de Nancy définit le calque :
B.LING. Procédé de création d'un mot ou d'une construction syntaxique par emprunt de sens ou de structure morphologique à une autre langue.
Une expression qui ne serait pas un calque mais une adaptation morphosyntaxique ? Autant le dire comme je le pense : nous sommes très près de la sodomisation des diptères.
« Cette adaptation est parfaitement conforme au système linguistique du français » : heureusement ! Pourquoi adapter si ce n’est pas pour rendre un mot ou une expression conforme au système linguistique du français ?
Autre notation intéressante de la part du rédacteur : « La locution être à l'emploi de est d'un usage ancien et généralisé au Québec ». Quand on a un peu fréquenté le Grand Dictionnaire terminologique, on sait que, dans les notes, dès qu’on peut affirmer qu’un usage est vraiment ancien, on n’hésite pas à le dater. Ainsi, pour le mot vidanges, on lit : « Dans son édition de 1762, le Dictionnaire de l'Académie française […] ». Mais quand le mot n’est pas attesté avant le XXe siècle, ou peu avant le XXe siècle, on se contente de dire qu’il est « ancien ». Ainsi d’aréna qualifié d’« emprunt ancien à l'anglais canadien » : le mot date de 1898. Et ainsi de l’expression être à l’emploi de dont la plus ancienne attestation dans le Trésor de la langue française au Québec est datée de 1900.
Selon la version « bêta » (celle qui est en ligne) de Franqus (qui a l’air parti pour ne pas en manquer une), « L’emploi de être à l’emploi de (de l’anglais to be in the employ of) est critiqué ».
En décembre 2008, le Bureau de la traduction à Ottawa a publié une longue analyse de l’expression être à l’emploi de dont la conclusion est que cet usage est condamnable. Pensiez-vous que l’Office allait modifier pour autant sa fiche de 2003 ? Que nenni !
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Voici la conclusion de l’article de Jean-Claude Gémar publié dans L'Actualité langagière (volume 5/4,décembre 2008) du Bureau de la traduction :
Une tournure à bannir
L'expression être à l'emploi de, probablement formée au contact de l'anglais en milieu de travail, s'est étendue à la langue courante, d'abord parlée, puis écrite. On la trouve au Québec – dans des textes de droit, tel le Code du travail (L.R.Q. chapitre C-27, à l'article 105, par exemple), des contrats de travail et des conventions collectives -, ainsi qu'au Nouveau-Brunswick15. Mais elle ne paraît nulle part ailleurs dans le monde francophone, ce qui soulève de sérieux doutes sur son authenticité française.
Or, présence, constance et répétition d'un fait d'usage n'en garantissent ni l'authenticité ni le bien-fondé et encore moins le « bon usage », garant de la qualité de l'expression d'une langue donnée. Jean Darbelnet, linguiste canadien, distinguait les anglicismes (bienvenus!) qui enrichissent le fonds du français (cf. music hall) et ceux (à rejeter) qui, en se substituant à des mots, tours et formulations existants, l'appauvrissent en en réduisant les moyens d'expression16. Tel est bien le cas de l'expression en cause, qui se substitue à des manières de dire plus simples, en usage depuis des générations et suivies par les pays francophones et leurs institutions ainsi que par les organisations internationales.
Au terme de l'analyse des quatre aspects linguistiques principaux de cette expression, nous pouvons en conclure qu'elle est critiquable sous au moins trois, voire quatre chefs d'accusation. Comme anglicisme d'abord, la probabilité qu'il s'agisse d'un calque linguistique étant grande, elle ne peut être absoute au bénéfice du doute. Ensuite, sa construction syntaxique – où la fonction attributive tient, en regard de la grammaire, un rôle essentiel lorsque le verbe être est mis en cause – est au moins suspecte. Sur le plan stylistique, cette formulation est maladroite et de surcroît peu économe; elle ne saurait remplacer des formulations bien établies telles que :
·A (le salarié, l'employé, la personne) est employé par B / chez B / dans la fonction publique;
·A travaille chez B / à (la Régie / la SAQ / au palais de justice);
·B est un salarié / un employé / un membre du personnel de C.
