jeudi 24 mars 2022

La féminisation au XIXe siècle

 

D’une lecture récente, j’extrais ce passage sur la féminisation d’un titre sur laquelle on s’interrogeait déjà au XIXe siècle :

 

[…] j’ai mis un mot à Phellion, dont la femme est liée avec Mme Pron, la successeur

– La successrice, dit Mme Minard.

– Eh ! non, ce serait la successeresse, comme on dit la mairesse, reprit Thuillier, des demoiselles Lagrave, et qui est une Barniol […].

Honoré de Balzac, Les Petits Bourgeois, Paris, Classiques Garnier, 2008, p. 440

 

On ne trouve guère ce mot que dans l’ancienne langue. Voici ce qu’en dit le Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle…, Paris, Bouillon, 1892, p. 586 :

 

 

 

On trouve aussi dans le même dictionnaire la forme successeure, aujourd’hui préconisée par la Banque de dépannage linguistique de l’Office québécois de la langue française (OQLF) :

 


 

Quant au Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’OQLF, on n’y trouve le féminin successeure que dans la fiche « dauphin » à titre de forme utilisée « dans certains contextes ».

 

mercredi 16 mars 2022

Chanel One

 

 


Il est beaucoup question ces dernières heures de la journaliste Marina Ovsiannikova qui s’est pointée avec une affiche anti-guerre derrière la présentatrice du journal télévisé de Pervyj Kanal (Первый канал). Sur la chaîne française CNews, la première chaîne russe est devenue… Chanel One. Tant qu’à mal parler l’anglais, pourquoi ne pas dire Chanel numéro 1 ?

 

mardi 15 mars 2022

Emprunts de luxe et emprunts de nécessité

 

Dans un billet publié le 16 février dernier, je faisais la liste des mots anglais présents dans le dernier roman de Michel Houellebecq, Anéantir. Une lectrice m’a envoyé le commentaire suivant : « ces emprunts sont tout à fait inutiles et ne cèdent qu’à la mode de parsemer un texte de mots anglais ».

 

Cette opinion se base sur la vieille dichotomie emprunts de luxe et emprunts de nécessité qui était le fondement en 1980 de la première politique de l’emprunt linguistique de l’Office (pas encore québécois) de la langue française. L’Office s’est depuis ravisé.

 

Dans un colloque tenu en 2016 au Musée de la civilisation à Québec, les responsables de la nouvelle politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la langue française (OQLF) déclaraient :

 

L’évaluation des emprunts s’est effectuée pendant longtemps en fonction de la dichotomie entre emprunt de luxe et emprunt de nécessité […] (p. 278). […]… la coexistence d’un terme français avec un emprunt à l’anglais n’est plus, dorénavant, un critère de rejet absolu de ce dernier. […] l’acceptation d’emprunts qui sont en coexistence avec des termes français ne signifie pas que les unités empruntées seront nécessairement préférées à ces derniers dans les fiches du Grand dictionnaire terminologique, mais plutôt qu’ils constituent des désignations possibles et acceptables pour un concept donné (p. 280).

 

La nouvelle position de l’Office est déplorable. Je trouve que ma lectrice a bien raison de tenir à la notion d’emprunt de luxe.

 

Les auteurs de la nouvelle politique de l’OQLF auraient pu faire intervenir dans leur réflexion les notions de dénotation et de connotation.

 

Du point de vue de la dénotation, les emprunts dispatcher, job, resort, compliant, etc. que l’on trouve dans le texte de Houellebecq font double emploi avec des termes qui existent déjà en français. Ils sont donc inutiles.

 

Mais, du point de vue de la connotation, ils servent à quelque chose : ils contribuent à distinguer socialement les personnes qui les utilisent, à signaler qu'elles ne font pas partie du vulgum pecus. Sur la question de la distinction sociale, je renvoie aux travaux de Pierre Bourdieu.

 

On pourrait aussi faire intervenir deux notions de la sémiologie : indice et signal. Un indice est « un fait immédiatement perceptible qui nous fait connaître quelque chose à propos d’un autre qui ne l’est pas. Mais tout indice n’est pas un signal. » En effet, le signal, même s’il appartient à la catégorie des indices, s’en distingue parce qu’il provient d’une volonté de l’émetteur : « pour qu’un fait perceptible constitue un signal, il faut, d’abord, qu’il ait été produit pour servir d’indice » (Luis J. Prieto, « La sémiologie », dans André Martinet, Le langage, Paris, Gallimard, « Encyclopédie de la Pléiade », 1968, p. 95-96). Dans cette perspective, les emprunts de luxe sont des signaux qui ont été produits pour servir d’indices.

*   *   *

Un blogueur anonyme veut « en finir », comme il dit, avec la notion d’emprunt linguistique. J’ai essayé de commenter son billet mais, pour ce faire, il aurait fallu que je m’identifiasse et inscrivisse mon adresse électronique alors que lui publie visière baissée sans donner d’adresse. Comme je sais qu’il lui arrive de lire mes billets, je vais lui répondre ici. Très brièvement d’ailleurs. Car l’expression emprunt linguistique est tout simplement un terme descriptif. Les mots passent d’une langue à l’autre depuis qu’il y a des langues différentes – donc depuis la tour de Babel. Le linguiste se contente de constater que tel mot vient de telle langue ou que telle tournure imite celle de telle autre langue. Sans jugement de valeur.

Par ailleurs, les dictionnaires ont l’habitude de faire la distinction entre « emprunt à l’anglais » et « anglicisme ». Dans le premier cas, le mot est considéré tout simplement comme un mot français, on se contente de mentionner son origine. Dans le second, son usage est critiqué.

