mercredi 27 octobre 2021

Des fiches en forme de poire

Ne sachant quel titre donner à ce billet, je me suis bêtement rabattu sur Satie et ses Morceaux en forme de poire.


 

Dans des billets récents, j’ai noté qu’il y avait une amélioration dans la production des fiches du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF), à en juger du moins par les quatre fiches qu’on met en vedette chaque mois sur la page d’accueil. On a apparemment cessé de faire référence à la nébuleuse « norme sociolinguistique du français au Québec ». Je dois cependant légèrement déchanter aujourd’hui à la lecture du dernier florilège.

 

Dans la fiche « fauteuil poire », on lit : « Bien que l'emprunt à l'anglais bean bag soit d'emploi courant dans l'usage, il reste cependant parfois critiqué dans les ouvrages de référence. » Emploi courant dans l’usage ? La formulation est curieuse. Il aurait été plus idiomatique d'écrire : bien que l’emprunt soit d'usage courant. La note ajoute : l’emprunt « n'est pas conforme au système du français, puisqu'il adopte l'ordre des éléments selon la syntaxe anglaise (littéralement, « haricot sac »)». Bean bag est un terme anglais constitué de deux mots. Le terme est conforme à la syntaxe anglaise. En français, on a emprunté un terme anglais, pas deux mots anglais. La référence à la syntaxe anglaise ne saurait être une justification pour rejeter le terme en français.

 

Dans la fiche « disposition de dérogation », je ne comprends pas la phrase : « Les spécialistes de la langue critiquent par ailleurs le fait d'employer la préposition nonobstant en fonction de complément du nom. » Une préposition qui est complément du nom ? J’imagine que l’on critique l’emploi de la préposition nonobstant quand elle est en apposition au nom clause. Dans une apposition, les deux mots sont juxtaposés sans lien. Dans un complément du nom il y a un lien.

 

Un point positif pour terminer. Dans la fiche « parachutage », on lit cette observation de bon sens : le terme dropshipping « semble employé avec une certaine réticence dans les textes plus soutenus, ce qui se manifeste par l'emploi fréquent de l'italique ou des guillemets. »

 

jeudi 21 octobre 2021

Sur le wokisme

 

…il faut violer pour un moment la langue afin de peindre des travers nouveaux que partagent quelques femmes.

‑ Balzac, Illusions perdues

 

 

Son éditeur Leméac présente ainsi sur son site Internet le dernier roman de Biz, L’horizon des événements :

 

Le Biz sociologue est à l’œuvre ici : il tend sa loupe au-dessus du milieu universitaire, à l’heure des trigger warnings, des snowflakes et de la cancel culture, et dépeint, non sans humour, la peur s’emparant de ceux qui sont censés éduquer, mais qui plient et ploient l’échine pour préserver des acquis, une job, un pouvoir. En résulte le portrait d’un milieu qui ne sait plus ce qu’est le milieu...


 

On jugera du style et de l’humour de l’auteur par ce passage où le narrateur Achille Santerre, admirateur de Michel Houellebecq et spécialiste de Céline, va voir le directeur de son département, un Haïtien :

 

Le bureau de Napoléon Cherenfant était un bric-à-brac de cabane à canne à sucre. Dans un improbable micmac baroque and roll, les statuettes et les masques vaudou côtoyaient les sculptures de Saint-Jean-Port-Joli, un aviron et une ceinture fléchée. Sur le mur du fond trônaient fraternellement des portraits de Louis-Joseph Papineau et de Toussaint Louverture. Au bas des tableaux, Cherenfant avait fondu les devises du Québec et d’Haïti : Je me souviens que l’union fait la force (p. 180).

 

Biz rit gentiment, car la charge est de fait assez légère, des professeurs de l’« Université de Montréal au Québec » et de leurs étudiants prompts à se déclarer victimes de micro-agressions. Les hommes du roman perdent de plus en plus de pouvoir : « au département, les minorités étaient maintenant en majorité. À proprement parler, les femmes n’étaient pas une minorité, mais elles exerçaient le pouvoir. […] on comptait évidemment des gays, des lesbiennes et des personnes racisées, mais aussi deux trans et une Innue convertie à l’Islam » (p. 31). Les hommes vieillissants hétérosexuels et cisgenres se réfugient loin de l’université dans une taverne de l’Est qu’ils appellent le Parc jurassique.

