mardi 22 octobre 2024

Un terme qui porte ombrage

 

Le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) met en vedette ce mois-ci le terme voile d’ombrage (syn. toile d’ombrage), « toile amovible que l'on tend au moyen de fixations au-dessus d'un espace extérieur dans le but de créer une zone d'ombre. » Les rédacteurs du GDT ont oublié qu’il existait déjà un terme en français pour désigner cet objet ou plutôt ce « concept », comme ils disent : velum, « grande pièce d'étoffe servant à tamiser la lumière ou à couvrir un espace sans toiture » (Trésor de la langue française informatisé). Le terme figure dans la 8édition (1935) du dictionnaire de l’Académie et il a été enregistré au siècle précédent par Littré : « mot latin (velum, voile) qu'on emploie quelquefois aujourd'hui pour désigner une tente dont on couvre un amphithéâtre, une allée, un espace, en quelque cérémonie. » Qu’on ne vienne pas dire qu’il s’agit d’un mot savant : il n’est pas plus savant que les mots d’origine latine album ou aréna. Sûrement moins que le fameux momentoumme qui, lui, fait (pseudo)savant : « déconseillé » par la Banque de dépannage de l’OQLF, il faut bien admettre que momentum fait bien partie du français standard en usage au Québec (sauf si cette notion n’a aucun sens) puisqu’il est utilisé sur les ondes publiques par les politiciens, économistes, journalistes, etc.

vendredi 11 octobre 2024

Notes de lecture: L'irréparable de Pierre Simon

 


J’avoue que j’ai un faible pour les romans qui se déroulent dans le milieu universitaire : ceux de lord C.P. Snow (en particulier The Masters), la parodie Porterhouse Blue de Tom Sharpe, Small World de David Loge, la charge de Biz (Sébastien Fréchette) sur l’« Université de Montréal au Québec » (L’horizon des événements, Leméac, 2021, cliquer ici pour lire mon billet sur ce roman). Je m’en voudrais de ne pas ajouter à cette liste un livre paru il y a quelques années, Les carnets jaunes de Valérien Francœur, qui a crevé quelques enflés d’A.C. Drainville (Montréal, Éditions de l’Effet pourpre, 2002) dont le thème est le « bourbier infernal qu’est le Département de science politique de l’Université Laval » (page de remerciements) (voir le compte rendu de Mathieu Arsenault dans Spirale 228, septembre-octobre 2009).

Dans ce genre vient de paraître L’Irréparable de Pierre Simon (Héliotrope, 2024) où on croit comprendre que l’auteur fait référence à l’UQÀM. Je ne m’attarderai pas à l’intrigue, que j’ai déjà oubliée. Mais l’auteur a du style et il sait écrire. Que demander de plus ?

Pierre Simon a des expressions heureuses, par exemple ce jugement sur le texte d’un étudiant : « … les prépositions … prélevées de l’anglais et greffées sans honte aucune au français (p. 20) », le portrait d’une étudiante en « sauterelle multipercée » (p. 26) ou encore « cette boucherie très trendy du boulevard Saint-Laurent où certains employés refusent de répondre en français à la clientèle, aussi bilingues, voire trilingues soient-ils » (p. 21).

Il y a beaucoup de remarques linguistiques, ainsi sur le « vocabulaire hallucinant rencontré dans les couloirs de l’université ou sur les ondes de la radio nationale, sinon lu sur internet. [Le héros] y accole les équivalents du siècle passé : trouple [un ménage à trois]; polysaturé [épuisement des gonades], fluide [aux deux]; licorne [cinquième roue]; métamour [rival]; aromantique [un sociopathe]; pansexuel [à tout et à son contraire]; polyamoureux [slut], et le reste » (pp. 25-26).

Pierre Simon porte des jugements sévères : « cette attitude typiquement québécoise de se ranger derrière les perdants de la realpolitik ». Son héros ne va plus au théâtre ou au concert, « incapable d’encaisser ce qu’il considère comme des bobards sur l’occupation d’un territoire supposément non cédé » (p. 35). Il « bute sur cette difficulté, nouvelle depuis peu, de devoir lire [d]es embryons d’essais en langue inclusive.» Pourtant le romancier y recourt à deux reprises dans la dernière page de son roman : passant·e·s et croyant·e·s.

