Version texane de L'Or du Rhin, festival de Bayreuth 2013 Pour d'autres photos, cliquer ici |
Quelques notes de lecture sur le Regietheater, littéralement théâtre de metteur en scène. Aux États-Unis, on va jusqu’à traduire par Euro trash mais certains Allemands vont plus loin en parlant carrément de Scheißregietheater. Il y a deux jours Le Soleil nous apprenait que la star du Regietheater Dmitri Tcherniakov retournait au Bolchoï. Ce qui m'a donné l'idée de publier ces notes sur un terme difficile à traduire (le Grand Dictionnaire terminologique de l'Office québécois de la langue française ne s'y est d'ailleurs pas risqué).
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Lohengrin de Wagner, Bayreuth 2010
Ce qu'on appelle le Regietheater (traduction libre: « relecture théâtrale ») a engendré son propre conformisme, beaucoup plus pernicieux que le conservatisme: la volonté gratuite de choquer. Cela a déplacé nombre d'ouvrages dans des asiles psychiatriques ou suscité des scènes de viol sous la douche dans L'Enlèvement au sérail de Mozart. À Paris, on a vu des Noces de Figaro dans un bureau des mariages d'une bureaucratie est-européenne des années 50. Les récitatifs étant accompagnés au synthétiseur ou à l'accordéon! Honte.
‑ Christophe Huss, « Un Mozart tout autre », Le Devoir, 30 octobre 2010
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Rossini si sarebbe stupito ma forse anche divertito. Che il suo Mosè, quasi 200 anni dopo il debutto al San Carlo di
Napoli, suscitasse tanto scandalo e polemica, certo non se lo sarebbe
immaginato.
[…]
E così Mosè ha
preso le sembianze di un Bin Laden che alza il mitra al cielo,
invoca Dio per maledire, spinge alla guerra santa. E così Dio gli risponde,
aizzando contro i nemici Egizi kamikaze pronti a farsi esplodere e sterminando
con il gas i primogeniti.
‑ Giuseppina Manin, «Applausi e tensioni per il Mosè-Bin Laden. E arriva la polizia », Corriere della sera, 12 août 2011
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Platée de Rameau à l'Opéra Comique en 2014
Deux scènes parisiennes, le Palais Garnier et la salle Favart, ou Opéra-Comique, affichaient au début du mois [d’avril 2014] des opéras de Rossini et de Rameau dans ce qu’on appelle des actualisations, ou relectures scéniques. Avec Platée de Rameau, transposé dans l’univers de la mode, le metteur en scène canadien Robert Carsen crée un spectacle renversant.
Deux scènes parisiennes, le Palais Garnier et la salle Favart, ou Opéra-Comique, affichaient au début du mois [d’avril 2014] des opéras de Rossini et de Rameau dans ce qu’on appelle des actualisations, ou relectures scéniques. Avec Platée de Rameau, transposé dans l’univers de la mode, le metteur en scène canadien Robert Carsen crée un spectacle renversant.
Le terme technique désignant, dans le milieu de l’art lyrique, les mises en scène s’écartant des didascalies des compositeurs pour jeter un regard neuf sur des ouvrages ancrés dans d’autres époques est emprunté à la langue de Goethe : on parle de Regietheater. Sous l’égide du Regietheater, on a vu Lohengrin de Wagner dans une salle de classe, L’or du Rhin dans un lieu thermal, Les Troyens de Berlioz dans un vaisseau spatial, des curés fouettant des nonnes (peut-être l’inverse, je ne sais plus) dans La chauve-souris de Johann Strauss ou Iphigénie en Tauride de Gluck dans un hôpital psychiatrique.
Très souvent, notamment en Allemagne dans les années 2000, la provocation scénique fut un palliatif à une inculture musicale des metteurs en scène.
