jeudi 26 août 2021

Frapper un mur

Cette semaine, je me suis permis de mettre en ligne sur le site du Devoir deux ou trois lignes où je mentionnais que l’expression « frapper un mur » est un calque de l’anglais. Une lectrice a voulu me contredire : « Permettez-moi d'être moins sûr que vous quant au calque présumé. À force d'être puriste, on enfonce le français dans la purée. » À la lecture de ce commentaire, une chose saute aux yeux : cette personne n’est pas sûre de son genre. Ce qui va tout à fait avec l’intersectionnalité qui est un symptôme de l’air du temps. Quant à son jeu de mot sur la purée et le puriste, ce n’est que le relief d’un esprit qui vole bas.

Elle appuie son opinion sur un billet du blog « Au cœur du français » d’André Racicot, qu’elle ne cite qu’en partie car il est plus nuancé que ce que la citation laisse entendre :

Toutefois, il faut signaler que tant le Robert que le Larousse mentionnent le sens canadien de frapper. Ils appellent cela un régionalisme. Parmi les exemples donnés : frapper un arbre, un cycliste, un orignal. L’expression frapper un nœud est même répertoriée.

Le Larousse donne un sens très près de celui utilisé au Canada : venir heurter. Par exemple : Le ballon a frappé le poteau.

 

La dame fait porter sa critique sur la construction du verbe frapper (une voiture peut-elle frapper un piéton ?) alors que frapper un mur est une métaphore anglaise que l’on a traduite littéralement en français, donc un calque. Ce n’est pas du tout la même chose.

 

En anglais américain, to hit the wall signifie : « to come to a point beyond which there is no further progress ». En anglais britannique: « to reach a point when you are running, exercising, playing sports, etc. where you are so physically tired you feel you cannot continue ». Wikipedia apporte une preuve supplémentaire qui montre que hitting the wall est bien une métaphore: 

 

In German, hitting the wall is known as "der Mann mit dem Hammer" ("the man with the hammer"); the phenomenon is thus likened to a man with the hammer coming after the athlete, catching up, and eventually hitting the athlete, causing a sudden drop in performance.

 

En allemand, on n’a donc pas traduit littéralement l’expression anglaise.

 

mardi 17 août 2021

La fiche navette

 

Le gouvernement Legault veut mettre fin au phénomène du fly-in fly-out, bien connu des régions nordiques, et faire en sorte de peupler cette partie du Québec située au nord du 49e parallèle.

[…]

« On ne bâtit pas une société forte avec des gens qui entrent et qui sortent continuellement. Je n’aime pas le navettage, le fly-in fly-out », a-t-il dit, sans fixer d’objectif précis pour corriger la situation, qui n’a rien de nouveau.

Le Devoir, 17 août 2021, p. B4

 

J’avais noté le 4 mai 2012 que le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) n’avait pas de fiche « fly-in fly-out ». La lacune a été corrigée depuis. Plus exactement, il n’y avait toujours pas de fiche « fly-in fly-out » mais une fiche « fly-in- fly-out worker » avec comme entrée principale « travailleur volant » et la note : « Travailleur navetteur est proposé pour remplacer le terme anglais fly-in fly-out worker. » Puisque c’était le terme travailleur navetteur qui est proposé, je me demandais pourquoi on ne l’avait pas mis en entrée principale. La fiche a été refaite en 2019 et ce détail a été corrigé.

 

Mais il y a encore un ou deux détails à corriger dans la note de la nouvelle fiche : « Le terme travailleur navetteur et sa variante travailleuse navetteuse ont été proposés par l'Office québécois de la langue française en 2012 pour désigner ce concept ». Depuis quand considère-t-on que le féminin est une variante ?

 

De plus, le terme proposé, travailleur navetteur, constitue un pléonasme : par définition, le navetteur est un travailleur qui se déplace régulièrement entre son domicile et son lieu de travail. Voyons ce que disent les dictionnaires qui font autorité :

 

Trésor de la langue française informatisé : subst. masc., région. (Belgique). ‘‘Personne qui fait la navette, qui voyage régulièrement par chemin de fer entre son domicile et le lieu de son travail.’’

Larousse en ligne : En Belgique, personne qui se déplace quotidiennement par un moyen de transport en commun entre son domicile et son lieu de travail.

 

Ce qui est tout de même paradoxal, c’est que le GDT avait lui-même produit en 2001 une fiche « navetteur » (« personne qui effectue l'aller et le retour entre son domicile et son lieu de travail » !!!). Il a en plus repris, en 2006, la fiche « navetteur » de FranceTerme. Il lui suffisait d’ajuster la définition. À la limite, il aurait pu proposer « navetteur volant » (précision qui ne m’apparaît pas nécessaire).