Sur le plan sémantique enfin, un doute subsiste sur la valeur réelle (la « signification ») du mot emploi qui, dans une telle structure syntaxique, n'est pas utilisé de façon absolue.
Au final, ces doutes et aspects critiquables font de être à l'emploi de une expression condamnable aux motifs de barbarisme et de solécisme doublés d'anglicisme. Et à supposer qu'il s'agisse d'un régionalisme (canadianisme alors, car il n'est pas circonscrit au Québec), n'étant pas dans le bon usage, il devrait être qualifié de « mauvais aloi ».
Le hasard de mes recherches a fait que je suis tombé sur la fiche, ou plutôt sur les fiches, « footballeur » du Grand Dictionnaire terminologique (GDT). Cela me permet d’aborder le problème de la multiplication des fiches portant sur une même notion. Évidemment, je ne suis pas le premier à en parler et je sais que bien des terminologues de l’Office québécois de la langue française sont sensibilisés à cette question. Mais le fait que je sois tombé sur un terme simple permettra peut-être aux responsables de l’Office de prendre conscience d’un problème qui sème une confusion réelle chez les utilisateurs du GDT lorsqu’il s’agit de notions plus complexes.
En tout, comme on peut le voir par les captures d’écran à la fin de ce billet, il y a cinq fiches « footballeur » pour deux domaines d’emploi, sport et appellation de personnes. Quatre fiches, que j’ai numérotées 1, 2, 4 et 5 ont les deux domaines d’emploi. La fiche 3 n’a que le domaine sport.
Quand on compare les fiches plus attentivement, on se rend compte qu’il n’y en a en fait que trois mais que le logiciel du GDT produit cinq réponses lorsqu’on tape le mot « footballeur ». Donc, problème technique mais facilement réglable (j’imagine).
On constate aussi que l’Office a stocké en 2008 deux fiches de l’Institut national du sport et de l’éducation physique de France sans les ajuster à la fiche de 2006.
Les fiches 1 et 2 contredisent la fiche 3. Ainsi, dans la fiche 2, l’équivalent français devrait être « joueur de soccer » avec la marque Canada et « joueur de football » avec la marque France ou Europe.
De plus, dans les fiches de l’INSEP, il aurait fallu ajouter des marques topolectales aux termes anglais : USA et Canada dans un cas, GB (ou… Rest of the World) dans l’autre. Il aurait aussi fallu ajouter une marque topolectale à l'entrée anglaise de la fiche de 2006.
Pour faire plus simple, il aurait fallu s’abstenir de stocker les deux fiches de l’INSEP qui, dans ce cas particulier, créent la confusion. La fiche de 2006 suffisait.
Notons que, dans la fiche de 2006, produite par l’Office, la première phrase présente un problème de rédaction : « En Amérique du Nord, c'est le terme anglais soccer qui s'est imposé pour distinguer le sport anglais, que l'on nommait association football en Angleterre, et le football américain (ou canadien), appelés également football, mais inspirés du rugby anglais (rugby football) qui se joue avec un ballon ovale, qui permet également le plaquage et l'usage des mains. » Il me semble que la partie de la phrase écrite en rouge devrait se lire de la façon suivante pour être claire : qui se joue avec un ballon ovale et permet également le plaquage et l'usage des mains. Et il y a un problème d’accord, résolu si l’on enlève la parenthèse : « le football américain (ou canadien), appelés également football » = le football américain ou canadien, appelés également football mais inspirés du rugby anglais. Ensuite, si le reste de la phrase est accordé au pluriel, ce sera encore plus clair : qui se jouent avec un ballon ovale et permettent également le plaquage et l'usage des mains
Enfin, je dois ajouter que, dans les mots qui suivent immédiatement « footballeur », j’ai fait une découverte qui me laisse perplexe, pour ne pas dire pantois : les fiches « footballeur-mareyeur » et « footballeur-ouvrier ». La première désigne un footballeur qui est en même temps mareyeur : le cas ne doit pas être fréquent (la fiche n’a d’ailleurs pas d’équivalent anglais). Le second terme est tout simplement une mauvaise traduction de l’anglais professional footballer. Les deux fiches sont là depuis trente ans. Étant donné le grand nombre de termes du GDT, il est évidemment impossible de repérer et réparer d'un coup toutes ces incongruités.
