mardi 29 octobre 2019

Un dictionnaire qui manque de cran


Usito et les québécismes (suite)

Je poursuis ma critique du traitement des québécismes dans le dictionnaire en ligne Usito. Rappelons que je ne m’occupe que des québécismes communs.


Mes arrière-grands-parents assis avec leurs enfants sur les crans à Kamouraska (vers 1895)


Huitième exemple : cran. Introduisons le mot par deux citations :

François-Magloire Derome, poète, journaliste, protonotaire né à Montréal et établi à Rimouski en 1857 […] évoque […] l’exceptionnelle hospitalité de Pascal Taché, seigneur de Kamouraska, qui l’invita sans façon à sa table dès leur première rencontre, alors qu’il contemplait le point de vue depuis la grève devant le manoir : « J’étais, au bout de quelques minutes, installé dans les genévriers d’un massif de crans à position verticale, en deçà du point où la vague allait se rompre : je regardais la mer. Ce spectacle nouveau me charmait : le coup d’œil était ravissant. » (Claude La Charité, « Le Bas-du-Fleuve, berceau de la littérature québécoise »)


On lit sous la plume du frère Marie-Victorin : « Devant nous, au ras des crans couverts de varech gluant, s’incline le vol noir des corneilles en maraude » (1920 ; cité par Vigh, 484).


Pour Bélisle, le cran est une « roche stratifiée ». Le Trésor de la langue française (de Nancy) signale ce sens technique sans indiquer que c’est un québécisme tout en faisant référence au lexicographe québécois Alexandre Bélisle.


Le mot, relevé aussi dans le Glossaire du parler français au Canada et par Gaston Dulong (Vigh, p. 482), attesté dans des textes littéraires depuis le xixe siècle, est absent de la nomenclature d’Usito.


Neuvième exemple : encanter. Le Trésor de la langue française (toujours celui de Nancy) offre la remarque suivante sous le mot encan : « On rencontre ds la docum. le régionalisme encanter, verbe. Vendre à l'encan (Canada 1930). Acheter à l'encan ». La référence est au Glossaire du parler français au Canada. Le mot a aussi été relevé par Sylva Clapin (1913) et Gaston Dulong (1989). Il est absent de la nomenclature d’Usito.


Dixième exemple : (s’)encanter. Le verbe signifie (s’)installer à son aise (Vigh, p. 553) : « on encanta le marmot dans son ber » (Sylva Clapin, 1925), « Didace […] se laissa encanter dans le lit, parmi les oreillers » (Germaine Guèvremont, Marie-Didace, 1947). Autre mot absent de la nomenclature d’Usito et pourtant encore courant.


Onzième exemple : engagère. On peut entendre le mot dans la populaire télésérie Le temps d’une paix, diffusée de 1980 à 1986 puis reprogrammée régulièrement depuis. Ainsi, dans l’épisode 2, Rose-Anna déclare :

[…] ici sur la terre, nous autres, il faut se suffire en tout. Pour le manger, le chauffage pis l'habillement. Juliette pis moi, on va faire une cenne ou deux en travaillant chez le notaire Fournier, pendant les vacances, comme engagères. (Cité par Benjamin Mathieu, Les relations intergénérationnelles dans Le Temps d’une paix, mémoire de maîtrise, UQTR, 2015, p. 45)


Usito a bien engagé, engagée « personne employée comme domestique de maison, comme aide sur la ferme » mais il n’a pas le féminin engagère.


Douzième exemple : habitant et colon. Usito définit habitant comme une « personne qui manque de goût, de raffinement, d’éducation », indique que le mot est péjoratif et que son emploi relève de la langue familière. Il renvoie aux mots fruste et rustre. De même il définit le colon comme une « personne qui ignore les bonnes manières, manque d’éducation, de savoir-vivre » ; le mot est familier et péjoratif, il y a un renvoi à rustre. Aucun renvoi entre colon et habitant, tout passe par des synonymes en français standard qui n’ont pas de connotation péjorative. Et dire que l’équipe d’Usito se plaint des dictionnaires français « conçus d’abord et avant tout en fonction du public francophone européen et notamment du public français. Leur description de la langue est principalement basée sur l’usage européen du français[1] ».


Conclusion. Claude Poirier a intitulé sa critique du dictionnaire Usito « Un pas en avant, un pas en arrière ». Il est difficile de voir en quoi cette entreprise lexicographique constitue un pas en avant (sauf au plan informatique). Il est plus facile d’affirmer qu’il s’agit d’un pas en arrière au plan lexicographique. Bien des québécismes lexicaux et des québécismes de sens relevés par des prédécesseurs, anciens ou récents, d’Usito sont absents de cet ouvrage.


En cliquant ici, vous pourrez lire un billet de Lionel Meney sur le traitement du mot raquetteur dans Usito. Ce texte a été écrit en 2016 et l’équipe d’Usito n’a toujours pas tenu compte de cette remarque.


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