 

On a ajouté en 2019 une fiche portant l’entrée principale « travail par navette », synonyme « travail par navettage ». Le premier ministre du Québec, dont les propos ont été rapportés plus haut, parle tout simplement de navettage, ce qui est beaucoup plus idiomatique.

 

mercredi 11 août 2021

Artéfact méthodologique

Dans le numéro de septembre de L’Actualité*, la chronique de Jean-Benoît Nadeau est consacrée aux anglicismes. Pour qui connaît le personnage, il n’est pas étonnant de lire dans son accroche : « notre langue ne s’est pas déformée au contact de l’anglais ». Cette affirmation se base sur les travaux d’une (socio)linguiste d’Ottawa qui lui a déclaré : « Les anglicismes sont rares, ils sont éphémères, ils s’adaptent spontanément à la structure du français courant et ils ne déforment rien ».

 

Il faut savoir que cette chercheuse est principalement connue pour ses travaux sur le code switching (alternance codique). C’est ce qui explique à mon avis son opinion sur le caractère éphémère des anglicismes. Pour qu’il y ait alternance codique, il faut que les deux locuteurs aient au moins une certaine connaissance d’une seconde langue. Ils peuvent alors, dans le même discours, utiliser une fois le terme ou l’expression française, la fois suivante son équivalent en anglais. On est loin de la situation sociolinguistique de l’ouvrier montréalais des années 1960 qui certes ne connaissait bien souvent que le français mais qui, en outre, ne connaissait le vocabulaire de son métier qu’en anglais. Dans la même phrase, il ne pouvait pas dire une fois « muffler » et l’autre fois « silencieux ».

 

Par conséquent, l’opinion de la sociolinguiste est, selon moi, le résultat d’un artéfact méthodologique (je traduis littéralement methodological artefact, absent du Grand Dictionnaire terminologique) :

 

When the findings from a particular study are deemed to be—at least in part—a result of the particular research technique employed […], rather than an accurate representation of the world, they are sometimes said to be a methodological artefact.

 

Je terminerai  sur ce que le chroniqueur présente comme une «découverte» de la chercheuse mais qui relève tout simplement de l’évidence: « ils [les anglicismes] s’adaptent spontanément à la structure du français courant ». Évidemment ! Elle redécouvre l’Amérique ! Pour qu’on emploie un nom anglais en français, il faut bien lui donner un genre, pour un verbe il faut bien lui assigner une conjugaison.

______

* Ne pas oublier de lire les commentaires des lecteurs à la suite de l’article :

https://lactualite.com/societe/quels-anglicismes/

 

 

lundi 9 août 2021

JO de Tokyo : keirin, scratch et madison

Pendant le week-end ont eu lieu aux Jeux olympiques de Tokyo des épreuves de keirin. Le mot ne m’était pas inconnu car je l’avais lu dans Le Devoir quelques jours plus tôt. J’ai aussi entendu parler à la télévision d’une course de scratch. J’ai voulu en savoir plus long et je suis allé sur le site des Jeux de Tokyo. J’ai appris qu’il y avait six épreuves de cyclisme sur piste :

 

  • Sprint par équipes (Hommes/Femmes) 
  • Sprint (Hommes/Femmes) 
  • Keirin (Hommes/Femmes) 
  • Poursuite par équipes (Hommes/Femmes) 
  • Omnium (Hommes/Femmes) 
  • Madison (Hommes/Femmes)

 

On explique qu’« en keirin, jusqu’à sept coureurs s’opposent sur une course de six tours. Un lièvre en vélomoteur se charge d’imposer le rythme et accélère progressivement à chaque tour pendant que les coureurs se positionnent derrière lui. Il accélère jusqu’à 50 km/h et lorsqu’il ne reste que trois tours, il se retire et les coureurs se livrent une lutte féroce jusqu’à la ligne d’arrivée. »

 

L’omnium est une épreuve à courses multiples. « La première course est une course scratch où les coureurs démarrent ensemble et mettent toutes leurs forces pour terminer premier sur la ligne d’arrivée. »

 

« Quant au madison, dont le format a récemment évolué, des équipes de deux coureurs prennent part à une course à relais d’endurance de 50 km (hommes) et 30 km (femmes). »

 

Les termes keirin, course (de) scratch et madison sont absents du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF). Le mot omnium est présent mais il est défini uniquement par rapport au tennis.

 

Il est évident que l’OQLF a pris du retard dans le traitement du vocabulaire des sports olympiques par rapport à 1976, année des JO de Montréal. L’Office avait publié alors 21 lexiques, aujourd’hui indisponibles sur son site mais dont on espère qu’on a intégré les termes au GDT.