Pendant des décennies, l’idéologie dominante au Québec a fait de la langue la gardienne de la foi. L’illustration la plus éclatante en a été le célèbre discours d’Henri Bourassa à la basilique Notre-Dame de Montréal en 1910. Rappelons les faits. Lors du Congrès eucharistique international tenu à Montréal en septembre 1910, le légat du pape, l’archevêque de Westminster, prononça un discours dans lequel il se montrait en faveur de l’anglicisation de l’Église catholique au Canada pour favoriser la diffusion de la foi en Amérique du Nord. Au pied levé, Henri Bourassa, directeur-fondateur du Devoir, quotidienné quatre mois plus tôt, lui répondit. Un sténographe du journal se trouvait sur place et put donc nous conserver les mots de cette réplique improvisée. Les lignes suivantes décrivent bien l’essentiel de l’argumentation de Bourassa :
On évalue à près de quinze millions les descendants d’Irlandais catholiques qui ont perdu la foi de leurs pères. N’est-il pas vrai que l’usage de la langue anglaise, en jetant les Irlandais dans les milieux anglo-protestants, est la cause première et principale de cette effroyable trouée dans les rangs de l’Église ? N’est-il pas également vrai que les cas d’apostasie sont extrêmement rares chez les Canadiens français qui ont conservé leur langue et leurs traditions nationales ? (Cité dans Guy Bouthillier et Jean Meynaud, Le choc des langues au Québec 1760-1970, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 1972, p. 405)
Dans la vision d’Henri Bourassa et du chanoine Lionel Groulx, la langue avait un rôle ancillaire, elle était au service de la foi.
Henri Bourassa
Renversement de situation : un siècle plus tard, un groupe de prêtres alerte les médias. Selon eux, le diocèse de Montréal, par son laxisme en matière de langue, en particulier par un recours généralisé au bilinguisme, contribuerait à l’anglicisation des immigrants. Dans une lettre au cardinal Turcotte, quatre prêtres et un agent de pastorale, disant représenter l’opinion de dizaines d’autres personnes, écrivent :
La langue officielle au Québec, c'est la langue française. Elle est la langue commune de tous les Québécois. L'Église, comme institution publique, n'a-t-elle pas à s'inscrire tout naturellement dans cette voie ? Une pratique systématique du bilinguisme est discriminatoire à long terme pour la population francophone (cité dans Le Devoir, 22 décembre 2009, p. A1).
Le même article cite les propos suivants de l’un des signataires : « On remarque une bilinguisation galopante de l'Église depuis quelques années en ce qui a trait aux communications et aux célébrations liturgiques. On est contre ça ». Et un prêtre qui a demandé de garder l’anonymat déclare : « L'Église de Montréal est un facteur important d'anglicisation. […] Tous les programmes de catéchèse des communautés culturelles, sauf pour les Vietnamiens, sont en anglais. C'est inadmissible. »
Dans Le Devoir du 24 décembre 2009, Hélène Pelletier Baillargeon réclame que l’Église applique la Charte de la langue française :
Quant à nous, catholiques de Montréal, nous devons nous montrer solidaires pour mettre fin à cette politique de bilinguisation de notre Église. Pour ma part, je me propose de suspendre ma contribution à la grande collecte annuelle du diocèse jusqu'à ce que les autorités responsables de cette politique se conforment au texte et à l'esprit de la Charte de la langue française (loi 101). Et j'invite tous les croyants catholiques de Montréal à en faire autant.
***
La foi, gardienne de la langue ? La proposition est plus sérieuse que plusieurs pourraient le penser. Il est bien connu que les immigrants catholiques sont plus pratiquants que les Québécois « de souche ». L’Église ne s’y trompe pas, qui voit là une source de régénérescence.
Les immigrants sont souvent pris en charge à leur arrivée par des groupes communautaires, parfois religieux, qui continuent donc de jouer un rôle de suppléance face aux insuffisances de l’État.
