mercredi 23 mai 2018

Philippique

Québec, le 14 mai 2018

Monsieur Philippe Couillard, premier ministre
835, boulevard René-Lévesque Est, 3e étage
Québec (Québec)
G1A 1B4

Objet : Politique de l’OQLF sur les anglicismes

Monsieur le Premier Ministre,

La langue française a toujours été au cœur de l’identité québécoise et c’est un gouvernement de votre parti qui a jugé essentiel en 1961 de créer l’Office de la langue française pour assurer le statut du français comme langue commune et en garantir la qualité. L’Office s’est fort bien acquitté de cette tâche dans les premières décennies de son existence. Malheureusement, il vient d’adopter une politique relative aux emprunts linguistiques (en pratique, cela désigne surtout les anglicismes) qui ne peut que ternir sa réputation et susciter des doutes quant à la volonté de votre gouvernement de promouvoir la langue française.

Dans le document Politique de l’emprunt linguistique du 31 janvier 2017, l’Office annonce que, dorénavant, il acceptera les anglicismes non récents (de plus de 15 ans), généralisés et légitimés.

On peut penser ce que l’on veut des emprunts et en particulier des anglicismes. Il est même légitime d’affirmer qu’ils enrichissent les langues emprunteuses. Mon propos n’est donc pas de vous demander que l’Office procède à une chasse aux anglicismes. Je veux plutôt attirer votre attention sur les nombreuses faiblesses, les insuffisances, les erreurs théoriques et les maladresses d’un document produit à même les fonds publics.

Mes commentaires sont assez théoriques. J’essaierai de les simplifier dans la mesure du possible.

1.- L’Office québécois de la langue française propose d’accepter les anglicismes non récents, c’est-à-dire de plus de 15 ans : pourquoi pas 7, 16 ou 25 ? L’Office ne donne aucune justification de ce choix qui n’est donc qu’arbitraire.
Par conséquent, un anglicisme sera accepté s’il est « non récent », en usage depuis plus d’une quinzaine d’années. C’est le cas de la quasi-totalité des anglicismes répertoriés dans le Dictionnaire des anglicismes de Colpron ou dans le Multidictionnaire.

2. L’un des critères d’acceptation des anglicismes est l’intégrabilité au système linguistique du français (p. 8). Beaucoup de nos emprunts anciens (de plus de 15 ans) sont très bien intégrés au système linguistique du français : les verbes tchéquer, souigner, matcher, flusher, etc., peuvent se conjuguer à tous les modes et à tous les temps (ex. : il faudrait que vous tchéquassiez ce que font les fonctionnaires de l’OQLF). L’édition 1997 du Bescherelle (retirée du commerce) précisait que ouatcher, dérincher et clutcher se conjuguent comme aimer. Peut-on soutenir qu’ils ne sont pas intégrés au système linguistique du français ?
Du point de vue phonétique, nos ancêtres ont francisé bien des emprunts : bumper (prononcé bommepeur), ouâguine, slaquer, toffe, etc. Ils sont donc intégrés au système linguistique.
Comment l’Office peut-il affirmer que le mot selfie (p. 14), utilisé quotidiennement par des millions de francophones, ne s’intègre pas au système linguistique du français ? En quoi milléniaux, présent dans 196 000 pages Internet, est-il moins intégrable que la proposition de l’Office millénariaux (5 040 pages Internet) ? D’ailleurs, dans son document, l’Office écrit le mot millénial en lui mettant un accent aigu (p. 14), ce qui est déjà un indice d’intégration au système linguistique du français. Et on voit très bien dans les nombreuses pages d’Internet où le mot est présent qu’il forme tout normalement son pluriel en –aux comme la quasi-totalité des mots français se terminant en –al.
On citait récemment dans Le Devoir (30 avril 2018) la sociolinguiste Shana Poplack (Université d’Ottawa) :
… presque chaque fois, l’emprunt est francisé immédiatement sur le plan grammatical et syntaxique. On dira : « J’ai “dealé”», « Une grosse beach », « Payer les bills » (sans prononciation du s). Ce processus se fait spontanément chez tous les locuteurs, peu importe leur niveau d’instruction.
Les auteurs de la Politique de l’emprunt linguistique n’ont pas vu que le critère d’intégrabilité au système linguistique du français est une arme à double tranchant. Et que l’utilisation ou non de ce critère ne peut être que discrétionnaire.

