jeudi 3 août 2017

L’OQLF ouvre les vannes /6


Réflexions sur la nouvelle politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la langue française

Conclusions

Dans les billets précédents, j’ai commenté, par « sauts et gambades » (pour reprendre l’expression de Montaigne), la nouvelle Politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la langue française. Avant de résumer mes critiques, je crois qu’il est important de rappeler la proposition principale de l’énoncé de politique : dorénavant, l’Office acceptera les anglicismes non récents (de plus de 15 ans), généralisés et légitimés (?). Tout cela est enrobé dans un discours lénifiant.


1. Le document de l’Office commence par affirmer que la norme sociolinguistique privilégiée dans le traitement des emprunts est le français standard « tel qu’il est employé au Québec, qui partage la majeure partie de ses usages avec ceux du reste de la francophonie, notamment de la France. » Dans les faits, la politique de l’emprunt favorise le séparatisme linguistique par rapport au reste de la francophonie. En effet, elle propose d’accepter les anglicismes non récents généralisés, c’est-à-dire ceux qui nous distinguent le plus des autres francophones. En revanche, l’énoncé de politique refuse les anglicismes récents (moins de quinze ans) venant des autres pays francophones.


Le document affirme que « les emprunts en usage au Québec le sont aussi souvent ailleurs en francophonie ». Ce qui n’est pas faux, d’autant plus que la formulation parle d’emprunts en général plutôt que d’anglicismes. Nous partageons en effet beaucoup d’emprunts avec les autres francophones : spaghetti, pizza, hamburger, toundra, tong, taïga, troïka, etc. Mais qu’en est-il de nos anglicismes non récents et généralisés qui seraient panfrancophones ? Qu’on prenne les centaines de nos vieux anglicismes répertoriés dans le Colpron et qu’on essaie d’en trouver des attestations dans d’autres pays francophones. J’admets qu’on y parviendra dans quelques cas : ainsi, éligible s’est répandu récemment en Europe au sens d’« admissible ». Et on commence à y entendre «opéré par» au sens d'«exploité par». Mais ce ne sera que des cas isolés.


2. Le document indique qu’il sert d’abord à orienter les travaux des terminologues de l’Office : « … la présente politique comporte des principes et des critères de traitement des emprunts qui doivent être suivis dans tous les travaux terminolinguistiques réalisés par l’organisme. » (p. 4). Mais le principe directeur 2.1 mentionne un autre public visé : « L’Office favorise l’amélioration de la compétence linguistique des locutrices et des locuteurs… » On vise donc aussi la langue parlée par l’ensemble de la population – si le mot locuteur a un sens. Le document fait d’ailleurs sans cesse référence aux locuteurs (pardon : aux locutrices et aux locuteurs, soyons politiquement corrects). Cela est bien curieux quand on sait que, dans une vie antérieure, les rédacteurs de la présente politique reprochaient à l’Office d’intervenir dans la langue parlée, à preuve cette citation de 1989 : « l’Office veut étendre sa mainmise jusque dans le parler usuel des Québécois. »


3. Le document présente plusieurs problèmes conceptuels. Ainsi, l’emprunt lexical est mal défini (cf. billet du 28 juillet). Des définitions sont contradictions : on définit un emprunt généralisé comme « employé par une grande proportion, voire la majorité des locutrices et des locuteurs d’une collectivité » (p. 25) mais au paragraphe suivant on écrit qu’un emprunt peut être « généralisé dans le corpus documentaire consulté », ce qui réduit considérablement le spectre de la généralisation. Par ailleurs, le critère de l’intégration ou non au système linguistique du français est un concept mal compris, j’en ai donné des exemples. Enfin, le simple fait d’utiliser l'expression « norme de référence » montre qu’on n’a pas compris le concept de norme (cf. mon billet du 31 juillet).


4. Le document donne indistinctement comme exemples des mots québécois empruntés surtout à l’anglais, quelques fois à des langues autochtones, mais aussi des mots admis depuis longtemps dans les dictionnaires généraux du français. Ils y ont été admis avant même que l’Office existe. On n’a par conséquent jamais demandé à l’Office de se prononcer sur les mots slalom, manitou ou toundra et on se demande ce qu’ils viennent faire dans un énoncé de politique consacré aux emprunts en français québécois.