 

Biz se moque des universitaires branchés et de leurs modes : « les féministes plus vieilles n’en démordaient pas : le mot bitch était misogyne et ne devait être employé sous aucun prétexte. Leurs consœurs plus jeunes considéraient que les femmes pouvaient se réapproprier le mot en B, comme les Noirs l’avaient fait avec le mot en N. Les gays et les transgenres non racisés ne savaient pas trop de quel bord se ranger. Le grand senestre écartelé dans son intersectionnalité » (pp. 112-113). Un prof déclare : « Corriger l’écriture inclusive, c’est l’enfer. Un sabir indéchiffrable. Ielle(s), les élu∙e∙s départementaux∙ales… Les celleux… Les ceuses ? Ça me prend quatre fois plus de temps par copie. » Un autre lui répond : « La seule chose que l’écriture inclusive n’inclut pas, c’est le style. C’est lourd, c’est lourd… Crisse que c’est beige. C’est pus de la littérature, c’est des documents de la Ville de Montréal » (p. 33). Propos de taverne, dira-t-on. Ils ont été effectivement tenus dans la taverne du Parc jurassique. Mais lisez maintenant cet extrait d’une réunion du département des littératures : « Moi, ch’t’écœuré d’être discrédité juste parce que je suis un gars ! Au mieux, ch’us un tas de marde, au pire un violeur potentiel » (p. 209).

 

On aura compris que Biz joue sur les niveaux de langue et que ses profs n’ont pas toujours un langage châtié. On navigue entre français standard, français familier ou argotique, « français standard en usage au Québec » et québécois familier : c’est ce que le linguiste Claude Poirier a appelé « l’intrication des mots régionaux et des mots du français général dans le discours québécois ».

 

Le vocabulaire de Biz comprend évidemment en majorité des mots de niveau neutre mais on y trouve ce que nos endogénistes appellent des francismes (ringardiser, cramer, tronche, galérer) et des québécismes (biscuits soda, stationnement au lieu de parking, combo, etc.). Des francismes comme ringardiser ou galérer ne se trouvent pas dans Usito, le dictionnaire du « français vu d’ici », mais de façon plus étonnante c'est aussi le cas de québécismes comme combo, ostiner (mais Usito a obstiner) ou comptoir à salades. En fait, pour être plus précis, ce dernier exemple figure bien dans Usito mais non dans la nomenclature, uniquement sous l’entrée bar à salades (« anglicisme critiqué »).

 

Si Biz s’en prend au wokisme, c’est uniquement à coups d’aiguille. On sent à sa lecture l’influence de Houellebecq. Mais Biz est moins pessimiste, à preuve son happy end.

 

Référence

Poirier, Claude (1983), « L’intrication des mots régionaux et des mots du français général dans le discours québécois », Langues et linguistique, no 9, p. 45-67.

 

 

mercredi 13 octobre 2021

Usito à l’épreuve d’un roman

 


 

Je viens de terminer la lecture du dernier livre de l’ancien journaliste Daniel Lessard, Le p’tit docteur de Saint-François-de-Beauce (Rosemère, Éditions Pierre Tisseyre, 2021). Le texte est précédé d’un lexique de deux pages destiné à la compréhension des régionalismes. À la lecture du roman, je me suis rendu compte que plusieurs québécismes, qui auraient mérité une explication au moins pour les lecteurs plus jeunes ou non québécois de souche, étaient absents de ce lexique. Je les ai relevés (j’ai dû en oublier plusieurs) pour voir s’ils faisaient partie de la nomenclature du dictionnaire en ligne Usito, censé rendre compte de l’usage du français au Québec. J’en ai relevé 36 dont 22 sont absents d’Usito : 61 % de ces québécismes sont donc absents d’Usito (cf. tableau infra). Pas fort. Pourtant, certains sont très courants : bines (< beans), bâdrer (< to bother), tombe («cercueil»), etc.