3. Mais ce qui est encore plus impardonnable, c’est que les auteurs de la Politique de l’emprunt linguistique n’ont pas compris ce qu’est vraiment le critère d’intégrabilité au système linguistique du français. Ainsi ils évoquent pour refuser l’expression hockey sur étang (pond hockey) sa non-intégration au système linguistique. Ils lui préfèrent hockey sur glace naturelle. Pourtant hockey sur étang est tout aussi intégré que l’équivalent proposé. S’il y a un problème, le système linguistique n’est pas en cause. Et problème il y a mais il se situe ailleurs : ce sport ne se joue pas que sur des étangs, il peut se jouer sur d’autres étendues d’eau glacée. C’est donc un problème de référent, pour utiliser un terme technique : le référent est l’objet (réel ou imaginaire) désigné par un mot. Il n’a aucun rapport direct au système linguistique. C’est pourquoi des mots différents peuvent désigner un même référent selon les langues : on a table en français et en anglais, mais Tisch en allemand, asztal en hongrois, mesa en espagnol, tavola en italien, etc. Par conséquent, préférer l’expression hockey sur glace naturelle à hockey sur étang n’a rien à voir avec le système linguistique, contrairement à ce qu’affirme l’Office.
Dans la Politique de l’emprunt linguistique, la plupart des exemples de non-intégration au système linguistique du français sont discutables et même faux. La non-intégration est décrétée de façon arbitraire.

4. Les auteurs de la Politique de l’emprunt linguistique montrent qu’ils n’ont rien compris non plus à l’intégrabilité au système linguistique quand ils affirment qu’« un calque en usage en français au Québec est accepté […] s’il est non récent, généralisé, implanté et légitimé, et qu’il est intégrable au système linguistique du français […]. » Or, le calque est par définition intégré, ce que nos auteurs n’ont pas vu. Car le calque est justement le moyen d’intégrer un emprunt : le français n’utilise pas l’emprunt intégral sky scraper mais le calque gratte-ciel. Dès sa première apparition en français, gratte-ciel était intégré au système linguistique ! Faire de l’intégrabilité au système linguistique un critère d’acceptation d’un calque est une absurdité.

5. L’énoncé de politique précise que l’emprunt doit aussi être « légitimé ». Qu’est-ce à dire ? À la page 25, on nous apprend qu’un emprunt légitimé est un « emprunt linguistique reçu dans la norme sociolinguistique d’une langue, accepté par la majorité des locutrices et des locuteurs d’une collectivité donnée. » La majorité des Québécois utilisent des anglicismes comme joke, à date, coconut, céduler, set de vaisselle, etc. : ils sont « généralisés » et « implantés » (sic, c’est une tautologie) ainsi qu’utilisés par la grande majorité des Québécois depuis bien plus de 15 ans. Et si les mots ont un sens, les anglicismes qui figurent depuis des décennies dans des textes de loi et dans des textes normatifs (pensons aux conventions collectives) doivent donc être aussi considérés comme légitimés.
À quelques reprises, la Politique de l’emprunt linguistique parle d’emprunts rejetés parce qu’ils sont « non légitimés » (p.ex. p. 16), sans plus d’explication. On ne sait pas qui décide de cette non-légitimation. Toutefois, l’ancienne présidente du Comité d’officialisation de l’Office a levé une partie du voile sur le processus de légitimation : « Seuls sont finalement admis les emprunts qui sont d’usage standard, couramment acceptés, voire valorisés dans les meilleurs écrits qui servent de référence au Québec et qu’on peut retrouver dans des ouvrages tels que le Multidictionnaire de la langue française et Usito » (Le Devoir, 27 septembre 2017). Or demande Nadine Vincent, professeur à l’Université de Sherbrooke, « sur qui se basent les ouvrages normatifs pour accepter ou critiquer un emploi : bien souvent sur l’OQLF ! » (Le Devoir, 29 septembre 2017). Le parfait cercle vicieux ! Admettons que tout cela ne fait pas très sérieux.

