mercredi 18 mai 2011

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Dictionnaire et lutte des classes

Le titre rappellera à certains la brochure Diphtongues et lutte de classes de Desdemone Bardin (Éditions québécoises, 1974).
On aurait pu croire que l’idée de se servir de la langue pour faire avancer la lutte des classes était une idée dépassée depuis la mise au point faite par Staline lui-même en 1950 (Marxisme et problèmes de linguistique) au sujet des thèses proposées par le linguiste Nicolas Yacovlevich Marr. Ce dernier avait tenté d'appliquer la théorie marxiste de la lutte des classes à la linguistique en prétendant que les différents registres de langue correspondent à différentes classes sociales.
Pourtant, dans l’ouvrage Le français au Québec, 400 ans d’histoire et de vie (Conseil supérieur de la langue française et Fides, 2003), les deux chefs de file de l’aménagerie reprennent la thèse de la lutte des classes dans le titre qu’ils donnent à leur contribution : « Le français au Québec : un standard à décrire et des usages à hiérarchiser ».
Des usages à hiérarchiser ? On pourrait penser que la formulation relève d’une maladresse stylistique et que les auteurs voulaient dire simplement : nous sommes rendus à l’étape où il faut décrire la hiérarchisation des usages en cours au Québec. Quatre raisons plaident en faveur du rejet de cette interprétation lénifiante. La première, c’est que la formulation que je critique n’apparaît pas au détour d’une phrase mais qu’elle est clairement mise en évidence dans le titre même de la contribution. La deuxième, c’est que tous les ouvrages publiés par le CSLF sont soumis à une révision linguistique obligatoire avant publication et qu’il serait étonnant qu’on ait laissé passer pareille bourde. La troisième, c’est que la langue et le style des deux auteurs ont été abondamment décrits et critiqués dans un ouvrage de Diane Lamonde antérieur de quelques années (Le maquignon et son joual, 1998) ; on peut donc supposer que, à la suite de cette admonestation, ils surveillent désormais la manière dont ils écrivent. La quatrième, c’est que les auteurs avaient déjà affirmé à plusieurs reprises devant la Commission permanente de la culture de l’Assemblée nationale (séance du 5 septembre 1996) leur volonté de procéder à une hiérarchisation des usages linguistiques au Québec. Citons quelques passages de leur intervention[1] :
[…] définir une véritable politique d'aménagement de la langue commune au Québec, c'est-à-dire une politique qui viserait à hiérarchiser les divers usages du français québécois.
Il importe donc de fournir aux Québécois et Québécoises des renseignements précis sur ces emplois corrects et critiqués de ces formes; cela fait partie, on l'a dit, de l'établissement d'une norme québécoise et d'une hiérarchisation de nos usages.
[…] les Québécois et Québécoises n'ont pas accès à la description de ce français québécois soutenu ou standard et à la hiérarchisation des usages autour de ce français québécois standard.
L'aménagement de la langue passe d'abord par la prise en compte et la hiérarchisation des usages autour d'un français québécois standard, c'est-à-dire du bon usage du français au Québec.
Pour arriver à décrire de façon adéquate ce français québécois et surtout ce bon usage, ce bon modèle de la langue au Québec, nous voyons comme premier moyen la rédaction d'un dictionnaire. C'est le seul ouvrage de base où les usages linguistiques du Québec peuvent être hiérarchisés et le français québécois standard explicité.
Une fois établie clairement la hiérarchisation des usages et la norme du français québécois, il faut s'assurer ensuite du respect de cette norme, c'est-à-dire de la pratique quotidienne d'un français de qualité.
Il leur faut des ouvrages de référence de qualité et fiables dans lesquels la hiérarchisation des usages sera clairement établie et le français québécois standard écrit parfaitement décrit.
Il n’y a qu’une seule langue française, avec des variétés internes, et il s’agit de les hiérarchiser.

On l’a bien lu : il s’agit de hiérarchiser les usages et non de les décrire, ce qui serait l’objectif de tout linguiste ou lexicographe normal.
« Une fois établie clairement la hiérarchisation des usages et la norme du français québécois, il faut s'assurer ensuite du respect de cette norme » : assistera-t-on à une campagne de dékoulakisation ?
Je ne suis pas le premier à attirer l’attention sur le danger que représente cette conception des usages québécois qu’il faudrait hiérarchiser. Le porte-parole de l’Opposition officielle à la même Commission parlementaire, Pierre-Étienne Laporte, ancien président de la Commission de protection de la langue française, puis de l’Office de la langue française, puis du Conseil de la langue française, avait émis des réserves sévères sur cette façon de faire :

[…] il faut faire preuve, en particulier dans le domaine pédagogique, pour qu'une fois qu'une variété linguistique est reconnue comme la variété légitime on évite de créer de l'exclusion sociale.

[…] entre nous et vous, il y a, disons, un désaccord qui tient au besoin que nous ressentons d'être d'autant plus prudents qu'ayant réussi à nous libérer de certaines exclusions que d'autres avaient voulues pour nous, nous ne nous retrouvions pas à nous exclure nous-mêmes ou à exclure par nous-mêmes certains de nos concitoyens qui ne se placent pas seulement à différents niveaux d'une échelle de niveaux de langue, mais qui parlent un français québécois populaire, comme certains de nos amis français ont bien mis en évidence qu'en France il se parle – s'écrit, c'est autre chose – un français populaire.
Exclure par nous-mêmes certains de nos concitoyens ? N’est-ce pas là le principe de la lutte des classes ?
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Bandiera rossa
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L’aménagerie n’étant pas une science exacte, elle permet de dire tout et son contraire. C’est ainsi qu’une collègue, ou comparse, c’est selon, des deux aménageux cités ici a écrit : « Il faut avoir l’esprit bien peu scientifique pour oser défendre une hiérarchisation des usages du français » (Le Devoir, 11 juillet 1997) Et cela un an après que ses collègues eurent tenu en commission parlementaire les propos déjà cités.


Cette personne est une collaboratrice du dictionnaire qui doit justement procéder à la hiérarchisation.

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Au moment de mettre en ligne ce billet, je tombe par hasard sur cette déclaration pour le moins piquante d’une personne qui était alors étudiante à l'Université de Sherbrooke : « On peut donc reprocher à [Diane] Lamonde de poser sur le français québécois un regard qui manque d’objectivité, étant de toute évidence atteint par le préjugé populaire qui classe hiérarchiquement les variétés du français » (compte rendu de Diane Lamonde, Le maquignon et son joual, Dialangue 10, 1999, Université du Québec à Chicoutimi, p. 122). Était-ce une façon indirecte de faire un reproche à ses professeurs ?

Aleksandr Guerassimov (1881-1963), Lénine à la tribune,
Moscou, Musée Lénine (1930):




[1] http://www.assnat.qc.ca/archives-35leg2se/fra/publications/debats/journal/cc/960905.htm

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