 

J’ai relevé quelques coquilles. Pas tellement, compte tenu de la difficulté qu’a dû présenter la relecture d'un texte plein de dialogues où l’auteur tente de rendre compte de la langue parlée. Et même très peu de fautes : bureau de médecin au lieu de cabinet (p. 32), un futur à la place d’un conditionnel (« j’aurai trop peur », p. 36), l’emploi d’un subjonctif à la place d’un indicatif («après que le prêtre ait béni», p. 26). On estime généralement qu’un livre bien édité contient une coquille toutes les vingt pages. Celui-ci se situe au-dessus de la moyenne.

 

Quant à l’intrigue, elle semble un peu mince pour ce qui a l’air d’un roman policier. Mais elle permet d’aborder des thèmes comme la grippe espagnole de 1918 ou encore des sujets tabous dans le Québec d’autrefois, l’inceste et l’infanticide. Dans une interview à la radio, l’auteur a affirmé qu’il avait fait de nombreuses recherches. On n’a pas à le croire sur parole, il fournit une bibliographie où j’ai eu plaisir à trouver les ouvrages d’une de mes anciennes collaboratrices, l’historienne Marie-Aimée Cliche.

 

 

Mot ou locution

(contexte)

Page

Présence ou absence dans Usito

Robétaille

(monter dans le robétaille)

33

Ø

Vailloche

(vailloche de foin)

35

Ø

Sciaux (sic)

(la pluie tombait à sciaux)

47

Québécisme vieilli ou familier

Moppe

(cheveux coupés en moppe)

75

Ø

(le mot moppe est présent mais pas l’expression coupé en moppe)

Dételer

(ma femme a dételé)

99

Ø

(D’après le contexte, le mot signifie «mourir», sens non attesté dans Usito)

Mouver

(au sens de «déménager»)

99

Ø

Corporente

(au sens de «corpulente»)

99

Ø

Feluette

(c’é pas du thé pour les feluettes)

100

Ø

(mais il y a une entrée «fluet»)

Charger

(combien leur chargez-vous?)

104

Anglicisme critiqué

Enuitté

(si j’veux pas m’faire enuitté)

128

Ø

Capine

(la jeune fille enlève sa capine)

131

Québécisme vieilli

S’obstiner

(les médecins s’obstinent… ils ne s’entendent pas)

139

Québécisme : se disputer

Ravalements

(cache [l’argent] dans les ravalements de leur maison)

146

Ø

(le mot est présent mais pas au sens québécois)

Civique

(l’hôpital civique)

149

Ø

Ronner

(c’est ma femme pi y a parsonne qui va m’dire comment la ronner)

174

Ø

Cook

175

Ø

Être en famille

(votre fille était en famille)

175

Québécisme : être enceinte

Bines

(une bonne platée de bines)

179

Ø

(Curieusement, le mot est présent dans l’article thématique « La lexicologie du français québécois »)

Écriancher les épinettes

(y vente à écriancher les épinettes)

222

Ø

Comprenure

(dur de comprenure)

227

Québécisme

Tasserie

227

(Le mot apparaît seulement comme exemple dans une liste de mots formés avec le suffixe –erie)

Pissoute

(y s’est sauvé comme un pissoute)

227

Ø

Badrer

(vous v’nez encore m’badrer)

232

Ø

(Mais le mot apparaît dans le lexique d’acadianismes dans une citation s.v. déconforter!)

Tombe

232

Ø

(Incroyable! Usito n’a pas enregistré le sens québécois de «cercueil»)

Moté

(mettre les deux motés dans la même tombe)

232

Ø

Remettre sur le piton

(y faut vous r’mette sus l’piton)

239

Québécisme familier

Péter au frette

240

Ø

Rince

(quequ’un va y donner une bonne rince)

253

Ø

(Usito a le mot rincée, vieilli pour «râclée»)

Ponce

(une ponce de brandy)

255

Québécisme pour grog

Perdre un bardeau

(a l’a pardu un bardeau)

307

Ø

(Mais Usito a l’expression québécoise «il lui manque un bardeau»)

Dépareillé

(Iphiginie était dépareillée)

307

Québécisme « qui est sans pareil »

Trâlée

340

Québécisme

Frimassé

(les naseaux du cheval sont frimassés)

345

Québécisme

Ravauder

(j’ai ravaudé un peu dans l’canton)

369

Québécisme («aller et venir»)

Sapinage

(dans un bouquet de sapinages)

379

Québécisme

Spotters

(les détestables «spotters», cette police militaire)

394

Ø