Depuis
la publication en 2011 du manifeste « Au-delà des mots, les termes »
des anciens terminologues de l’Office québécois de la langue française (OQLF),
je suis revenu plusieurs fois dans ce blog sur la dérive lexicographique du
Grand Dictionnaire terminologique (GDT). À la suite d’un récent échange de
courriels avec Marie-Éva de Villers, je viens de me rappeler quand j’ai été
alerté pour la première fois sur cette dérive.
C’était
à l’occasion d’un colloque de l’ACFAS tenu à l’Université Laval en mai 2002.
Après la communication d’un représentant de l’OQLF, Marie-Éva de Villers avait
posé des questions sur trois fiches terminologiques du GDT qui venaient d’être
réécrites. Dans l’une, on acceptait le mot filière
comme synonyme de classeur, dans une
autre déductible était accepté comme
synonyme de franchise dans le domaine
des assurances, j’ai oublié sur quoi portait la dernière. Il se trouve que la
présidente de l’Office assistait à cette séance du colloque et, dans les jours qui
ont suivi, elle a exigé que les fiches litigieuses soient refaites. Mais l’auteur
de la fiche a omis d’indiquer, ou plutôt n’a pas voulu indiquer, que filière au sens de « classeur »
est un terme à proscrire. La fiche s’accompagne de la note suivante (l’aveu des
deux premières phrases a dû coûter beaucoup à son auteur) :
Au Québec, le terme classeur
s'est très largement imposé dans la langue standard. L'usage du terme critiqué filière, de même sens, y est de moins en
moins fréquent. Ce terme trouve son origine dans le verbe filer « classer », attesté dès la fin du XVIIIe siècle
au Québec (emprunt à l'anglais to file),
mais aujourd'hui à peu près disparu.
L’explication
étymologique donnée est sans doute vraie mais elle est tout de même curieuse.
La plupart des anglicismes lexicaux en français québécois ont été empruntés de
l’anglais parlé, p.ex. bécosse à
partir de backhouse. Le verbe anglais file, qui se prononce [faɪl],
aurait dû donner en français québécois [fajle] ou fêler (en diphtonguant la première voyelle) plutôt que filer [file]. En comparaison, l’anglicisme
tire (pneu) se prononce plutôt comme
le mot tailleur, jamais [tiR]. Il
faudrait donc que le verbe filer « classer »
(et, par ricochet, son dérivé filière)
soit venu en français québécois via la langue écrite. Quant au fait que cette
forme serait attestée depuis la fin du XVIIIe siècle, le GDT, conformément
à son habitude, n’en donne aucune preuve. Les exemples de filer dans le Trésor de la langue française au Québec (TLFQ) ne
concernent que les emplois habituels du mot en français, québécois ou standard (filer
doux, filer de la laine, filer bien, etc.). Sauf un seul, qui accrédite l’étymologie
proposée, mais il est de 1856, pas de la fin du XVIIIe siècle : « Les
créanciers sont informés que les argents de cette succession étant saisis, ils
doivent filer leurs comptes au bureau des Greffiers sans délai afin d'être
colloqués. » (Journal de
Québec, 19 janvier 1856, p. 3) On voit tout de suite que la
phrase est l’œuvre d’un traducteur incompétent. Par ailleurs, dans le TLFQ,
tous les exemples de filière au sens
de « classeur » sont du XXe siècle.
Mais, au fait, à quoi peut bien servir cette explication étymologique
dans un dictionnaire terminologique ?
Le dictionnaire en ligne Usito est un peu plus précis quant à l’étymologie :
filière viendrait non pas de file, tout court, mais de cabinet file, ce qui est plus conforme à
la langue anglaise. Mais, malgré sa prétention de décrire (et de hiérarchiser)
les usages du français au Québec, Usito oublie de mentionner l’expression québécoise
filière 13 « poubelle ».
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