5. Parlons maintenant de l’emprunt massif que le document définit ainsi dans ses dernières pages : « phénomène linguistique qui se produit dans certains secteurs d’activité lorsqu’un grand nombre de structures ou d’unités lexicales d’une langue sont empruntées à une autre langue ». Partout dans le document on minimise le phénomène historique de l’emprunt massif et on le cantonne à quelques milieux et secteurs d’activité :

[…] il faut considérer les manifestations du phénomène de l’emprunt dans un contexte qui peut favoriser le recours spontané à l’emprunt, voire à l’emprunt massif, dans certains milieux et secteurs d’activité. (p. 2)

[…] le recours spontané à l’anglais plutôt qu’aux ressources du français ainsi que le phénomène de l’emprunt massif dans certains milieux et secteurs d’activité font en sorte que les emprunts à l’anglais font l’objet d’une analyse plus sévère. (p. 9)


Ainsi donc, l’emprunt massif à l’anglais n’a concerné que certains milieux et certains secteurs d’activité. L’énoncé de politique n’offre pas de cadre historique expliquant le grand nombre d’anglicismes dans le français du Québec. Évacuation donc de l’histoire. Ne surtout pas parler de la Conquête et de ses conséquences. Les rédacteurs de l’énoncé ont oublié les leçons de leur maître :

Il reste que l'anglicisme représentait au 19e siècle une menace réelle pour le français du Canada, en raison de la situation sociopolitique bien sûr, mais aussi parce que le contact avec l'anglais avait pour effet d'influer sur le sens des mots français (anglicisme sémantique) et de favoriser l'emploi d'expressions traduites de l'anglais (anglicisme syntagmatique).

Dans L'anglicisme, voilà l'ennemi! (1880), J.-P. Tardivel a pourchassé surtout l'anglicisme sémantique (par ex.: application au sens de «demande », introduire «présenter», ignorer «méconnaître», etc.). Tardivel a bien vu que les mots anglais eux-mêmes, dont il relevait des exemples dans le parler de ses compatriotes (steamer, leader, bill, meeting, etc.) et que les Français de France accueillaient avec grande faveur présentaient beaucoup moins de danger pour la stabilité de la langue. L'anglicisme formel (appellation désignant cette catégorie d'emprunts) est en effet facile à reconnaître pour celui qui souhaite l'éviter alors que, pour reprendre la formulation de Tardivel, « l'habitude de parler anglais avec des mots français est d'autant plus dangereuse qu'elle est généralement ignorée ».

[…]

Bien que l'anglicisme ait fait rage en France et au Canada au cours de la même période, les emprunts qu'on a acceptés dans les deux pays se répartissent de façon différente dans les catégories ci-dessus. Les Français ont adopté surtout, semble-t-il, des anglicismes formels; les Canadiens en ont adopté un bon nombre aussi, même s'ils ont cherché à les éviter, mais, en plus, ils ont été exposés davantage à l'anglicisme sémantique et à l'anglicisme syntagmatique. Une autre différence, qui explique peut- être la précédente, tient à ce que l'anglicisme en France a pénétré surtout par l'écrit, alors qu'au Canada l'influence anglaise s'est exercée aussi fortement à l'oral qu'à l'écrit.
– Claude Poirier, Québec français 55 (1985), p. 23.


La nouvelle politique de l’Office est en rupture avec la position traditionnelle de cet organisme telle que l’a résumée Jean-Claude Corbeil :

L’action de l’Office a été une entreprise de décolonisation. On doit la mettre dans la même perspective que la publication de Nègres blancs d’Amérique ou du Journal d’un colonisé de Memmi. À l’époque de la création de l’Office, les Québécois se resituaient en tant que majorité maîtrisant ses propres institutions. On s’est trouvé dans l’obligation de décoloniser la langue tout comme les institutions publiques, l’économie, etc. Il a donc fallu franciser les entreprises et faire un ménage dans nos anglicismes. Par exemple, le mot bumper doit disparaître non pas parce que c’est un mot anglais, mais parce qu’il fait partie de la logique de la colonisation anglaise. Cette colonisation, nous en sommes toujours menacés. Il faut être vigilant, sinon on va un jour ou l’autre passer à l’anglais.
– Jean-Claude Corbeil cité par Pierre Turgeon, « La bataille des dictionnaires », L’Actualité, avril 1989, p. 22.


À l’Office québécois de la langue française, l’ère de la décolonisation a pris fin. L’essai de Jean Marcel (1973) était prémonitoire : le Joual est désormais entré dans Troie. Commence maintenant l’ère de l’asservissement volontaire.


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