6. Le document de l’Office est loin d’être exempt de confusions. Ainsi, l’emprunt lexical est défini (p. 25) comme une « unité lexicale empruntée intégralement (forme et sens) ou partiellement (forme ou sens seulement) à une autre langue ». Essayons d’être le plus clair possible. Un emprunt lexical, c’est l’emprunt d’un mot. Quand on emprunte un mot, on emprunte à la fois non seulement sa forme sonore et graphique mais aussi son sens : par exemple, le mot iceberg en français a la même forme et le même sens qu’en anglais. Comment peut-on emprunter la forme seulement, sans le sens ? Pour ce faire, il faudrait, par exemple, que j’emprunte le mot anglais crumble et que je lui donne un sens qu’il n’a pas dans sa langue d’origine : au lieu de « croustade », je décide qu’il signifiera « pâté chinois ». Quelle absurdité, n’est-ce pas ? Les auteurs de la Politique pensaient peut-être à des mots comme footing ou pressing : mais ces mots n’existent pas dans ce sens en anglais, ce sont de faux emprunts, de faux anglicismes.

7. L’OQLF pose comme critère d’acceptation des anglicismes leur réception dans « la » norme sociolinguistique du français au Québec (p. 7). On parle de cette norme au singulier. Norme sociolinguistique unique, définie par on ne sait qui, en référence à on ne sait quel groupe. Cela est une absurdité. Car le Québec, comme toute société, n’est pas homogène. Les sociolinguistes savent bien qu’il existe plus d’une norme dans une société. Selon sa classe sociale, sa région, son groupe ethnique, son âge, etc., on a tendance à adopter des variétés non standard comme emblèmes de solidarité. À cela s’opposent des normes sociales qui agissent dans l’ensemble de la communauté et qui tendent à valoriser les usages considérés comme standard. Dans les faits, la plupart des personnes alternent, à des degrés divers, entre formes standard et formes non standard selon les situations de communication.

8. Les auteurs de la Politique de l’emprunt linguistique donnent de « la » norme sociolinguistique une définition discriminante : « Norme qui, dans une langue donnée, fait la promotion d’un ensemble d’usages considérés comme légitimes et qui sont valorisés, au détriment d’autres usages. » (p. 27) Cette définition est très réductrice et ouvre la voie à l’exclusion sociale. À ce sujet, je me permettrai de vous citer les paroles d’un ancien député de votre parti, M. Pierre-Étienne Laporte, ancien président de la Commission de protection de la langue française, puis de l’Office de la langue française, puis du Conseil de la langue française (Commission permanente de la culture de l’Assemblée nationale, séance du 5 septembre 1996) :

[…] il faut faire preuve, en particulier dans le domaine pédagogique, pour qu'une fois qu'une variété linguistique est reconnue comme la variété légitime on évite de créer de l'exclusion sociale.
[…] entre nous et vous, il y a, disons, un désaccord qui tient au besoin que nous ressentons d'être d'autant plus prudents qu'ayant réussi à nous libérer de certaines exclusions que d'autres avaient voulues pour nous, nous ne nous retrouvions pas à nous exclure nous-mêmes ou à exclure par nous-mêmes certains de nos concitoyens qui ne se placent pas seulement à différents niveaux d'une échelle de niveaux de langue, mais qui parlent un français québécois populaire, comme certains de nos amis français ont bien mis en évidence qu'en France il se parle – s'écrit, c'est autre chose – un français populaire.
Lacordaire disait qu’« entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit ». Il en va un peu de même en matière de langue : c’est la connaissance de la langue standard, c’est son enseignement à tous qui peuvent permettre de réduire, même de surmonter, la discrimination sociale.

9. La Politique de l’emprunt linguistique n’est pas à l’abri de la tautologie. C’est ainsi qu’on y affirme qu’« un emprunt en usage en français au Québec est accepté […] s’il est non récent, généralisé, implanté et qu’il est légitimé ». Si un emprunt est généralisé, c’est qu’il est implanté ; et s’il est implanté, on peut croire qu’il est généralisé. On comprend mal le subtil distinguo par lequel on nous invite « à ne pas confondre emprunt généralisé et emprunt implanté » (p. 25).

