samedi 19 avril 2014

Le Cabinet d’Endogénisation (lettre persane)



(Pour lire la précédente lettre persane, cliquer ici)


Rica à Usbek


Je t’ai déjà parlé d'une espèce de tribunal qu'on appelle l'académie française. Il n'y en a point de moins respecté dans le monde : car on dit qu'aussitôt qu'il a décidé, le peuple casse ses arrêts et lui impose des lois qu'il est obligé de suivre.


On a décidé dans le Nouveau Monde de suivre cet exemple mais sur un plus petit pied. Il existe à Québec un Cabinet d’Endogénisation pour déterminer les mots qui doivent être naturalisés en ce pays, ce qui est source de disputes continuelles. Car, en matière de langue, plus le sujet de la dispute est léger, plus elle devient violente ; elle prend des forces à mesure de la petitesse du sujet, le feu manque de nourriture mais il s’allume toujours. Je t’en donne pour preuve ce qui se passa à la séance du Cabinet d’Endogénisation à laquelle mon vieux dervis m’avait convié.


Mardi dernier au matin, dès que j’arrivai, mon dervis me mena promptement dans une salle de son couvent aux murs fort épais pour que l’on n’entende pas du dehors les disputes qui s’y produisent continuellement. Car c’est là que se réunit le Cabinet d’Endogénisation. Il est composé d’une demi-douzaine de membres, dont deux dervichesses. Il avait à trancher ce jour-là de la requête présentée par un lieutenant général blanchi sous le harnois. Cet officier de justice a l’habitude de présenter de semblables requêtes. Le président du Cabinet transmet alors l’affaire à un petit clerc qui fait office de greffier et le charge de rédiger une relation qui invariablement donne tort au lieutenant général.


Il était question ce jour-là de la demande d’interdire sur les écriteaux de la voie publique le mot destour pour y mettre à la place le mot desviation. Le petit clerc lut sa relation qui concluait que dans tout le Nouveau Monde on n’utilisait que le mot destour et que conséquemment le mot desviation devait être considéré comme ultramarin et à ce titre frappé d’interdit. (On m’a rapporté que cela était aussi l’opinion du Grand Voyer.) Le premier membre du Cabinet à opiner fut un précepteur de Ville-Marie. Il abonda dans le sens du petit clerc. Lui succéda un personnage respecté dans la Colonie parce qu’il avait été de nombreuses années truchement avec les Sauvages et les Anglais. Cet homme fit valoir que les Français du Canada n’avaient pas à copier les habitudes des colonies anglaises et qu’au contraire ils devaient s’en distinguer. Le reste des membres du Cabinet se partagea également entre ces deux opinions. Le président de ce singulier tribunal décida alors de donner raison au petit clerc. Le truchement et les deux dervichesses qui étaient de l’avis du lieutenant général se mirent à ce moment à clamer haut et fort leur indignation et leur désaccord et à insister pour que le président revînt sur sa décision. N’obtenant pas satisfaction, ils démissionnèrent sur le champ.


L’affaire fait grand bruit et on me conte qu’elle est déjà parvenue jusqu’à l’intendant du Roy qui, exaspéré de ces querelles répétées, aurait décidé de construire de petites maisons pour y loger tout ce beau monde.


Voilà des bizarreries que l'on ne voit point dans notre Perse. Nous n'avons point l'esprit porté à ces établissements singuliers et bizarres ; nous cherchons toujours la nature dans nos coutumes simples et nos manières naïves.


Il faut que je te dise aussi qu’il est arrivé ici beaucoup de femmes du pays des Panis ; j'en ai acheté une pour ton frère le gouverneur de Mazendéran. Je te l'avoue, je sens en moi-même une joie secrète quand je pense aux charmes de cette belle personne : il me semble que je la vois entrer dans le sérail de ton frère; je me plais à prévoir l'étonnement de toutes ses femmes : la douleur impérieuse des unes ; l'affliction muette, mais plus douloureuse, des autres ; la consolation maligne de celles qui n'espèrent plus rien ; et l'ambition irritée de celles qui espèrent encore.


De Québec, le 15 de la lune de Rebiab 1714


1 commentaire:

  1. Cela ressemble à un débat contemporain, celui qui a eu lieu en 2000, je crois, à l'Office québécois de la langue! L'histoire se répète!

    RépondreSupprimer