 

jeudi 5 août 2021

JO de Tokyo : le GDT hors jeu

Il y a quelques jours, Le Soleil a publié deux articles* sur le skateboard aux Jeux olympiques de Tokyo. Extrait :

 

Pour décrire les épreuves de street et de park, on aurait pu facilement écrire «parcours de rue» ou «le parc».

Louise Hénault-Éthier, analyste des épreuves de skateboard, essaie tant bien que mal de franciser la discipline, la tâche se veut ardue.

«Sérieusement, quand on m’a invitée à animer le sport, c’est ce qui m’angoissait! Je me disais que ça allait être difficile pour Radio-Canada de mettre le sport en français», indique celle qui est aussi chercheuse à l'Institut national de recherche scientifique (INRS). 

 

La skateuse-chercheuse explique en long et en large les difficultés qu’elle rencontre pour donner des équivalents français aux mots anglais courants dans cette discipline sportive mais pas une fois elle ne mentionne le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF). Curieux, tout de même. Le GDT serait-il aux abonnés absents ? Il a pourtant publié une liste de propositions terminologiques sur le skate, pardon, la planche à roulettes. Comment peut-on l’ignorer ?

 

L’explication est peut-être simple. Qu’on consulte la page « Tokyo 2020 » que l’Office a mise en ligne pour les JO. On y trouve le vocabulaire français de quatre disciplines (surf, planche à roulettes, vélocross et escalade). Le vocabulaire français, oui, mais pas le vocabulaire anglais. Pour trouver les termes anglais, il faut cliquer sur chaque terme français. Voilà comment l’Office entend apporter sa contribution à la francisation de la langue des sports ! Mais ce n’est pas tout.

 

Voici un tableau présentant les disciplines sportives des JO traitées par le GDT :

Escalade

Planche à roulette

Surf

Vélocross

 

Voici maintenant la liste des disciplines telle qu’on la trouve sur le site officiel des JO de Tokyo :


Il y a donc 46 sports. Le GDT n’offre le vocabulaire que de quatre. Mais… la liste du GDT comprend deux sports qu’on ne trouve pas dans celle du Comité olympique : la planche à roulette et le vélocross. Après vérification, on apprend que ces deux disciplines correspondent au skateboard et au BMX dans la liste du Comité olympique. Hier soir, dans la description d’une épreuve de skateboard j’ai bien entendu les mots planche à roulettes et planchiste mais aussi plusieurs mots anglais que je n’ai pas notés. Je ne me rappelle qu’un : run. Je n’ai pas trouvé son équivalent français dans le GDT.

 

Tout cela est plus que curieux quand on sait que l’Office a publié toute une série de lexiques à l’occasion des Jeux de Montréal en 1976. Pas moyen d’en trouver trace sur le site de l’Office. J’ai cherché la liste de ces lexiques sur le site de Cubiq (Catalogue unifié des bibliothèques gouvernementales du Québec) mais il était en dérangement. Je me suis finalement rappelé que Gaston Cholette avait publié une histoire de l’Office de la langue française (L’Office de la langue française de 1961 à 1974, IQRC et OLF, 1993). L’Office a bel et bien publié 21 lexiques quadrilingues (français, anglais, allemand, espagnol) pour les JO de Montréal (la présence de l’allemand s’explique parce que les terminologues ont travaillé à partir des listes de termes du Bureau fédéral des langues en Allemagne dressées pour les JO de Munich en 1972). Pourquoi les lexiques ne sont-ils plus accessibles ? Mystère et boule de gomme. On espère que toute cette terminologie a été intégrée au GDT.

 

Tout ce qu’on trouve dans la bibliothèque virtuelle de l’OQLF, c’est cette liste (le vocabulaire Jeux olympiques, la course à l’exploit concerne les Jeux d’hiver) :

 


 

Pour la petite histoire

Quelques semaines avant le début des JO de Montréal, on a demandé à une collègue de l’Office qui avait déjà derrière elle une longue carrière de secrétaire dans une ambassade latino-américaine (il s’agit de Marguerite Montreuil, sœur de l’écrivaine Claire Martin, née Montreuil) de vérifier le travail fait par les collaborateurs en Espagne. Catastrophe ! Les Espagnols s’étaient moqués de l’Office. Je me rappelle qu’à un endroit ils avaient mis comme équivalent espagnol le mot cagar (que je ne traduirai pas ; sachez que ce mot, comme son équivalent français, vient du latin cacare). On a rassemblé en urgence une équipe d’hispanophones pour réparer les dégâts.

______

* Judith Desmeules, « Le skateboard aux JO : en français s’il vous plaît! », et « Le skateboard aux JO vu par la scientifique-skateuse Louise Hénault-Éthier », Le Soleil, 2 août 2021.