Même si l’auteur avoue ne guère priser les anglicismes, il en laisse échapper quelques rares : « payer une visite » (p. 201) (mais c’est dans une conversation), « filière » (p. 238) au sens de « classeur » ou de « fichier informatique », « un taxi régulier » (p. 243) ou encore « biscuit soda » (p. 252) que le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) continue de « déconseiller » dans une fiche non revue depuis 1985 et qui a par conséquent échappé au révisionnisme stakhanoviste des néoterminologues qui ne l’ont pas encore intégré dans leur « norme sociolinguistique du français au Québec» (Usito note que le terme est « parfois critiqué »).

Il arrive au romancier, au moins à deux reprises, d’utiliser la forme québécoise de formuler une supposition : « Avoir le choix… » (p. 229) (dans une conversation). Il faut dire que cette forme, particulièrement caractéristique du français québécois et tout à fait standard chez les Québécois de souche, n’a pas été enregistrée à ce jour par le dictionnaire Usito qui prétend « décrire le français standard en usage au Québec »

 

samedi 5 octobre 2024

En hommage à Daniel Pinard : seconde partie

  

Je republie aujourd’hui une partie de la conclusion de mon étude des courriels publiés sur le site Internet de l’émission animée par Daniel Pinard.

Plusieurs auteurs de courriels font montre d’une virtuosité impressionnante, comme on aura pu le constater à la lecture des exemples qui illustrent le billet précédent. Je ne peux résister au plaisir de citer les trouvailles stylistiques suivantes :

 

     Toutefois étant une maman, je regarde quelquefois sur le pouce....il serait donc souhaitable de pouvoir retrouver ces charmantes recettes sur le site internet. (1-438)

     Je me fout pas mal de votre sortie du garde-manger (vous avez tout à fait raison, ça ne nous regarde pas), toutefois, je voudrais vous remercier d'avoir fait la démonstration que l'intelligence savait gardé sa dignité devant la stupidité. (60-178)

     Le verbe de Monsieur Pinard titille autant mes oreilles que ses préparations, mes papilles. (1-441)

     Comme nous tous, pour avoir droit à l'assiette au beurre, il vous faut baratter un peu. (62-159)

 

D’autres correspondants font montre d’un humour subtil :

 

     Voyez‑vous je ne suis pas le seul a être sourd mon épouse aussi mais elle ne le sait pas encore. (12-31)

     je ne suis pas etonne une miette(restons un peu ds la bouffe)que vous, M.Pinard, vous vous soyez lever... (61-49)

     Mon épouse et moi sommes à planifier la rénovation de notre cuisine. Nous voulons l'agrandir et la rendre plus fonctionnelle. Mon épouse y passe beaucoup de temps, non par obligation mais par passion. (Mon tour de taille pourrait en témoigner.) (57-23)

 

Évidemment, le désir de faire montre de virtuosité peut donner à l’occasion des résultats discutables, au goût pour le moins douteux :

 

     […] mais, puisque vous nous demandez des commentaires... la miss couscous gesticulante fardée au curcuma dont nous avons rapidement oublié le nom... le moins souvent possible por flavor... (1-138)

     Non pas que je suis un amateur de ce (faux) "PArmesan" sentant a l'exces la botte de "jobber" surchaufee […] (54-138)

 

Plusieurs textes sont émaillés de références littéraires, telle cette allusion au Petit Prince : «... et l'essentiel n'était plus invisible à nos yeux!» (6-41). Certains citent le philosophe Thomas de Koninck, le romancier J. Gaarder, La Bruyère, le Talmud et même les frères Goncourt:

 

     "Ce qui entend le plus de bêtises dans le monde, est peut-être un tableau de musée." Les frères Goncourt n'ont pas tort mais avouons que la palme peut être aussi attribuée à un télespectateur devant son écran où Bratwaite et compagnie sont capables du pire. (62-33)

 