‑ Christophe Huss, « Robert Carsen à l’âge d’or de la relecture scénique », Le Devoir, 12 avril 2014
Platée de Rameau à Nuremberg en 2013
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Eugène Onéguine à l'Opéra de Bavière en 2007
La différence dans la manière de voir l’opéra entre l’Europe, aventureuse, et l’Amérique du Nord, plutôt conservatrice, a largement été décrite. Elle est exacerbée, en Europe, par ce qu’on appelle le Regietheater, terme désormais consacré qualifiant les mises en scène conceptuelles, où l’ego du metteur en scène prend souvent le pas sur le talent des compositeurs et librettistes.
‑ Christophe Huss, « De Patrice Chéreau à Patrice Carsen, le Festival d’Aix repense l’opéra », Le Devoir, 20 juillet 2013
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Le DVD de Dialogues des
carmélites de Poulenc, dans une mise en scène de Dmitri Tcherniakov,
enregistré à Munich en 2010 sous la direction de Kent Nagano, devra être retiré
des rayons par décision de la Cour d’appel de Paris.
La condamnation de la société
BelAir Média, éditrice du DVD, à « prendre toute mesure pour que cesse
immédiatement et en tous pays la publication dans le commerce ou plus
généralement l’édition, y compris sur les réseaux de communication au public en
ligne, du vidéogramme litigieux » fait suite à plainte des ayants
droit de Georges Bernanos et de Francis Poulenc. Ceux-ci avaient intenté une
poursuite arguant d’une trahison du metteur en scène, qui a enlevé toute
référence religieuse de son spectacle.
Comme le résume bien Christian
Merlin dans l’édition de mardi du Figaro, le casus belli semble
être que « Tcherniakov a changé la fin de l’opéra, puisque l’on y voit
Blanche sauver les carmélites et se sacrifier, la guillotine étant remplacée
par des bouteilles de gaz, au lieu de les voir aller vers la mort comme dans
l’original ».
Les plaignants avaient perdu
leur cause en première instance, le tribunal ayant alors considéré qu’il n’y
avait pas dénaturation de l’œuvre.
Un précédent dangereux
La décision de la Cour d’appel
de Paris va-t-elle faire jurisprudence ? La question de la liberté de
création est posée, assurément, si les périmètres sont délimités juridiquement
par la vision artistique d’ayants droit.
Christian Merlin rappelle à
juste titre que « le Festival de Bayreuth a sombré dans la médiocrité
quand Cosima Wagner, la veuve du compositeur, y a interdit toute évolution, du
chant comme des mises en scène » et qu’« Yvonne Loriod a voulu
faire interdire la mise en scène par Peter Sellars de Saint François
d’Assise », somptueuse production, à Salzbourg en 1992, de l’opéra
de son mari, Olivier Messiaen.
Certes, le spectre des œuvres touchées
n’est pas si large. Une grande majorité des œuvres du répertoire lyrique sont
dans le domaine public. Lorsque le même Tcherniakov trafique le Don Giovanni
de Mozart (à Aix-en-Provence), personne ne peut aller se plaindre. Encore que,
selon les pays, il ne faille jurer de rien. En Sibérie, en 2014, la production
de Tannhäuser de Wagner par Timofeï Kouliabine a été contestée en cour
par l’Église, car accusée d’« offenser les sentiments religieux et
l’Église orthodoxe ». Kouliabine fut attaqué pour « profanation
publique et intentionnelle de littérature religieuse, théologique et d’objets
saints », et le ministre de la Culture limogea sur-le-champ le
directeur de l’opéra, qui refusait de s’excuser publiquement.
Libre opinion
Si un carcan judiciarisé
devait geler l’art dans un conservatisme stérilisant, le concept visionnaire de
Patrice Chéreau pour le Ring à Bayreuth en 1976 n’aurait jamais vu le
jour.
Il faut pouvoir proposer des
visions d’une œuvre. Pourquoi les spectateurs ne pourraient-ils se faire leurs
libres opinions ?
Une chose est sûre : avec
l’interdiction de diffusion sur DVD, Internet et télévision, le vidéogramme
maudit et censuré de Dialogues des Carmélites mis en scène par
Tcherniakov et dirigé par Nagano vient de devenir un sacré
« collector ».
‑ Christophe
Huss, Le Devoir, 21 octobre 2015