10. Parmi les problèmes conceptuels que contient le document, je mentionnerai aussi cette contradiction : on définit un emprunt généralisé comme « employé par une grande proportion, voire la majorité des locutrices et des locuteurs d’une collectivité » (p. 25) mais au paragraphe suivant on écrit qu’un emprunt peut être « généralisé dans le corpus documentaire consulté », ce qui réduit considérablement le spectre de la généralisation. Cette contradiction met en lumière toute l’ambigüité de la démarche de l’Office : l’Office devrait s’occuper en priorité des vocabulaires techniques, pas de la langue de tous les jours (le gouvernement québécois a justement subventionné à coups de millions un dictionnaire, Usito,  basé à Sherbrooke, pour rendre compte de la langue générale). Et il est alors normal qu’un emprunt spécialisé n’apparaisse que dans un corpus documentaire technique (langue écrite) et qu’il ne soit pas employé « par une grande proportion, voire la majorité des locuteurs » (langue parlée).

11. Le document donne indistinctement comme exemples des mots québécois empruntés surtout à l’anglais, quelques fois à des langues autochtones, mais aussi des mots admis depuis longtemps dans les dictionnaires généraux du français. Ils y ont été admis avant même que l’Office existe. On n’a par conséquent jamais demandé à l’Office de se prononcer sur les mots slalom (attesté en français depuis 1905), manitou (1627), toundra (1876), etc., et on se demande ce qu’ils viennent faire dans un énoncé de politique consacré aux emprunts en français québécois.

12. La Politique de l’emprunt linguistique définit la langue standard comme l’« ensemble des faits linguistiques qui, etc. ». C’est comme si on définissait la médecine comme un ensemble de symptômes ou le droit comme un ensemble de jugements. Un siècle après le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, après les travaux du Cercle linguistique de Prague sur la langue standard dans les années 1930, il est pitoyable de voir que l’Office se contente de définir la langue standard comme un ensemble de faits. Une langue standard, c’est une variété linguistique, un dialecte, qui est utilisée dans l’enseignement et comme langue de l’État. C’est un dialecte qui a réussi. Ou, comme on le dit souvent dans les cours d’introduction à la linguistique, c’est un dialecte doté d’une armée et d’une marine de guerre. Ce n’est pas un simple amoncellement de faits linguistiques.

J’espère que ces commentaires inciteront votre gouvernement à demander à l’Office québécois de la langue française de revoir son document Politique de l’emprunt linguistique.


Veuillez croire, Monsieur le Premier Ministre, à l’expression de ma haute considération.

Jacques Maurais

lundi 21 mai 2018

Rien à déclarer !


À la suite d’une intervention récente de M. Robert Auclair, président-fondateur de l’Asulf (Association pour le soutien et l’usage de la langue française) en faveur de la formulation déclaration de revenus plutôt que déclaration d’impôt(s) ou rapport d’impôts, j’ai voulu vérifier ce qu’en disait le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF). Comme plus rien ne m’étonne en ce qui concerne le GDT, c’est sans surprise que j’ai découvert que déclaration d’impôt(s) fait partie des « termes privilégiés » par l’OQLF. C’est un exemple de plus du virage lexicographique du GDT aux dépens d’une orientation proprement terminologique : c’est ce qui a été dénoncé par d’anciens terminologues de l’OQLF dans le manifeste Au-delà des mots, les termes. Le GDT enregistre un usage critiqué même si, dans ce cas-ci, il va à l’encontre des pratiques administratives et du terme utilisé dans la loi. Le rôle de l’OQLF est de guider l’usage administratif, pas de semer la confusion. Et un dictionnaire comme Usito peut, lui, enregistrer à bon droit cet usage (rappelons qu’Usito a pour habitude de signaler tout ce qui, un jour ou l’autre, a été critiqué). D'ailleurs d'autres dictionnaires généraux, à commencer par le Trésor de la langue française informatisé, enregistrent l'expression déclaration d'impôt. La question demeure: le GDT est-il un dictionnaire terminologique ou un dictionnaire général?


La fiche du GDT ajoute : « certains lexicographes jugent que déclaration d'impôt (ou d'impôts) est un emploi abusif, bien que courant. » Ce serait aussi aux terminologues, ce serait même surtout aux terminologues d’affirmer que le terme constitue un emploi abusif.