Mais la prise en charge des nouveaux immigrants par des organismes ou des paroisses catholiques anglophones est presque anecdotique quand on considère que la position officielle du Québec adoptée en 1990 reconnaît que les institutions publiques anglophones – il ne s’agit donc pas ici de petits groupes issus des paroisses mais des établissements des réseaux de la santé et des services sociaux – continueront à jouer un rôle dans l’intégration des immigrants :
Cependant, il est probable — et somme toute compréhensible — que certains de ces immigrants continueront de privilégier l’intégration à la communauté anglophone, surtout à la première génération. Par la suite, l’impact de la fréquentation de l’école française par leurs enfants devrait favoriser leur intégration progressive à la communauté francophone. Le Gouvernement reconnaît donc le rôle qu’ont à jouer certaines institutions anglophones — notamment celles du réseau de la santé et des services sociaux — dans l’intégration d’une partie des nouveaux arrivants ainsi que dans le soutien à la pleine participation des Québécois des communautés culturelles plus anciennes qu’elles ont accueillis dans le passé. C’est pourquoi, même si la priorité sera accordée à l’adaptation à la réalité pluraliste des institutions francophones où le rattrapage à effectuer est plus important, le Gouvernement soutiendra également, dans le cadre de sa politique d’intégration, les institutions anglophones. (Ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, Au Québec pour bâtir ensemble, Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration, 1990, page 15, note 8)
Cette note, dissimulée en bas d’une page, le ministère de l’Immigration et Communautés culturelles se garde bien de la brandir. À preuve, lors d’un séminaire au Conseil de la langue française dans les mois qui ont suivi la publication de l’énoncé de politique, j’ai posé une question sur cette note à une directrice du MICC. Elle m’a dit que je me trompais, qu’il n’y avait rien de tel dans la politique gouvernementale. Malheureusement, je n’avais pas sous la main mon exemplaire annoté. Immédiatement après le séminaire, dès que j’eus retrouvé le passage concerné, j’envoyai un courriel à la directrice en question. Faut-il s’étonner que je n’aie jamais reçu de réponse ?
***
La demande que l’Église de Montréal applique la Charte de la langue française est quand même paradoxale puisque cette dernière exclut de son application tout le domaine religieux, parce que considéré comme relevant de la vie privée. Ainsi, il est prévu que les règles concernant l’affichage ne s’appliquent pas « aux messages de type religieux, politique, idéologique ou humanitaire pourvu qu'ils ne soient pas à but lucratif » (article 59).
La situation est aussi paradoxale du point de vue de l’Église de Montréal qui a historiquement favorisé l’établissement de paroisses « nationales » pour desservir les immigrants, ce qui est loin d’une politique d’assimilation. Ainsi, selon son site officiel, il y a, dans le diocèse de Montréal, quelque 35 paroisses desservant des communautés culturelles :
Les Québécois ont des attitudes étrangement similaires face à la religion et face à la langue, attitudes qui peuvent se résumer en un mot : désacralisation.
Face à la religion, cette attitude se traduit, depuis des générations, par l’utilisation de jurons ou, si l’on préfère, de sacres. Sacres qui sont venus à être couramment interprétés comme un symptôme d’une langue de mauvaise qualité. Sans compter, bien sûr, une dévalorisation générale de tout l’héritage catholique qui s’est accrue ces dernières années.
Face à la langue, on est en droit de se demander si les francophones « de souche » ont rempli leur part du contrat social qu’implique la Charte de la langue française. Disons-le clairement : le joug le plus dur de l’application de la Charte a été porté par les allophones, qui n’ont plus eu le choix, après 1977, de choisir d’envoyer leurs enfants à l’école anglaise (sauf exceptions) et qui ont dû se mettre à apprendre le français pour pouvoir travailler. Les anglophones ont conservé le droit d’envoyer leurs enfants à l’école anglaise (et même à l’école française) à charge pour eux d’acquérir une meilleure maîtrise de la langue officielle du Québec. Les francophones aussi ont perdu le libre choix de l’école mais, pour l’immense majorité d’entre eux qui envoyaient déjà leurs enfants à l’école française, la nouvelle loi n’a rien changé dans leurs habitudes. Pourtant, on s’attendait en contrepartie à ce qu’ils s’investissent davantage dans l’acquisition d’une plus grande maîtrise de leur langue maternelle. Les résultats des examens de français du ministère de l’Éducation laissent croire que cette attente a été en bonne partie déçue ; même quand les résultats aux examens du Ministère semblent indiquer une amélioration, il ne faut pas oublier que le haut taux d’abandon scolaire – plus élevé chez les francophones que dans les autres groupes – vient jeter une ombre au tableau et le plus souvent annihiler l’amélioration que les statistiques paraissent indiquer. Sans compter que des phénomènes de mode, comme la popularité de certains humoristes, attise le pessimisme des militants les plus fervents de la cause de la qualité du français qui, pour plusieurs, constatent que la langue est une vache sacrée lors de manifestions (rares ces dernières années) de défense de la loi 101 et dans les périodes électorales (arme encore efficace quand le PQ est en difficulté) mais que, dans la vie courante, elle est victime elle aussi d’une forme de désacralisation.