Un autre correspondant émet un jugement qui n’est pas sans faire penser au style de Saint-Simon – fait de raccourcis fulgurants et de sévérité implacable, recourant parfois même au «terme bas» (et dont l’orthographe et la syntaxe n’étaient pas non plus toujours impeccables) :

 

     Il y a longtemps que le vomi de Mr. Brathwaite m'excède (l'example de la plongeuse Mlle Pelletier me vient à l'esprit). Dès ces débuts, je l'ai toujours trouvé ordinaire, en ce sens que bien qu'il fut "pas mal" dans bien des domaines artistiques (animation, jeu, etc.) il n'excellait dans rien. (60-179)

 

Comme le lecteur peut déjà le supposer, l’analyse de ce volumineux corpus de courriels n’a pas été qu’un travail fastidieux, cela a souvent été un plaisir.

*   *   *

J’ai publié il y a quelques années deux autres billets basés sur mon étude des courriels envoyés à Daniel Pinard :

·       Un billet méthodologique sur l’utilisation des pronoms pour déterminer l’âge des auteurs de ces courriels : cliquer ici.

·         Un billet polémique en réponse à deux hurluberlus qui, après la présentation de ma recherche lors d’un colloque, avaient fait valoir que les fautes de français n’existaient pas : cliquer ici.

 

 

vendredi 4 octobre 2024

En hommage à Daniel Pinard : première partie


[...] vous êtes tordu et tordant, un mélange de Bescherelle et de béchamel et vos propos ne sont normatifs qu’en ce qui concerne la qualité des ingrédients.

Un téléspectateur

Daniel Pinard vient de mourir. Je veux lui rendre hommage en résumant les faits saillants d’une recherche basée sur l’analyse des courriels envoyés par des téléspectateurs de son émission Ciel! Mon Pinard, diffusée à Télé-Québec de 1998 à 2000. Malgré leur forme épistolaire, ils étaient accessibles à tous dans Internet.

 

Présentation de l'émission



Tout d'abord, sur une note humoristique, permettez-moi de vous dire que vous n'êtes point de la "piquette"!


—Un téléspectateur (62-206)[1]

L'émission Ciel! Mon Pinard a tenu l'antenne pendant deux saisons, en 1998-1999 et en 1999-2000. Elle était consacrée à la cuisine mais elle se démarquait des autres émissions du genre parce qu'elle réussissait, selon l'expression d'un téléspectateur, à « hausser la culture par le biais du bedon » (3-13). Le format habituel consistait en une entrevue suivie de la préparation de quelques plats.

 

La religion Pinard

Votre émission est devenue une religion pour moi…

—Un téléspectateur (62-85)

 

L'émission a suscité un engouement au point qu'elle était la plus populaire de la chaîne Télé-Québec. Est-ce dû à l'utilisation du mot ciel dans le titre? Toujours est-il que les nombreux correspondants de Daniel Pinard ne cessaient de lui répéter qu'ils regardaient son émission « religieusement » : nous avons en effet relevé plusieurs dizaines d'occurrences des mots « religion », « religieux », « religieusement ». Un téléspectateur a même signé son courriel « un fidèle apôtre ». Les métaphores et le vocabulaire religieux abondaient. Certains admirateurs en étaient au point de ne plus être capables de faire la distinction entre la chère, la chair et la chaire, à preuve cette signature : «Un fidèle auditeur et amateur de bonne chaire! » (55-134). Et un autre se demande ce que l'on fait  «avec la basilic du jardin quand l'été est terminer » (1-482)… Il y a quand même des téléspectateurs qui conservent un esprit plus critique : « Ne vous inquiètez pas, vous n'êtes pas mon gourou, je me suffis à moi même... » (14-206).

 

L'affaire Pinard ou l'affaire Brathwaite?

