mercredi 30 décembre 2020

Propos d’Alain Rey

 

Le lexicographe Alain Rey nous a quittés le 20 octobre 2020. J’ai eu l’occasion de travailler avec lui lorsque les Éditions Le Robert ont accepté de coéditer trois des ouvrages que j’avais dirigés (La crise des langues, Politique et aménagement linguistiques et, le premier, La norme linguistique, codirigé avec Édith Bédard). Le jour même de sa mort le hasard a fait que j’ai publié dans ce blog un article où je citais sa biographie d’Émile Littré.

 

Pour rappeler la mémoire d’Alain Rey, je citerai aujourd’hui des extraits de deux conférences qu’il a faites et que l’on peut écouter sur Youtube.

 

Alain Rey et la qualité de la langue : « …la déperdition de la qualité du français par certaines couches de la société qui est un très grand danger pour la démocratie. Et la seule solution, il n’y en a pas deux, c’est la pédagogie, c’est l’école ». Il ajoute que l’école est le gardien principal de la langue.

 


 

Alain Rey sur les mots racistes : «On ne combat pas ce qu’on fait semblant d’ignorer », « les injures racistes, il faut les décrire ». Ce n’est pas l’avis qu’a suivi Usito : notre dictionnaire national en ligne, à la suite d’une plainte, a fait disparaître l’expression « travailler comme un nègre » de son article « travailler ».

 


 


mardi 1 décembre 2020

L’imparfait forain dans le Bas-Saint-Laurent

Dans l’édition d’aujourd’hui du Devoir, l’ancien journaliste Jean-Pierre Proulx raconte sa découverte d’un usage peu connu de l’imparfait en français :

 

L’écrivaine Andrée Michaud a déclenché une tempête d’indignations avec son texte « Alerte à l’imparfait », publié dans l’édition de samedi dernier de ce journal. En commandant un café, raconte-t-elle, elle s’est fait demander par un jeune homme : « Preniez-vous du lait ? » Et ce n’était pas la première fois qu’elle était confrontée à ce curieux usage de l’imparfait.

Je comprends parfaitement son étonnement pour avoir vécu la même expérience. J’habite l’été dans le Bas-Saint-Laurent. J’entre un jour chez ma coiffeuse de Trois-Pistoles. Elle me demande, avant même de me faire asseoir dans sa chaise : « On les lavait ? » C’était pourtant la première fois que je la voyais !

Quelques jours plus tard, à Esprit-Saint (c’est dans l’arrière-pays de Saint-Fabien), le pompiste me demande : « On le remplissait ? » Et encore, quelque temps après, à Dégelis, le caissier du dépanneur où je me suis acheté un sac de croustilles, m’interroge : « On prenait autre chose ? » Et chaque fois, ce sont des jeunes qui ont utilisé cette forme de l’imparfait.

 

Pour Jean-Pierre Proulx, il s’agit tout simplement de l’« imparfait forain » dont je traitais dans mon billet d’hier, formulation devenue rare en français contemporain.

 

Reste à savoir comment un régionalisme a pu s’implanter à Montréal où les conditions sociolinguistiques font que le français est constamment soumis à la pression de l’anglais.

 

Une autre explication possible de l’apparition de cet usage en français montréalais est l’influence de l’anglais où existe un passé d’atténuation : « Did you need any help, madam? – No, thanks. I’m just looking ».

 

Il n’est pas impossible de combiner les deux solutions : cela rappellerait alors (sans y être tout à fait identique) le cas de ce que Jean Darbelnet a appelé l’anglicisme de maintien : des mots ou expressions jadis courants en français d’Europe mais depuis disparus ou marginaux se sont maintenus en français québécois sous l’influence de l’anglais, p.ex. canceller, à tout événement, marier quelqu’un (au sens d’épouser), etc. Dans cette hypothèse, l’usage du Bas-Saint-Laurent continuerait l’usage ancien. L’usage montréalais pourrait être soit un simple calque de l’anglais, soit l’adoption d’un usage régional facilitée par l’influence de cette langue.

