Dans le billet précédent, j’ai raconté que le hasard m’a fait chercher le mot Fête-Dieu dans le dictionnaire Franqus. Ce que j’y ai découvert m’a engagé à aller un peu plus loin dans le traitement que ce dictionnaire fait du vocabulaire religieux, en particulier catholique. Trouvant mon premier billet suffisamment long, je n’y ai pas inclus mes recherches sur les appellations de quelques vêtements liturgiques.
Dans le tableau suivant, qui compare les définitions du Franqus et du Trésor de la langue française informatisée (TLFi), on voit que le Franqus ne traite pas certains mots ou ne rend pas compte de leur sens religieux (amict, manipule, corporal). On voit aussi que ses définitions sont en général plus courtes que celles du TLFi (en rouge, les éléments de la définition du TLFi qui n’apparaissent pas dans le Franqus). On découvre aussi une sorte d’incohérence dans le traitement de deux mots désignant des objets pourtant associés dans le culte catholique : le mot pale est présent dans le Franqus mais pas corporal. Mais ce n’est pas le plus curieux.
|
Franqus
|
Trésor de la langue française informatisé
|
amict
|
(absent)
|
RELIG. CATHOL. Linge blanc, de forme carrée ou rectangulaire que le prêtre, le diacre et le sous-diacre placent sur leurs épaules avant de revêtir l'aube et les ornements sacrés pour dire ou servir la messe
|
aube
|
Tunique blanche en toile de lin que les officiants portent pour célébrer la messe
|
LITURG. Tunique blanche en toile de lin, serrée à la taille par un cordon, munie de manches étroites, que l'officiant (prêtre, diacre ou sous-diacre) porte par-dessus la soutane pour célébrer la messe ou dans quelques autres cérémonies
|
manipule
|
(sens absent)
Antiq. rom. Étendard d’une compagnie militaire romaine. ◊ Unité de la légion romaine, composée de deux centuries et formant le tiers de la cohorte.
|
LITURG. CATH. Ornement consistant en une petite bande d'étoffe, porté sur l'avant-bras gauche par les ministres à l'autel.
HIST. ROMAINE. Unité tactique de la légion romaine formant le tiers de la cohorte et composée elle-même de deux centuries.
|
pale
|
Linge sacré carré et renforcé de carton dont le prêtre recouvre le calice pendant la messe
|
LITURG. CATH. Linge sacré de lin ou de chanvre carré et renforcé de carton dont le prêtre recouvre le calice pendant la messe.
|
corporal
|
(absent)
|
LITURG. CATH. Linge consacré, généralement de lin blanc, représentant le suaire du Christ, que le prêtre étend, pendant la messe, au milieu de l'autel sous le calice, pour recueillir les fragments de l'hostie, qu'il consacre.
|
étole
|
Longue bande d’étoffe que l’évêque, le prêtre et le diacre portent sur les épaules.
|
LITURG. Ornement liturgique en forme de bande d'étoffe, longue et étroite, que le prêtre et l'évêque portent par devant, suspendue au cou et que le diacre porte en écharpe sur l'épaule gauche.
|
De la liste précédente, le mot le plus intéressant est sans conteste manipule. D’abord parce que le Franqus ne donne pas le sens que ce mot a dans la religion catholique. Ensuite et surtout parce qu’il offre un sens qu’on ne trouve nulle part ailleurs : « étendard d’une compagnie militaire romaine ».
Procédons à une enquête lexicographique.
Le TLFi a trois entrées distinctes pour manipule :
MANIPULE1, subst. masc.
LITURG. CATH. Ornement consistant en une petite bande d'étoffe, porté sur l'avant-bras gauche par les ministres à l'autel.
MANIPULE2, subst. masc.
I. HIST. ROMAINE. Unité tactique de la légion romaine formant le tiers de la cohorte et composée elle-même de deux centuries. Les changements introduits par Marius consistèrent principalement (...) à substituer dans les manoeuvres la division en cohortes, à la division en manipules (MÉRIMÉE, Essai guerre soc., 1841, p. 54).
