mardi 20 octobre 2020

Les mots de l’acculturation

 

 

[…] le tabou linguistique : un certain mot ou nom ne doit pas passer par la bouche. Il est simplement retranché du registre de la langue, effacé de l’usage, il ne doit plus exister. Cependant, c’est là une condition paradoxale du tabou, ce nom doit en même temps continuer d’exister en tant qu’interdit.

– Émile Benveniste, « Blasphémie et euphémie », Problèmes de linguistique générale, t. 2

 

Une chargée de cours de l’Université d’Ottawa a été suspendue puis réintégrée pour avoir utilisé un mot devenu tabou dans un cours portant sur la représentation des identités sexuelles dans les arts visuels. L’université étant bilingue, je ne sais pas si le cours était donné en français ou en anglais, s’il s’agit des mots nigger ou negro ou bien de nègre, mais à en juger par ce que j’ai entendu à la radio, le cours devait être en français et les étudiants anglophones se sont imaginé que le mot nègre avait les mêmes connotations et la même histoire que negro. Cet incident me fournit une nouvelle occasion de parler de l’anglicisation des esprits. Hier, à l’émission du midi sur la radio publique l’animateur parlait du « mot en N », traduction littérale de n-word. Cet euphémisme est devenu courant sur les ondes américaines. Dans l’édition du Devoir d’aujourd’hui, on écrit « mot en N » mais aussi, plus justement, « mot commençant par N ». En effet, quand on dit « mot en N » en français normal, c’est-à-dire dans un français différent de celui des élites acculturées, on entend « un mot qui se termine par la lettre N ».

 

 

Dans un billet à propos de l’avant-dernier roman de Ken Follett, j’ai décrit l’évolution de ce tabou linguistique en anglais américain et en français. Jusque dans les années 1960 (époque où commence le roman de Follett), le mot Nègre n’était pas plus péjoratif en français que Negro en anglais. À preuve, l’art nègre (maintenant appelé art africain traditionnel), Joséphine Baker et sa Revue nègre (1925), le concept de négritude d’Aimé Césaire repris par Léopold Senghor, l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Jean-Paul Sartre (1948), etc.

 

 

Un passage du roman permet de saisir l’évolution des désignations en anglais :

 

The words had also changed. When George was young, black was a vulgar term, colored was more dainty, and Negro was the polite word, used by the liberal New York Times, always with a capital letter, like Jew. Now Negro was considered condescending and colored evasive, and everyone talked about black people, the black community, black pride, and even black power. Black is beautiful, they said. George was not sure how much difference the words made. (ch. 41, p. 701)

 

 

En voici la version française :

 

Le vocabulaire avait changé, aussi. Quand George était jeune, « Nègre » était un gros mot, « de couleur » était une expression plus choisie, et le libéral New York Times trouvait de bon ton d’employer le terme de « Noir » en l’affublant d’une majuscule, comme Juif. À présent, « Noir » lui-même était considéré comme presque injurieux et « de couleur » comme une formule évasive. On ne disait plus que « black » : la communauté black, la fierté black, et même le Black Power. Black is beautiful, affirmait-on. George n’était pas sûr que les mots changent quoi que ce soit dans le fond. (p. 781-782)

 

 

Ce qui donne la suite d’équivalences :

 

Black = Nègre

Colored = de couleur

Negro = Noir

Black = …black

 

 

En France, un prof d’histoire-géo vient de se faire décapiter pour avoir présenté des caricatures de Mahomet dans son cours sur la liberté d’expression. Les censeurs de la chargée de cours ne croient pas plus à la liberté d’expression que les islamistes radicaux.

 

vendredi 16 octobre 2020

« Il existe une telle chose que »

 

 

 

Tout se passe en effet comme si nos nouveaux croisés avaient fait leur la célèbre phrase de Margaret Thatcher : « There is no such thing as society » (la société, cela n’existe pas).

– Christian Rioux, « Choisir son camp », Le Devoir, 16 octobre 2020

 

 

Christian Rioux a su éviter l’anglicisme quand il a traduit la phrase de Margaret Thatcher. Sous l’influence de l’anglais on lit, parfois sous la plume de journalistes renommés, « il y a une telle chose que », « il existe une telle chose que », traduction servile de « there is such a thing as ». J’ai déjà donné des exemples de cet anglicisme syntaxique dans mes billets du 12 avril 2011 et du 16 mai 2020.