Un autre membre de l’Asulf, M. André Breton, m’a transmis la fiche de la banque Termium (Bureau de la traduction, Ottawa) qui, ce n’est pas la première fois, contredit la position de l’OQLF : « déclaration d'impôt sur le revenu; déclaration d'impôt : ces termes ne doivent plus être utilisés ». On ajoute que l'Agence du revenu du Canada a uniformisé le terme déclaration de revenus.


dimanche 20 mai 2018

Comparaison n’est pas raison


L’Office québécois de la langue française (OQLF) a publié, à la toute veille du congé pascal, une étude sur l’évolution de l’affichage commercial dans l’île de Montréal. Cette étude est principalement consacrée à l’évaluation de la conformité des messages affichés à la réglementation en vigueur en 2017. On y fait aussi des comparaisons avec le taux de conformité en 2010 même si la réglementation en matière d’affichage a changé en 2016. On ne sera donc pas étonné de lire :

Les résultats permettent de constater une augmentation du taux de conformité de l’affichage public sur l’île de Montréal entre 2010 et 2017. Cela se voit particulièrement en ce qui concerne la conformité du nom d’entreprise affiché (de 83 % à 88 %) et de l’affichage général des entreprises (de 72 % à 78 %) (p. 40).


Il y a même une comparaison avec l’enquête de 1999:

En 1999, le taux de conformité des messages affichés par des commerces ayant pignon sur rue était significativement moins élevé (74 %) qu’en 2017. On constate aussi des différences significatives dans les zones ouest (de 66 % en 1999 à 81 % en 2017), centre (de 67 % à 84 %) et est (de 89 % à 95 %), ainsi que dans les secteurs E (de 82 % à 91 %) et O (de 68 % à 81 %).


Notons que l’on admet que « la comparaison a cependant ses limites » (note 31).


Ces comparaisons sont effectivement discutables étant donné l’importante césure que représente, en 2016, la nouvelle réglementation en matière d’affichage. Avant 2016, pour que l’affichage d’un commerce soit conforme, le français devait être nettement prédominant alors que maintenant on se contente d’une présence suffisante. On estimait que le français était nettement prédominant si les messages en français étaient deux fois plus nombreux ou étaient écrits en caractères deux fois plus gros ou encore écrits dans une couleur plus voyante (c’était le règle du « deux pour un » inspirée d’un jugement rendu par la Cour suprême). Aujourd’hui, il suffit de l’affichage permanent d’un menu en français dans une vitrine ou d’un mot français accompagnant une marque de commerce anglaise pour assurer une présence suffisante du français.


samedi 19 mai 2018

Le recul du français dans l’affichage commercial à Montréal


L’Office québécois de la langue française a publié, à la veille du congé pascal, une étude sur les langues dans l’affichage commercial à Montréal. Le président de l’Office a parlé des « progrès notables que cette étude nous révèle quant à la conformité de l’affichage public ». La conformité de l’affichage à la réglementation linguistique est en effet passée, de 2010 à 2017, de 72 % à près de 78 %, nous dit le communiqué du 28 avril. Parmi les éléments pouvant expliquer cette hausse, on mentionne au passage « les nouvelles dispositions réglementaires ». Soyons clairs : on a changé les règles, elles sont plus souples aujourd’hui. Pas étonnant donc que l’on constate une augmentation de la conformité. Normalement, on devrait s’abstenir de faire ce genre de comparaison.

En revanche, pour ce qui est de la présence, ou plutôt de la concurrence, des langues dans l’affichage, l’Office a un sursaut de scrupule et affirme qu’on ne peut faire de comparaison avec les enquêtes antérieures parce qu’en 2017 l’enquête avait inclus les centres commerciaux contrairement à celles de 1997 et de 1999 et que ces dernières n’avaient pas pris en compte les raisons sociales dans les analyses de la conformité à la réglementation. Or, dans les analyses portant sur le visage linguistique de Montréal, on avait inclus en 1997 et 1999 les raisons sociales. On aurait donc très bien pu produire un tableau comparant 1997 et 2017 en retranchant du fichier de 2017 les centres commerciaux. Il nous semble que c’est simple comme… bonjour, hi ! D’autant que dans le rapport (note 31) on trouve même une comparaison avec le taux de conformité de l’affichage en 1999. De plus, les auteurs précisent qu’ils ont repris le « cadre méthodologique » des études antérieures (note 3). Les raisons invoquées pour ne pas faire de comparaison entre 1997 et 2017 sont donc bien faibles. Rien n’empêchait l’Office de faire ces comparaisons pour suivre l’évolution de l’affichage des commerces ayant pignon sur rue, à défaut de pouvoir inclure les centres commerciaux dans l’analyse diachronique. D’autant plus que la méthodologie mise au point dans les années 1990 avait justement pour objectif de permettre de suivre cette évolution.