II. PHARM., vx. Poignée de plantes, de graines, entrant dans la composition d'un remède. Prenez un manipule de fleurs d'oranger (Ac. 1835, 1878).
MANIPULE3, subst. masc.
Vieilli. ,,Ustensile qui sert à retirer un vase du feu sans se brûler`` (Ac. 1835-1935; dict. XIXe et XXe s.). Synon. poignée.
Voyons ce que dit le Littré :
· 1Terme de pharmacie. Ce que la main peut tenir d'herbes, de fleurs, de graines. Les médecins, dans leurs ordonnances, désignent cette mesure par la lettre M.
Manipule pyrotechnique, faisceau de pétards liés ensemble qu'on jetait à la main dans les rangs ennemis.
· 2 Terme de pharmacie. Ustensile qui sert à retirer un vase du feu sans se brûler.
· 3Petite bande d'étoffe que le prêtre catholique porte au bras gauche en célébrant la messe.
· 4 Terme d'antiquité romaine. Compagnie d'infanterie, composée, à l'origine, de cent hommes, et commandée par deux centurions ; ainsi dite figurément parce que c'est un faisceau, une poignée d'hommes.
Le sens d’« étendard d’une compagnie militaire romaine » ne se trouve pas dans les éditions de 1694, 1762, 1798, 1835 et 1932-1935 du Dictionnaire de l’Académie. Il ne figure pas non plus dans le Dictionnaire critique de la langue française de Jean-François Féraud (1787-1788).
Je retrouve dans ma bibliothèque l’Encyclopédie de l’Antiquité classique (avec sur la page de garde : hoc Latinae linguae praemium meritum et consecutum fuisse in solemni praemiorum distributione habita die sexta mensis julii anno millesimo sexagesimo quinto – ce qui n’est pas pour me rajeunir). Manipule : « unité militaire romaine, comprenant deux centuries ; chaque manipule possédait un signum, ou enseigne […] » (Bruxelles, Éditions Sequoia, 1962, p. 159).
D’où peut donc bien venir le sens d’« étendard d’une compagnie militaire romaine » ? Allons maintenant chercher du côté du latin manipulus.
Voici ce que dit le Dictionnaire illustré latin-français de Gaffiot, s.v. manipulus : « 1 manipule, poignée, gerbe, botte [herbe, fleurs, etc.] 2 manipule [trentième partie de la légion] ».
Le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio (10 volumes publiés de 1877 à 1919) nous apprend que manipulus signifiait à l’origine une botte de foin servant d’enseigne à une division de la légion romaine et que « le manipule, division de la légion, aurait pris son nom de l’enseigne qui la distinguait ». Cette supposition se base principalement sur un texte d’Ovide :
Ovide, Fastes III, 113-118
Il n'y avait d'autres constellations pour les Romains que les étendards militaires; celui qui les abandonnait commettait un grand crime. Ce n'était pourtant qu'une gerbe de foin (signa... e feno, litt. 'des étendards faits de foin'); mais elle n'était pas moins respectée alors que nos aigles d'argent ne le sont aujourd'hui. Cette gerbe (maniplos), on la portait au haut d'une longue perche; de là le nom de manipulaire donné au soldat (trad. Nisard, 1857).
On trouve dans le Glossarium mediae et infimae latinitatis de Du Cange (éd. de Favre, 1883-1887) : « Manipuli dicti sunt signiferi, quia olim manipulus fœni fuit pro vexillo », c’est-à-dire : on appelait manipules les porteurs d’enseignes parce qu’autrefois une poignée de foin tenait lieu d’étendard. Définition évidemment inspirée du texte d’Ovide, texte qui avait déjà inspiré les définitions données par Servius à la fin du ive siècle (A. XI, 70 : manipli autem dicti sunt signiferi, qui sub Romulo pauper adhuc Romanus exercitus hastis faeni manipulos illigabant et hos pro signis gerebant) et Isidore de Séville aux vi-viie siècles (IX, 3, 50 : …quod antequam signa essent, manipulos sibi, id est fasciculos stipulae vel herbae alicuius, pro signis faciebant).