Je voulais simplement t'écrire un message pour te dire que je t'appuie dans toute cette affaire qu'ils appellent "L'affaire Pinard". (62-134)



En mars 2000, à l'occasion d'une entrevue à l'émission Les Francs-Tireurs de Télé-Québec, Daniel Pinard a dénoncé le genre d'humour pratiqué par certains humoristes québécois et en particulier leurs blagues de mauvais goût sur les homosexuels – « un soi disant humour qui n'est plus là la politesse du désespoir, mais bien le masque de la bêtise » (60-64), comme l’a décrit un téléspectateur. La charge a surtout porté contre l'émission Piment fort, animée par Normand Brathwaite et depuis retirée de la grille-horaire. Cette déclaration faite dans une émission somme toute peu écoutée a pourtant eu des rebondissements au point que les autres chaînes et les journaux en ont parlé. Il est vrai qu'elle arrivait sans doute à un moment opportun car, depuis quelques temps déjà, des voix se faisaient entendre pour critiquer les humoristes, leur mauvais goût et la qualité jugée déplorable de leur langue[2] :

 


Enfin quelqu'un a osé se lever et dire ce qu'il pensait de cet humour de bas étage, sectaire et raciste qui sévit auprès de la majorité de soi-disant humoristes.

Dans le fond, cela ne m'étonne pas que ce soit vous, Monsieur Pinard, qui ayez osé parler haut et fort et clamer que vous en aviez assez, tout comme bien des gens d'ailleurs. Bien entendu ce n'est certes pas drôle de se mettre ainsi au blanc, mais au moins vous avez eu le courage de dénoncer cette disgracieuse façon de faire.

Soyez assuré que je fais partie de vos nombreux admirateurs, tant sur le plan culinaire que sur celui de votre engagement social.» (63-126)


       

L'apparition de Daniel Pinard à l'émission Les Francs-Tireurs lui a permis d'atteindre un sommet de popularité. Comme l'écrit une téléspectatrice, et son texte reflète bien l'ensemble du courrier relatif à cet épisode, « vous étiez mon maître à manger et vous devenez mon maître à penser » (62-158).

Toute cette affaire a entraîné un courrier volumineux : 22 % des textes, comptant pour 31 % des mots de tout le corpus, portent sur ce thème.

Le corpus comprend donc deux types de textes au caractère fort différent : d'une part, des courriels portant sur la cuisine, la gastronomie, l'alimentation et la diététique; d'autre part, des lettres plus longues, au ton souvent plus philosophique, parlant de l'humour comme phénomène de société ou présentant des éléments autobiographiques.

L’existence de deux types de messages, ceux portant sur la cuisine et ceux portant sur la polémique, a permis de confirmer l’intuition d’un professeur de l’Université Laval que nous avions consulté et qui avait suggéré que la qualité de l’expression pouvait dépendre du sujet traité.

 


Dans l'abondant courrier suscité par les déclarations de Daniel Pinard à l'émission Les Francs-Tireurs, nous avons relevé ces quelques perles :

     «[...] maintenant, mon mari vous trouve très sympathique.» (60-48)

     «Nous en sommes mon épouse et moi. » (60-204)

     «l'hétéro que je suis s'identifie beaucoup à l'humain que tu es...et tout comme toi, je suis un grand jouissif de la vie et tout ce qui s'y ratache.. merci et continue de me pinardiser.…» 60-209)

     «Soyez heureux et surtout serin c'est comme celà qu'on vous aime» (60-147)


On peut obtenir mon rapport de recherche du site de la Bibliothèque nationale du Québec en cliquant ici.



[1] Les chiffres entre parenthèses permettent d’identifier le courriel dans le corpus. Je respecte l’orthographe originale des messages.

[2] Voir, par exemple, Pierre Bouchard et Jacques Maurais, « Norme et médias : résultats d'un sondage », Terminogramme 97-98 (printemps 2001), spéc. pp. 123-125.

jeudi 3 octobre 2024

Océan d’ignorance linguistique


De l’édition électronique du Soleil de ce jour, 3 octobre 2024 : « Même si de plus en plus de croisières jettent l’ancre à Lévis, les touristes qui les bordent échappent toujours à la Rive-Sud. Ils sont plutôt redirigés vers Québec, ce que déplorent les commerçants. »

Des croisières qui jettent l’ancre…

Des touristes qui bordent des croisières… (to board a boat, monter à bord d’un bateau).