 

mercredi 2 mars 2022

La langue russe et la langue ukrainienne


 

Le russe et l’ukrainien, jusqu’à quel point est-ce la même langue ?

Un texte de Patrick Sériot paru dans le quotidien genevois Le Temps apporte une réponse. Patrick Sériot, qui donne l’autorisation de faire circuler son texte, est professeur honoraire de linguistique slave à l’Université de Lausanne.

 

La logique des mots

Que vient faire la langue dans la géopolitique ? Comprendre la vision du monde de V. Poutine suppose qu’on s’intéresse de près à cette question, qui attire peu l’attention en Europe occidentale, à l’exception de la Catalogne.

Le russe et l’ukrainien sont des langues différentes mais proches, comme sont proches l’espagnol et l’italien, mais moins que le tchèque et le slovaque, langues officielles de deux États différents, moins encore que le serbe et le croate, pratiquement identiques.

Après des siècles d’interdiction et de répression de la langue ukrainienne dans la Russie tsariste, puis de russification des normes de l’ukrainien sous Staline, l’immense majorité des citoyens ukrainiens sont bilingues, ou du moins comprennent parfaitement l’autre langue. Beaucoup d’entre eux parlent un mélange des deux langues, appelé le surzhyk, ou passent d’une langue à l’autre en fonction des interlocuteurs ou de la situation. Il est donc impossible de faire des statistiques fiables sur la répartition des langues, même si la question de la langue fait partie des recensements de population. Le gouvernement ukrainien a peut-être été maladroit d’imposer l’ukrainien comme seule langue officielle et de transformer le russe en langue étrangère au même titre que l’anglais, ce qui a profité à la démagogie poutinienne qui a argumenté sur la «répression» dont seraient victimes les «Russes» en Ukraine. Or «les Russes» en Ukraine ne sont pas «des Russes». Une nuance sémantique fondamentale doit être prise en compte : en Europe orientale certains pays font une différence entre «nationalité» et «citoyenneté». La citoyenneté est l’appartenance à un État (définition politique, non essentielle), la nationalité est une identité ethnique (essentielle, inaliénable). La nationalité se définit, entre autres, par la langue. Sur les papiers d’identité soviétiques était inscrite la «nationalité» : russe, ouzbèque, lettone, juive, ukrainienne… En 1975 A. Solzhenitsyne a été privé de sa citoyenneté soviétique, mais les sbires du KGB n’auraient jamais eu l’idée de le priver de sa nationalité russe, idée dénuée de sens. Cette double appartenance subsiste dans la Russie post-soviétique (même si elle n’est plus mentionnée sur les papiers d’identité), mais pas en Ukraine, où tous les citoyens sont ukrainiens au même titre que ceux dont la langue maternelle est le hongrois ou le roumain. 

Dans cette logique du point de vue russe, les Suisses romands, parce qu’ils sont francophones, sont des citoyens helvétiques de nationalité française, qui rêveraient de réintégrer un jour la mère-patrie, comme les Tessinois des citoyens helvétiques de nationalité italienne, injustement séparés de la mère-patrie, logique irrédentiste. À l’inverse, les Bretons, les Basques et les Alsaciens sont, toujours de ce point de vue, des citoyens français, de nationalité bretonne, basque ou alsacienne.

Cette définition de l’identité, ou appartenance d’un individu à un groupe remonte à l’opposition entre la définition française jacobine, politique, de la nation, et la définition allemande, romantique, culturelle, d’où la différence entre Gemeinschaft (essentielle, naturelle) et Gesellschaft (superficielle, non essentielle) (un thème récurrent de l’idéologie völkisch au début du XXe siècle).

Toute comparaison doit être maniée avec précaution, mais une s’impose : en 1938 pour Hitler les citoyens tchécoslovaques de langue allemande étaient «des Allemands», dont le territoire (les Sudètes) devait revenir dans le giron de la nation. Pour Poutine, les citoyens ukrainiens de langue maternelle (ou principale) russe sont «des Russes» avant d’être des citoyens ukrainiens. Il est donc logique, dans cette idéologie déterministe, que le territoire où ils sont en majorité revienne à la mère-patrie, dont ils n’auraient jamais dû être séparés. Mais cette logique a un prix : le mépris total de tout choix démocratique, de toute auto-détermination, puisque, dans ces conditions, l’individu n’existe pas en dehors du groupe auquel il est censé appartenir : la «nation» au sens ethnique. 

Le discours de Poutine n’est pas raciste (au sens biologique), mais ethniciste. Or, au final, la différence n’est pas grande, puisque pour lui la démocratie n’est qu’une faiblesse décadente, un facteur de division, et que seul compte le déterminisme ethnique. Chauvinisme, xénophobie et mépris du droit en sont l’expression la plus manifeste.

Quant Poutine prétend défendre ce qu’il appelle «nos concitoyens» ou «nos compatriotes» opprimés en Ukraine, il est indispensable de décoder ces mots démagogiques dont le sens premier a été détourné. Considérer que l’appartenance ethnique prime sur l’appartenance citoyenne est une idéologie politique dangereuse, qui repose sur l’idée de pseudo-naturalisme, à savoir que tout russophone, quelle que soit sa citoyenneté, est en même temps redevable de son être profond à l’État russe.

La Lettonie (membre de l’UE), où réside une importante minorité russophone, sera-t-elle la prochaine cible de la reconstitution de l’Empire soviétique ? La fragile Moldavie, presque bilingue, n’est-elle pas encore plus en danger ?