samedi 17 septembre 2022

Heurs et malheurs de la lexicographie québécoise contemporaine

 

Pendant longtemps le dictionnaire général qui rendait le mieux compte des usages québécois a été le Dictionnaire général de la langue française au Canada de Louis-Alexandre Bélisle (1954), approuvé par le ministère de l’Éducation (Dugas, 1983). L’ouvrage a été de plus en plus critiqué par des linguistes. Il faut dire que l’auteur était autodidacte et que son œuvre était vendue en fascicules dans les supermarchés...

 

La principale critique a été que le Bélisle est un dictionnaire « adapté », c’est-à-dire fait à partir d’un dictionnaire publié en France. Il en va de même du Dictionnaire du français Plus à l’usage des francophones d’Amérique (1988), basé sur un dictionnaire Hachette, et du Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1992, 1993), basé sur le Micro-Robert Plus. Ces deux derniers dictionnaires, qui ont connu un « échec commercial » (Lockerbie, 2003 : 146), ont pris le parti de ne pas identifier les québécismes, mais à l’inverse de signaler par la marque France les emplois propres au français de France. Leurs auteurs se déclarent résolument en faveur d’une norme québécoise.

 

En 1990, le Conseil de la langue française a affirmé dans un avis adressé au gouvernement que « l'élaboration d'un dictionnaire québécois est devenue une nécessité à la fois politique et culturelle ». La Commission des États généraux sur le français, constatant que d’autres États d’Amérique disposent d’un dictionnaire qui leur est propre, a estimé en 2001 que « le Québec est arrivé à cette étape de son évolution » (Rapport Larose, 2001 : 82-83). Dans cette foulée, l’équipe Usito (anciennement Franqus) de l’Université de Sherbrooke a entrepris la rédaction d’un dictionnaire décrivant les usages du français au Québec et en en faisant la hiérarchisation (Martel, 2006). L’objectif était en fait de produire un dictionnaire comparable au Diccionario del español de México (Luis Fernando Lara, Colegio de México) où l’espagnol du Mexique est véritablement décrit ‘comme si les Mexicains constituaient la seule communauté linguistique de langue espagnole qui existât’. L’entreprise, largement subventionnée par le gouvernement québécois (Meney, 2010 : 274), s’est révélée un demi-échec puisqu’on a fini par reprendre des pans entiers du Trésor de la langue française de Nancy (cf. Poirier, 2014) et que la description du français québécois y figure plus souvent qu’autrement sous la rubrique « Emploi critiqué ».

 

L’équipe du Trésor de la langue française (Université Laval) a lancé à la fin des années 1970 le projet d’un dictionnaire historique différentiel du français québécois. Largement financée par les fonds publics (Meney, 2010 : 403), elle a publié en 1985 un fascicule de74 articles, avant-goût de ce que devait être l’ouvrage final : « une dizaine de tomes échelonnés sur une vingtaine d’années » (Le Soleil, 13 avril 1985). En 1998 a paru le Dictionnaire historique du français québécois, qui ne contient que 651 articles (ou monographies). Depuis, plus rien. Pourtant, comme l’avait fait valoir Jean-Denis Gendron (1990), ce type d’ouvrage est essentiel.

 

Dans cette présentation de la lexicographie québécoise, on ne peut omettre le Grand Dictionnaire terminologique de l’OQLF qui a connu depuis une vingtaine d’années une réorientation plus lexicographique. Celle-ci a été dénoncée par un groupe d’anciens terminologues de l’OQLF dans un manifeste intitulé Au-delà des mots, les termes : « l’Office ne peut se limiter à observer et à enregistrer l'usage, ou les usages en concurrence, comme l’exigerait la démarche lexicographique, car il a le mandat de déterminer quel usage il faut préconiser » (Le Devoir, 12 février 2011). Pour Jean-Claude Corbeil et Marie-Éva de Villers (2017), « il n’entre pas dans les attributions de l’OQLF de décrire et de légitimer les emplois de registre familier ».


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Trois ouvrages méritent d’être traités à part.

 

Le Multidictionnaire de la langue française de Marie-Éva de Villers (Montréal, Québec Amérique, 7e édition, 2021) est un succès de librairie. Ce dictionnaire de difficultés s’est imposé dans les bureaux et dans l’enseignement.

 

Le Visuel d’Ariane Archambault et Jean-Claude Corbeil, décliné en plusieurs versions (bilingue, multilingue, junior, mini), est un autre succès de librairie (traduit en 26 langues, plus de six millions d’exemplaires vendus depuis 1982). Il a ceci de particulier qu’il ne comporte aucune définition.