 

lundi 30 septembre 2024

Au menu: champagne et caviar


J’ai récemment entendu sur une chaîne britannique l’expression champagne socialist. Elle était utilisée pour décrire le train de vie du premier ministre sir Keir Starmer auquel on reproche les cadeaux qu’il reçoit de lord Waheed Alli (prêt d’un appartement à Londres, don de robes à lady Starmer).

Sur le coup, j’ai cru que champagne socialist était un néologisme. Il n’en est rien, le mot apparaît pour la première fois en 1906 dans le roman Blind Alleys de l’Américain George Cary Eggleston où il s’oppose à beer socialist (la bière étant la boisson des classes populaires).

Le Cambridge Dictionary définit ainsi champagne socialist : « a rich person who says he or she supports a fair society in which everyone has equal rights and the rich help the poor, but who may not behave in this way ». La definition de Wikipedia est plus éclairante: « The phrase is used to describe self-identified anarchists, communists, and socialists whose luxurious lifestyles, metonymically including consumption of champagne, are ostensibly in conflict with their political beliefs. »

En France, depuis les années 1980, on parle de gauche caviar. En Australie et en Nouvelle-Zélande on dit chardonnay socialist, aux États-Unis limousine liberal et en Irlande smoked salmon socialist.

Chez les Starmer, Harris, Trudeau et autres Macron, après l’apéro on a l’habitude de servir une word salad. En français on dit dans ce cas salade, tout court (« propos peu crédibles, mensongers », selon le Trésor de la langue française informatisé).

jeudi 26 septembre 2024

La québécisation des anglicismes

 

Dans un billet récent (cliquer ici), je me suis élevé contre ceux qui imputent aux classes populaires l’anglicisation du Québec. J’ai rappelé qu’historiquement le peuple francisait (ou québécisait) les mots anglais. Je viens d’en trouver un nouvel exemple dans le livre Les gens de ma paroisse — Saint-Jean-Port-Joly (Septentrion, 2024)  de l’historien Gaston Deschênes. Il s’agit du mot charcotte (short cut) pour désigner un raccourci. Il existe à Québec, dans l’arrondissement de Sillery, une charcotte : « le sentier avait été tracé originellement entre le bas et le haut de Sillery, il y a plus de 150 ans, à force de bras et de pieds par ces travailleurs des anciens chantiers de bois qu’on retrouvait[1] le long du fleuve » (Le Soleil, 12 mars 2021). Elle est maintenant intégrée au sentier des Grands-Domaines. La Charcotte est aussi le nom de la revue de la Société d’histoire de Sillery.

La toponymie de Québec nous offre au moins deux autres exemples de cette sorte de québécisation.

Dans le Vieux-Québec, il y avait une rue Collin (prononcé à la française). À la suite d’une conflagration en 1982, on a redécouvert que le nom d’origine était Collins : « la rue Collins réunissait la rue Charlevoix à la rue Saint-Jean. John Collins, arpenteur-général du Canada de 1776 à 1780, fit lui-même l'ouverture de la rue qui portait son nom. En 1996, elle a été renommée Rue de l'Hôtel-Dieu » (site de la Commission de toponymie). Pendant un bref moment après l’incendie elle avait retrouvé son nom anglais.

Le second exemple est la prononciation du nom de l’avenue Maguire à Sillery. Ce nom de famille irlandais est prononcé [magwɑᴚ] ou, populairement, [magwε], la dernière voyelle plus ou moins diphtonguée.



[1] Qu’on retrouvait : les avait-on perdus ?

lundi 23 septembre 2024

J’ambulais par hasard…

 

Ibam forte Via Sacra, sicut meus est mos

nescio quid meditans nugarum, totus in illis.

(Je marchais par hasard dans la Voie sacrée…)

Horace, Satire I, 9

 

Il y a quelques jours je déambulais  nescio quid meditans nugarum — quand j’ai vu de loin un ancien patron déambulant avec un ambulateur. Quelque temps plus tard, j’entends le mot marchette. Et je me demande comment le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) a pu traiter le mot. Je ne vous le cacherai pas : j’avais prévu le résultat de ma recherche (évidemment ! puisque je me rends compte maintenant que j’avais écrit un billet sur ce terme en 2011, cliquer ici[1]). Pour le GDT, le terme privilégié est ambulateur : « Le terme ambulateur est surtout employé au Québec. » Le terme marchette, « langue courante », est utilisé « dans certains contextes ». Pourtant c’est le mot d’usage universel au Québec dans tous les contextes !

