mercredi 6 juillet 2011

Franchise c. déductible


J’ai choisi aujourd’hui d’écrire un billet sur la fiche franchise (dans le domaine des assurances) du Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française.

Dans une version antérieure de la fiche, on acceptait comme synonyme le mot déductible. Lors du congrès de l'ACFAS en 2002, Marie-Éva de Villers, la célèbre auteure du Multidictionnaire de la langue française, a posé une question sur cette fiche (et sur deux ou trois autres) et s’est demandé si cela ne témoignait pas d’une nouvelle orientation de l’Office.

Il est résulté de cette intervention que le rédacteur a dû refaire ses devoirs et signaler déductible comme « terme non retenu ». Toutefois, il a ajouté une note amphigourique pour tenter de se justifier (reproduction de la fiche à la fin du billet). L’Institut d’assurance de dommage du Québec, dans le lexique récemment mis en ligne sur son site, est beaucoup plus clair : « Le mot déductible est un adjectif seulement. Il ne peut être employé comme substantif. »

Source : Institut d'assurance

Quand, au début des années 2000, après trente ans d’efforts, les polices d'assurances utilisent toutes la terminologie de l'Office (y compris le mot franchise), on est en droit de s’étonner que quelqu’un ait tenté, de sa propre initiative, d'intervenir dans ce domaine, remettant en cause l'œuvre de ses prédécesseurs. Mais l’incident témoignait de la nouvelle orientation en train de s’implanter dans les travaux terminologiques.

*   *   *

Par-delà son côté anecdotique ce cas est exemplaire du manque de mémoire institutionnelle à l'Office. En effet, il a fallu que la direction de l'Office déploie beaucoup d'efforts, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, pour convaincre les compagnies d'assurances (souvent britanniques) de se franciser. Déjà en 1966, le deuxième Cahier de l’Office était consacré au Vocabulaire des assurances sociales.

Les premiers artisans de la francisation de la terminologie des assurances furent Jean-Paul de Grandpré et Louis-Paul Béguin.

De Jean-Paul de Grandpré l’Office publia en 1969 le Vocabulaire bilingue des assurances sur la vie.

Louis-Paul Béguin, né en France en 1923, arrive au Canada en 1960 et s’établit d’abord à Toronto, où il travaille pour une compagnie d’assurance. En 1968, il publie dans Meta, la revue des traducteurs, un article (« La refrancisation du domaine de l’assurance et ses conséquences ») qui décrit bien les difficultés que présentait à l’époque la francisation de ce domaine.

Louis-Paul Béguin déménage au Québec en 1970. Il travaille quelques années à Québec puis va s’établir à Montréal. Il se fait connaître par ses chroniques de langue dans Le Nouvelliste et Le Devoir mais surtout en tant que responsable de la francisation de la terminologie de l’assurance à l’Office de la langue française.

Voici ce qu’en dit Gaston Cholette dans son histoire de l’Office :

[…] l’Office ouvre un nouveau chantier en 1971 […]. Il s’agit cette fois, non seulement de poursuivre le travail de Jean-Paul de Grandpré, mais d’abord, dans un premier temps, de faire un vocabulaire correctif. Celui-ci s’attaquera en effet aux nombreux anglicismes sémantiques (application, conversion), morphologiques (assurance contributive) et syntaxiques (invoquer une loi) qu’une traduction littérale a fait passer dans l’usage depuis longtemps. Le Vocabulaire correctif des assurances qui sera le résultat de la première phase du nouveau chantier ne sera pas un glossaire mais un instrument de redressement d’une situation linguistique anormale. [Caractères gras ajoutés]

Le chantier est sous la direction de Louis-Paul Béguin, terminologue à l’Office qui a déjà travaillé dans le monde des assurances. Une première réunion destinée à jeter les bases de l’opération a lieu à Montréal le 14 juin 1971.
Gaston Cholette, L’Office de la langue française de 1961 à 1974, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture et Office de la langue française, 1993, p. 327

Trente ans plus tard, on a voulu redorer le blason du terme déductible, pourtant disparu des polices d’assurance. C’est ce que, dans un autre billet, j’ai appelé le Grand Bond en arrière du purisme pure-laine. En fait, c'était proposer de revenir à la situation linguistique que Gaston Cholette qualifiait d'anormale. Et voilà ce qui, fondamentalement, m'oppose à la nouvelle orentation constatée dans quelques fiches du GDT (car il n'y a pas encore lieu de généraliser, après tout le GDT compte des centaines de milliers de fiches).



Quelques observations finales sur la note de la fiche de l’Office. « Ce procédé linguistique de dérivation qu'est le changement de catégorie grammaticale est courant et légitime en français. » Ce procédé = this process, or this method…, le démonstratif remplace l’article défini sous l’influence de l’anglais. En français : le procédé linguistique de dérivation… Ou mieux : la dérivation est un procédé… Notons ensuite un tout petit problème conceptuel, de rien du tout – une broutille, je vous l’accorde : le changement de catégorie grammaticale n’est pas à proprement parler une dérivation. Voyons ce qu’en dit le Trésor de la langue française en ligne, s.v. dérivation :
b) GRAMM. Procédé qui consiste à former de nouveaux mots en modifiant le morphème par rapport à la base. Dérivation impropre, régressive.
Le changement de catégorie grammaticale est ce que l’on appelle techniquement une dérivation impropre, ou une conversion, ou une translation. Plus simplement, dans l’explication, on aurait pu parler de la substantivation d’un adjectif, terme sans doute un peu abstrait, mais relativement facile à comprendre pour qui veut s’en donner la peine. Ou dire encore plus simplement : l’utilisation d’un adjectif en fonction de nom (ou de substantif). Ne chicanons pas trop sur ces détails. Mais remarquons tout de même que l’Institut d’assurance a su s’exprimer de façon claire sur ce point : « Le mot déductible est un adjectif seulement. Il ne peut être employé comme substantif. » Un exemple de simplicité à suivre car il aide l’usager à s’y retrouver.

Dernière remarque : « Ce procédé […] est […] légitime en français ». Il y a quelques décennies, on aurait écrit : ce procédé est de bon aloi. Quand on pense à ce que l’Office a dû essuyer comme critiques pour avoir osé utiliser, dans les années 1960, l’expression « de bon aloi » ! (L’aloi est d’abord le titre légal – légitime ? – de la monnaie d’or ou d’argent.) L’oripeau neuf de la légitimité désigne en fait la même notion. Plus ça change…


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