Les auteurs de l’étude nous fournissent suffisamment d’éléments pour effectuer nous-mêmes ces comparaisons. Commençons par la constatation que la proportion des messages d’où le français est absent est significativement plus grande en 2017 dans les commerces ayant pignon sur rue (14,1 %) que dans les centres commerciaux (6,9 %). On peut donc faire l’hypothèse que, dans une comparaison entre les données de 2017 (qui incluent les centres commerciaux) et celles des enquêtes antérieures (qui les excluent), la présence du français sera surévaluée en 2017.

On verra que la comparaison ne relève pas des écarts insignifiants entre 1997 et 2017. Au contraire, les écarts sont importants. Par conséquent, il y a lieu de croire que cela reflète un mouvement réel.

Présentons d’abord la situation en prenant le commerce comme unité d’analyse. Commençons par voir quel est le pourcentage des commerces dont l’affichage n’est rédigé qu’en français ou qu’en anglais. Le tableau qui suit est basé sur le graphique de la page 23 de l’étude de 2017 et le tableau 4 de l’étude publiée en 2000. (Les tableaux qui suivent ont été simplifiés, c’est pourquoi la somme des colonnes ne donne pas 100 %.)

Pourcentage des commerces ayant pignon sur rue selon la langue d’affichage, île de Montréal, 1997, 1999 (sans les centres commerciaux) et 2017 (sans les centres commerciaux)

1997
1999
2017
Français uniquement
52
47
22,8
Anglais uniquement
2
2
(1,6*)
*Ce dernier chiffre inclut les messages des centres commerciaux ; compte tenu de ce que nous révèle par ailleurs l’enquête, on peut estimer que dans les commerces ayant pignon sur rue la proportion doit être proche de 2 %
Le tableau se lit comme suit : en 1997, 52 % des commerces n’affichaient qu’en français, etc.

Dans les commerces ayant pignon sur rue, l’unilinguisme français est passé de 52 % en 1997 à 22,8 % en 2017. Les données de la première ligne sont rigoureusement comparables entre elles puisque l’Office nous donne, page 23, un graphique qui porte précisément sur l’affichage des messages en français dans les commerces ayant pignon sur rue. On essaiera peut-être de faire valoir que les données du graphique de 2017 représentent des effectifs réels non pondérés au contraire des enquêtes de 1997 et de 1999. Ces réserves seraient valables si nous n’avions affaire qu’à des écarts insignifiants. Mais une différence de près de 30 points ne peut simplement s’expliquer par des considérations méthodologiques. Si l’unilinguisme français diminue et que l’unilinguisme anglais se maintient au fil des ans, c’est bel et bien parce qu’il y a progression du bilinguisme.

Nous venons de voir la situation des commerces qui n’affichent qu’en français (ou qu’en anglais). Voyons maintenant la situation des commerces qui affichent du français (français seulement ou français avec une autre langue).

Distribution des commerces ayant pignon sur rue, selon le pourcentage de messages où il y a du français, île de Montréal, 1997, 1999, 2010 (sans les centres commerciaux) et 2017 (sans les centres commerciaux)

1997
1999
2010
2017
De 0 à 49 %
1,4
1,7
14

De 50 % à 74 %
6,4
6,8
22

De 75 % à 99 %
14,8
17,1
23

100 %
77,4
74,4
41


Voici comment il faut lire le tableau précédent : en 1997, dans 77,4 % des commerces, tous les messages étaient en français ou avaient une version française accompagnant l’autre langue ; 14,8% des commerces avaient du français dans 75 % à 99 % de leurs messages, etc.

En 2010, 41 % des commerces ayant pignon sur rue avaient 100 % de leurs messages en français seulement ou en français accompagnant une autre langue comparativement à 77,4 % en 1997. Une baisse de 36,4 points. Nous n’avons pas les données pour 2017.

Enfin, on peut présenter le visage linguistique global de l’île de Montréal en ne prenant plus comme unité d’analyse le commerce mais en envisageant l’ensemble des messages. Pour ce faire, nous ferons appel au tableau de la page 24 de la dernière étude et à celui de la page 51 de l’étude publiée en 2000 que nous présenterons de façon simplifiée. Les données de 2017 incluent les centres commerciaux.