 

Le Dictionnaire québécois français (Montréal, Guérin, 1999; 2e édition, 2003) de Lionel Meney a reçu un traitement spécial dès sa publication : en fait, une volée de bois vert de la part d’un groupe de linguistes que Meney a appelé endogénistes (et qu’on pourrait tout aussi bien appeler les indigénistes de la linguistique sur le modèle français des Indigènes de la République). L’auteur leur a servi sa réplique dans un pamphlet, Polémique à propos du dictionnaire québécois-français (Montréal, Guérin, 2002). Le dictionnaire a été bien accueilli par les médias, le grand public, les professionnels de la langue et des écrivains comme Léandre Bergeron ou Victor-Lévy Beaulieu.


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Le comportement des lexicographes endogénistes n’est pas sans rappeler le mot d’Érasme dans son Éloge de la folie : « Rien ne les enchante davantage que de distribuer entre eux les admirations et les louanges, et d’échanger des congratulations ». J’ai pu être témoin du fait lors d’un colloque sur les dictionnaires au Musée des Beaux-Arts du Québec en 2008. Tous les auteurs québécois d’ouvrages « dictionnairiques » (comme on se plaît à dire en ce milieu) avaient été conviés sauf un, celui qui ne demeurait qu’à un jet de pierre du musée, Lionel Meney. Distance donc suffisante pour une lapidation en bonne et due forme. Mais la méchanceté ne serait rien sans une dose de raffinement : plutôt que de recourir à un bourreau local, on en a fait venir un de France pour attaquer ce qu’il a appelé un OLNI, « ouvrage lexicographique non identifié ». On comprend que le reproche fondamental fait à Meney est d’avoir produit un dictionnaire « bivariétal », en somme un dictionnaire donnant les équivalents en français de France de mots québécois.

 

Quand on connaît un peu le milieu universitaire, en particulier le milieu universitaire nord-américain, on peut penser que cette sourde (à une époque assez bruyante) hostilité pourrait avoir une autre source. En effet, bien des critiques commencent par noter que Meney a fait son dictionnaire seul. Tout seul. Sans une équipe. Sans engager d’étudiants. Sans donc avoir besoin de demander des subventions de recherche. Quand on sait que les professeurs sont de plus en plus évalués sur le montant des subventions qu’ils parviennent à obtenir et qui constituent un appoint aux revenus des étudiants, on peut comprendre qu’on reproche à Meney de ne pas avoir joué le jeu.

 

Références

Dugas, Jean-Yves (1983), « La norme lexicale et le classement des canadianismes » dans Bédard et Maurais (1983), La norme linguistique, Québec et Paris, CLF et Le Robert.

Lockerbie, Ian (2003), « Le Québec au centre et à la périphérie de la francophonie », Globe 6/1, 125-149.

Martel, Pierre (2006), « Le français standard en usage au Québec : question de normes et d'usages », Revue belge de philologie et d'histoire, 84-3, pp. 845-864.

Meney, Lionel (2010), Main basse sur la langue, Montréal, Liber.

Poirier, Claude (2014), « USITO : un pas en avant, un pas en arrière », Site du TLFQ, 29 p.

 

samedi 10 septembre 2022

La longueur de la reine

 

Sur son fil Twitter le premier ministre fédéral a parlé de « la plus longue souveraine du Canada » (même pas de l’histoire du Canada). Le Journal de Montréal a corrigé maladroitement la déclaration : « C’est avec le cœur lourd que nous avons appris le décès de la plus [ancienne] souveraine du Canada, Sa Majesté la reine Élisabeth II ».

Rappelons que le souverain qui a régné le plus longtemps sur ce qui est aujourd’hui le Québec est Louis XIV.

 


jeudi 8 septembre 2022

Nos anglicismes deviennent les leurs

 


J’ai déjà écrit à quelques reprises dans ce blog que des anglicismes naguère confinés au Québec se répandent de plus en plus en France (par exemple, à date ou éligible). Je viens d’en entendre un nouveau, adresser (un problème, etc.) dans la bouche de Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition énergétique : « … que les écologistes en fassent un combat montre à quel point ils sont à côté de la plaque puisque ils n’adressent pas 99 % des émissions de CO2… » (sur France Inter, 30 août 2022).

Rappelons ce que dit le Multi : « adresser un problème, une question. Calque de ‘to address an issue’ ».