 

Pour décider de l’explication la plus plausible, nous ne disposons malheureusement pas de renseignements sur les utilisateurs de cet imparfait forain à Montréal : leur âge, leur lieu de naissance, leur degré d’instruction, etc., bref de variables sociolinguistiques de base.

 

 

lundi 30 novembre 2020

Calque de l’anglais ou imparfait forain?

 

Debout derrière son comptoir, le jeune homme, en me servant mon café, me lance candidement : « Preniez-vous du lait ? » Sur le coup, je demeure perplexe. « Quand ça ? », ai-je envie de lui répondre. 

[…]

Cela n’est qu’un exemple, et s’il s’était agi d’un cas isolé, je ne me serais pas inquiétée, mais il s’est avéré depuis que, quel que soit le commerce où je me présente, il se trouve toujours un caissier ou une serveuse pour me demander si j’avais la carte de fidélité de l’établissement ou si je voulais de la mayonnaise dans mon sandwich. 

– Andrée A. Michaud, « Alerte à l’imparfait ! », Le Devoir, 28 novembre 2020

 

Avant de lire ce texte, je n’avais pas conscience de cet usage de l’imparfait qui serait en train de se propager à Montréal tel un coronavirus. Il est vrai que je vis à Québec.

 

L’article a suscité de nombreux commentaires sur le site Internet du Devoir. D’habitude, quand il est question d’un mot ou d’une tournure, les opinions exprimées sont pour la plupart inintéressantes, des lieux communs. Dans ce cas-ci, quelques lecteurs ont tenté d’expliquer le phénomène. L’un a suggéré qu’il s’agirait d’un « imparfait forain » (ou imparfait des commerçants). Cette notion ne figure pas dans mon édition de Grevisse mais elle est mentionnée dans la Grammaire critique du français de Marc Wilmet : « qu’est-ce qu’elle voulait, la petite dame ? » Cet usage se rapproche de ce que l’on appelle l’imparfait d’atténuation.

 

Un lecteur a écrit que l’imparfait forain serait courant dans le Bas-du-fleuve, un autre qu’il l’avait entendu en Abitibi. Pour ma part, j’ai entendu hier, dans une série néo-zélandaise doublée en France, « saviez-vous où se trouve Untel ? » signifiant clairement « savez-vous ? ».

 

Ce qui amène à se demander si, compte tenu de la situation sociolinguistique de Montréal, cet usage de l’imparfait dit forain ne serait pas plutôt un calque de l’anglais, comme l’ont d’ailleurs suggéré quelques lecteurs. J’ai trouvé ce commentaire grammatical sur le site du Cambridge Dictionary :

 

In formal contexts, we sometimes use past forms in questions, invitations and requests in the present so as to sound more polite:

Did you want another coffee?

I thought you might like some help.

We were rather hoping that you would stay with us.

In shops and other service situations, servers often use past verb forms to be polite:

Assistant:

What was the name please?

Customer:

Perry, P-E-R-R-Y.

Assistant:

Did you need any help, madam?

Customer:

No, thanks. I’m just looking.

 

samedi 14 novembre 2020

Accord de proximité et accord diastématique

 

Depuis quelque temps déjà des groupes féministes cherchent à promouvoir l’accord de proximité. Mais il arrive que l’Office québécois de la langue française (OQLF) emprunte un autre chemin. C’est ainsi qu’il a accepté le terme « centre de services scolaire » où l’adjectif, au singulier, ne s’accorde pas avec le mot qui le précède mais avait-il le choix de faire autrement ? C’est cette forme que l’on trouve dans la loi.

 

J’ai découvert un exemple d’accord encore plus curieux dans la fiche « popcorn » du GDT : « efforts particuliers de francisation déployés ».

 



 

Je propose d’appeler ce type d’accord (que je ne recommande pas) des accords diastématiques. En grec ancien, l’adjectif διαστηματικός signifie « séparé par des intervalles ». Le mot est disparu du français moderne mais il est enregistré par Littré comme terme de musique ancienne.