Présence des langues dans l’affichage en pourcentage, île de Montréal, 1997, 1999 (sans les centres commerciaux) et 2017 (avec les centres commerciaux)

1997
1999
2017
Français uniquement
73,3
69,0
65,0
Français et anglais
7,3
9,2
7,8
Langue indéterminable
13,1
14,4
20,3
Anglais seulement
4,5
5,8
5,1
Le tableau se lit ainsi : en 1997, 73,3 % des messages affichés étaient rédigés uniquement en français, 4,5 % étaient rédigés uniquement en anglais, etc.

Les conclusions que l’on peut tirer du dernier tableau sont les suivantes : dans l’ensemble des messages affichés, l’unilinguisme français passe de 73,3 % en 1997 à 65 % en 2017. C’est une baisse de plus de 8 points. Le bilinguisme se maintient de même que l’unilinguisme anglais. La proportion des messages dont la langue est indéterminable (noms propres, toponymes, etc.) a cru de façon importante (hausse de 7,2 points).

Rappelons que dans le dernier tableau il ya un biais en faveur du français en 2017. Comme nous l’avons indiqué plus haut, ces dernières comparaisons, qui incluent les centres commerciaux, surévaluent la présence du français en 2017 dans les messages affichés sur les devantures des commerces ayant pignon sur rue à Montréal.

Voir aussi : Impératif français, L’affichage en français à Montréal, 1997-2017 : vingt ans de recul



lundi 7 mai 2018

Le GDT encore en retard sur l’usage


Le juge à la retraite Robert Auclair, président-fondateur de l’Asulf (Association pour le soutien et l’usage de la langue française), vient de me communiquer un entrefilet de L’Acadie nouvelle où on peut lire les mots goalball et goalballeur :


Cliquer sur l'image pour l'agrandir


Wikipedia nous apprend que le gaolball est un sport inventé après la Deuxième Guerre mondiale. L’Office québécois de la langue française (OQLF) n’a pas encore eu le temps de traiter ce mot. Les terminologues du gouvernement fédéral ont été plus rapides sur leurs patins puisqu’on trouve dans Termium une fiche sur ce mot datant de 2016 :

Français
Domaine(s)
·         Sports d'équipe (Généralités)
·         Sports adaptés
·         goalball 
CORRECT, MASC
CONT
Le goalball est réservé exclusivement aux athlètes ayant une déficience visuelle et se joue avec une balle qui contient des clochettes. Deux équipes de trois joueurs s'affrontent sur un terrain intérieur muni de lignes tactiles et de buts à chaque extrémité. Puisque les athlètes doivent entendre le ballon et se concentrer, on demande aux spectateurs de rester silencieux lorsque le jeu se déroule; il est toutefois permis d'encourager une équipe après un but. 
Terme(s)-clé(s)
·         goal-ball


Dans le dernier billet de son blog, Lionel Meney se demande justement : où est passée la terminologie québécoise ?


mercredi 2 mai 2018

En odonymie, on dévoie le sens des mots


L’Office québécois de la langue française (OQLF), on l’oublie trop souvent, ne cesse d’enrichir la langue française. À preuve cet exemple, passé largement inaperçu. En janvier 2017, l’OQLF a donné au mot place un nouveau sens : dorénavant, une place peut être une « voie de communication donnant accès à un espace public découvert ».

 
Cliquer sur la fiche pour l'agrandir

Comme l’indique la fiche ci-dessus, cette « voie de communication » s’appelle en anglais… square.
  
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler la définition du mot place dans le Trésor de la langue française informatisé – rien à voir avec une voie de communication, c’est plutôt un lieu public où aboutissent des voies de communication :

1. Place publique et, p.ell., place. Dans une ville, une agglomération ou un village, lieu public consistant en un espace plus ou moins large, découvert et le plus souvent entouré de bâtiments publics, où aboutissent plusieurs rues ou avenues, et où ont lieu souvent des activités commerciales, festives ou publiques. Place principale, grand'place, place de l'église, du marché, de la mairie; place déserte, vide, noire de monde, silencieuse, éclairée; arbres, fontaine(s), monument(s) d'une place; angle(s), coin(s), centre de la place; contourner, traverser la place, faire le tour de la place, s'installer sur la place; foire, marché sur la place. La cour est pleine comme une place un jour de marché (R. Bazin,Blé, 1907, p.350)


