jeudi 10 août 2023

Le cercle des anglicismes disparus /2

 

M. Gaston Bernier, secrétaire général de l’Asulf (Association pour l’usage et le soutien de la langue française), a commenté mon premier billet sur les anglicismes disparus et propose, entre autres, d’ajouter à ma liste flat (crevaison), tyre (pneu), bumpers (pare-chocs). Son intervention m’amène à compléter mon billet précédent par des considérations sociolinguistiques.

 

Ces trois exemples sont effectivement presque disparus de la langue écrite. Mais pas de la langue parlée. C’est ainsi que, dans mon enquête de 2006 sur le vocabulaire des Québécois, 6,9 % ont déclaré utiliser plus souvent tyre que pneu. Cette autodéclaration de l’usage ne reflète certainement pas la réalité puisque les enquêtés étaient placés dans une situation où, implicitement, ils ont dû croire qu’ils devaient donner « la bonne réponse », celle que l’on attendait d’eux. En effet, on leur présentait des illustrations et on leur demandait : « comment nommez-vous habituellement cet objet ? » Il n’en demeure pas moins que, dans cet exemple, plus de 80 % ont donné le mot standard.

 

Quand on a présenté l’illustration d’un pneu, on a posé une deuxième question : « existe-t-il un autre mot ? ». Plus de deux enquêtés sur cinq ont répondu par l’anglicisme.

 

On a aussi demandé quel mot, pneu ou tyre, les enquêtés utilisaient le plus souvent : 76,7 % ont répondu pneu.

 

Pour l’ensemble des illustrations relatives à l’automobile (il y en avait dix), 46,5 % ont répondu en donnant le mot standard, 41,7 % le terme non standard[1].

 

On voit donc très bien la dynamique sociolinguistique entre terme prestigieux ou non connoté et terme populaire. Comme me l’a fait remarquer un jour Jean-Claude Corbeil[2], quand on paie des dizaines de milliers de dollars pour s’acheter une voiture, on ne l’appelle pas un char.

 

J’ai mené une autre enquête, cette fois uniquement sur le vocabulaire de l’automobile. La population cible : les vendeurs, commis aux pièces, commis à la clientèle, mécaniciens chez les concessionnaires de voitures automobiles et les élèves de l’enseignement technique. Les vendeurs et les commis à la clientèle ont été plus nombreux à déclarer utiliser plus les termes standard pour nommer des pièces ou des composantes de l’automobile que les commis aux pièces, les mécaniciens ou les élèves. Les travailleurs du secteur de l’automobile qui sont directement en contact avec la clientèle portent donc une attention particulière aux termes qu’ils emploient. En d’autres termes, les répondants se répartissent en deux groupes bien typés : les commerciaux ou cols blancs, plus en contact avec le public et déclarant utiliser dans une forte proportion les termes standard, et les ouvriers ou cols bleus, qui conservent dans une plus forte proportion l’utilisation d’un vocabulaire non standard comprenant plusieurs termes anglais. Les réponses des élèves s’inscrivent dans cette dernière tendance.

 

Les cas des élèves est intéressant. Ils devraient utiliser les mots standard puisqu’on les leur enseigne. Mais avant même leur arrivée sur le marché du travail, ils déclarent un comportement linguistique analogue à celui des commis aux pièces et des mécaniciens, mais à un niveau plus ou moins sensiblement inférieur. Ce n’est pas parce que les jeunes ne connaissent pas les mots standard mais ils déclarent préférer utiliser les anglicismes (environ 26 points d’écart). La pression des pairs doit en bonne partie expliquer cette situation. Du point de vue proprement linguistique, on pourrait faire intervenir la notion de connotation : dans le domaine de l’automobile, les anglicismes ont probablement une connotation de virilité.

 

On parle peu de la connotation des anglicismes. Citons une anecdote. Lors de l’inauguration du REM (Réseau express métropolitain), alors que toutes les autres personnalités avaient commencé leur intervention par un « bonjour ! », la mairesse de Montréal y est allée d’un « bon matin ! ». Comment expliquer l’utilisation de cette formule décriée comme anglicisme depuis des années ? Je n’exclus pas l’ignorance. Ou l’insouciance de la part d’une personne qui a reçu en 2019 le Prix Citron d’Impératif français pour avoir prononcé à Montréal un discours uniquement en anglais. Mais on peut aussi penser que, pour la mairesse, l’expression contestée a une connotation de familiarité, de proximité — et pour certains auditeurs une connotation de populisme.

 

Encore un mot sur la connotation. Quand on fait un emprunt, on n’emprunte en fait que le mot avec sa dénotation (son sens littéral) sans sa connotation (élément qui s’ajoute au sens littéral : connotation familière, vulgaire, péjorative, poétique, etc.). La connotation n’est pas empruntée, elle peut venir par après dans la langue emprunteuse et différer de celle que le mot pouvait avoir à l’origine dans la langue prêteuse.

 

Les emprunts à l’arabe sont intéressants à cet égard. De l’époque où la civilisation arabe surpassait la civilisation occidentale datent des emprunts comme goudron et jupe. Avec la colonisation française en Algérie sont apparus de nouveaux emprunts comme caoua ou bled. Ces mots signifient simplement « café » et « terrain, pays » en arabe. Ils n’y ont pas de valeur familière ou péjorative. C’est le français qui leur a par la suite donné ces valeurs. On voit par ces exemples que la connotation acquise par les emprunts peut être liée au statut culturel et politique de la langue prêteuse (ou plutôt de ses locuteurs).

 

L’anglais contemporain conserve des traces d’une ancienne hiérarchisation dans des doublets comme beef/ ox ou mutton/ sheep. L’aristocratie anglo-normande voyait la viande sur sa table (beef, mutton), les paysans anglais l’animal dans le pré (ox, sheep).

 



[1] L’addition des deux pourcentages ne donne pas 100 % parce qu’il y a eu des réponses non pertinentes.

[2] Ancien directeur de l’Office de la langue française.

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