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Parler de religion conduit nécessairement à aborder la question de la quête du sens – thème qui ne fait guère recette de nos jours.
Dans une entrevue au Devoir, Joseph Facal parlait « de ce nouvel Âge des ténèbres décrit par Denys Arcand, où le confort matériel et la bureaucratisation du social ne parviennent plus à dissimuler une abyssale perte de sens » (Le Devoir, 18 janvier 2010). Cette abyssale perte de sens ne se manifeste pas seulement dans le pessimisme ou, plutôt, le cynisme face à la politique et, surtout, face aux politiciens, pas seulement dans le relativisme face aux diverses propositions de réponses qui sont offertes à la quête métaphysique, mais aussi dans la parole québécoise dont le sens est de plus en plus flou. À deux décennies de distance, deux études linguistiques ont documenté ce dernier point de vue. Car la perte de sens, parfois même l’impossibilité d’exprimer sa pensée, n’a pas qu’une composante métaphysique, elle se manifeste dans la parole, relevant ainsi du champ de compétence du linguiste.
Conrad Bureau a étudié les textes produits par l’Administration pour son usage interne (comme les notes de service), textes qui ne sont généralement pas soumis à une révision linguistique (Le français écrit dans l’administration publique. Étude-témoin, Québec, Conseil de la langue française, 1986) et qui sont donc plus à même de révéler les compétences linguistiques réelles de leurs auteurs. Il a découvert que 80 % des erreurs de syntaxe concernaient la construction des phrases et plus de 90 % des erreurs de sémantique étaient des impropriétés ou des barbarismes. Et il concluait : « Ces perturbations syntaxiques et sémantiques apparaissent comme les facteurs d’obscurité les plus importants dans les textes recueillis », avant de poser la question : « Comment un texte, un rapport, une note de service, un compte rendu d’activités sauraient-ils apporter une information adéquate si la pensée demeure plus ou moins informulée ? Car, pour ce chercheur, « L’indice d’obscurité d’un texte est directement proportionnel au nombre d’erreurs qu’il contient. »
Dans mon étude de la langue des bulletins d’information à la radio, j’arrive à des conclusions qui vont dans le même sens :
En ce qui concerne le vocabulaire, contrairement à une idée largement répandue, ce ne sont pas les anglicismes qui sont la cause la plus fréquente d’erreurs, mais plutôt des difficultés d’ordre sémantique : 42 % de toutes les erreurs portent sur le sens d’un mot ou d’une expression. Si nous ajoutons à cette catégorie les anglicismes sémantiques, les cas de redondance et d’incompatibilité sémantique, force est de conclure que la sémantique constitue le principal problème (70,1 % de toutes les erreurs de vocabulaire) (Jacques Maurais, La langue des bulletins d’information à la radio québécoise : premier essai d’évaluation, Montréal, Office québécois de la langue française, 2005).
Dans une société où la diffusion des informations constitue une des bases du système démocratique, comment peut-on véhiculer des informations crédibles dans un flou sémantique ? L’opinion publique se trouve alors à la merci du premier manipulateur venu. Et il ne faut plus se surprendre de voir qu’une radio-poubelle réussit à mobiliser une foule de plusieurs dizaines de milliers de jeunes et à les faire scandaleusement travestir Éluard en leur faisant scander « Liberté, je crie ton nom ».
22 juillet 2004 : 50 000 personnes descendent dans la rue à Québec