Le Grand dictionnaire terminologique (GDT) contient quelques autres bizarreries. Ainsi, il nous enseigne qu’un panier peut être… un chariot :



Ne vous en faites pas, comme le dit sentencieusement la fiche « jouabilité » du GDT, « parfois, les mots finissent par prendre le sens que l’usage leur donne » :

Extrait de la fiche «jouabilité» (2010) 

mardi 1 mai 2018

Propos discutables sur les emprunts linguistiques

  
Il y aurait eu tant à dire sur larticle de Jean-Benoît Nadeau dans Le Devoir d’hier, tant de demi-vérités à corriger, que je me suis bien gardé de mettre en ligne un commentaire sur le site du journal. Mais comme cela continue de me démanger, je ne puis m’empêcher de publier quelques commentaires sur ce texte qui prétend présenter les résultats de « l’une des rares linguistes ayant étudié les emprunts linguistiques sur une base scientifique. » Cette seule phrase a de quoi inquiéter.


On lit dans ce fa/umeux article, « … on se méprend sur le sens du travail terminologique de l’OQLF. Il vise à moderniser la langue… » Vraiment ? Alors pourquoi l’Office n’affirme-t-il pas clairement que le mot vidanges, dont le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) rappelle qu’il figure dans le dictionnaire de l’Académie de… 1762, est un archaïsme en français standard tout comme chambre de bain ou route de gravelle (« le mot gravelle est attesté en ancien français », nous dit le GDT) ?


Continuons la citation : « … il vise à faire que le français du Québec, en contact avec l’anglais, ne s’écarte pas trop du tronc commun francophone… » Si tel est l’objectif de l’Office, alors pourquoi continuer de faire la promotion de calques ou d’emprunts sémantiques comme têtes-de-violon (fiddle-heads, « crosses de fougère »), à l’emploi de (in the employ of), déductible (« franchise », dans le domaine des assurances), détour (au sens de « déviation »), etc. ?


La sociolinguiste que le journaliste a interviewée déclare :

… presque chaque fois, l’emprunt est francisé immédiatement sur le plan grammatical et syntaxique. On dira : « J’ai “dealé”», « Une grosse beach », « Payer les bills » (sans prononciation du s). Ce processus se fait spontanément chez tous les locuteurs, peu importe leur niveau d’instruction. 


Cet argument détruit l’un des critères sur lesquels se base la dernière Politique de l’emprunt linguistique de l’OQLF, l’intégrabilité des emprunts au système linguistique du français. Si, « presque chaque fois, l’emprunt est francisé immédiatement », le critère d’intégrabilité mis de l’avant par l’Office ne peut servir de filtre à l’acceptation des anglicismes.


Je terminerai par la remarque la plus discutable de la sociolinguiste :

« Considérez une langue qui a beaucoup emprunté, comme l’anglais, dit Shana Poplack. Un tiers du vocabulaire anglais de base est d’origine française. Est-ce que c’est moins de l’anglais ? »


On dirait bien que, pendant ses études, elle n’a jamais eu à suivre un cours de vieil-anglais. On appelait autrefois cet état de langue Anglo-Saxon, ce qui montrait bien sa différence avec l’anglais actuel.


L'auteur, Henry Sweet, a inspiré en partie le personnage de Henry Higgins
dans le Pygmalion (My Fair Lady) de George Bernard Shaw

À la suite de la conquête normande, le vieil-anglais a beaucoup évolué, certains diraient qu’il s’est créolisé. Un anglophone d’aujourd’hui ne peut lire sans préparation un texte comme l’épopée médiévale Beowulf dont voici le début :

Hwæt! We Gardena in geardagum,
þeodcyninga, þrym gefrunon,
hu ða æþelingas ellen fremedon.


Traduction, si l’on peut dire, en anglais moderne:

LO, praise of the prowess of people-kings
of spear-armed Danes, in days long sped,
we have heard, and what honor the athelings won!


En comparaison, le français a moins évolué puisqu’un francophone scolarisé (bon, pas mal scolarisé) réussit à comprendre le sens du début de la Chanson de Roland :

Carles li reis, nostre emperere magnes,
Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne :
Tresqu’en la mer cunquist la tere         altaigne.

Charles le roi, notre grand empereur,
Sept ans entiers est resté en Espagne :
Jusqu’à la mer, il a conquis la haute terre