Je n’ai trouvé nulle part en français le sens d’« étendard d’une compagnie militaire romaine » que le Franqus donne au mot manipule. En latin classique le mot manipulus n’a pas non plus ce sens même si, étymologiquement, l’unité militaire appelée manipule aurait pu tirer son nom de la botte de foin qui tenait lieu d’étendard aux premiers temps de Rome (à l’époque de Romulus selon l'indication donnée par Servius dans son commentaire de l’Énéide).
En fait, je n’ai trouvé qu’un seul texte – en grec – qui peut en apparence appuyer le sens d’« étendard » donné à manipule :
πολλὴν δὲ καὶ σὺν αὑτῷ δύναμιν ἦγε συλλελοχισμένην εἰς ἑκατοστύας· ἑκάστης δ’ ἀνὴρ ἀφηγεῖτο χόρτου καὶ ὕλης ἀγκαλίδα κοντῷ περικειμένην ἀνέχων· μανίπλα ταύτας Λατῖνοι καλοῦσιν· ἀπ’ ἐκείνου δὲ καὶ νῦν ἐν τοῖς στρατεύμασι τούτους μανιπλαρίους ὀνομάζουσιν.
Plutarque, Romulus 13
« [Romulus] amenait un corps considérable de troupes, divisées en compagnies de cent hommes. Chaque compagnie avait pour guide un homme armé d’une perche, que surmontait un faisceau de foin et de menu bois : c’est ce que les Latins appellent des manipules ; et les soldats qui suivent ces enseignes portent, encore aujourd’hui, dans les armées, le nom de manipulaires » (trad. Alexis Pierron, 1853).
La traduction est trompeuse. Faisons le mot-à-mot : ἑκάστης δ’ ἀνὴρ chaque homme ἀφηγεῖτο marchait en tête χόρτου d’herbe καὶ ὕλης et de bois ἀγκαλίδα une brassée κοντῷ à une perche περικειμένην étant enroulée ἀνέχων tenant droit = chacun marchait en tête en levant une brassée d’herbe et de bois enroulée sur une perche ; μανίπλα des manipules ταύτας [sous-entendu : ἀγκαλίδας] celles-là (ces brassées-là) Λατῖνοι les Latins καλοῦσιν appellent = les Latins appellent ces brassées des manipules.
Disons les choses en termes modernes : d’un côté, une brassée ou une poignée d’herbes que l’on appelle manipulus ou manipulum en latin – sens conservé en français dans le Littré : « ce que la main peut tenir d'herbes, de fleurs, de graines » ; d’une autre côté, le dérivé manipularius, au pluriel manipularii, pour désigner les soldats faisant partie de cette poignée d’hommes. Aucun texte ne dit expressément que le mot manipulus est synonyme de signum. Les textes disent simplement qu’anciennement, à la place d’étendards (pro signis), on utilisait des manipules, des poignées d’herbes sur une perche : pro signis gerebant, pro signis faciebant. À l’époque classique, on utilisait le mot signum, pl. signa, pour désigner l’étendard des manipules : « the signa are the standards of the maniples within each cohort, and usually consisted of a spear-head on a pole, bearing various decorations. These were used mainly as a rallying point in battle for the smaller units [...] » (N.P. Miller, Tacitus: Annals Book I, Bradda Books Ltd., 1978, comm. ad Ann. I, 18, 2).
En plus de signum (Gaffiot, 4e sens : enseigne, drapeau, étendard), le latin utilise vexillum et, plus tardivement, labarum pour désigner les étendards des armées romaines. D’ailleurs, le Franqus a le mot vexille, défini ainsi : « Antiq. rom. Étendard des armées » et il a même le mot labarum (même définition que dans le TLFi: « Étendard impérial romain sur lequel figure une croix et le monogramme du Christ, adopté à la suite d'une vision prémonitoire que Constantin aurait eue de sa victoire sur Maxence) ».
Bref, le sens d’« étendard » donné à manipule tant en français qu’en latin est pour le moins peu attesté.
On ne peut juger un dictionnaire sur un seul mot. Le hasard a pu me faire tomber sur un cas tout à fait exceptionnel. Est-ce suffisant pour inviter à la prudence ?