Le dictionnaire en ligne Usito est plus prudent : il indique que le mot est un québécisme (marque « Q/C ») et précise : « Dans la langue technique, on emploie les termes cadre de marche, déambulateur » (donc, pas ambulateur).

 

 



[1] La fiche actuelle date de 2014 : on a tenu compte de mes critiques puisqu’on ne prétend plus que le terme ambulateur est « bien implanté ».

lundi 16 septembre 2024

La fin de l’endogénisme


Wikipedia crédite le linguiste Lionel Meney d’avoir introduit dans le débat linguistique au Québec le terme d’endogénisme. Voici ce qu’en dit cette encyclopédie :

Au Québec, l'endogénisme est une conception linguistique qui consiste à privilégier et à promouvoir une norme linguistique nationale québécoise, le français québécois standard, plutôt qu’une norme linguistique partagée par plusieurs nations francophones, le français standard international. Les partisans de l’endogénisme linguistique, ou endogénistes, considèrent que le français des grammaires et des dictionnaires de référence, comme Le Bon Usage de Maurice Grevisse, le Petit Larousse illustré ou le Nouveau Petit Robert, décrivent un modèle linguistique étranger, une norme exogène, en fait le français de la bourgeoisie parisienne.

L’attention des endogénistes s’est focalisée sur le vocabulaire et en particulier sur la nécessité de publier un dictionnaire propre au français du Québec. Ce qui est une vision réductrice de la langue : une langue, ce n’est pas uniquement ce qui se trouve dans un dictionnaire. Une langue est d’abord parlée. La description des traits de prononciation du français québécois est largement acquise. Déjà en 1969 Jean-Denis Gendron déclarait qu’« il est en train de s'établir ce qui n'avait jamais existé ici, une norme de prononciation[1] ». Mais personne n’a jamais fait l’effort de proposer, en premier lieu aux enseignants, un modèle de prononciation qui facilite l’intercompréhension avec les autres francophones, qui serve de référence, qui devienne leur variété de langue et qui soit la norme que l’on enseigne aux élèves. Mentionnons toutefois le dictionnaire en ligne Usito qui base sa description phonétique sur « la prononciation du français québécois standard telle qu’on peut l’observer dans les manifestations officielles de la parole publique, essentiellement dans les émissions d’information et d’affaires publiques des réseaux publics (non commerciaux) de radio et de télévision ».

De même la grammaire du français québécois n’a guère retenu l’attention des linguistes à l’exception de Jean-Marcel Léard (Grammaire québécoise d’aujourd’hui. Comprendre les québécismes, Montréal, Guérin Universitaire, 1995). C’est ainsi que la manière québécoise d’énoncer une condition en se servant de l’infinitif, surtout celui du verbe savoir (savoir qu’il viendrait…, avoir su qu’elle viendrait…) n’est même pas mentionnée dans Usito alors qu’on la trouve dans des œuvres littéraires.

Puisque la préoccupation première des endogénistes a été le lexique, voyons un peu le résultat de leurs efforts.

 

Dicos sous respirateur

Au début, avant même que naisse l’idéologie endogéniste, il y a eu le Dictionnaire général de la langue française de Louis-Alexandre Bélisle dont la première édition complète et reliée est parue en 1957. L’ouvrage a été vivement critiqué par des linguistes. Mépris de classe ? L’auteur était autodidacte et son œuvre vendue en fascicules dans les supermarchés... Son dictionnaire était « adapté », c’est-à-dire fait à partir d’un dictionnaire publié en France (le Littré).

Signalons le Dictionnaire de la langue québécoise (1980) de Léandre Bergeron, fortement critiqué dès sa parution pour son caractère joualisant et dont la nomenclature ne comprenait guère que des québécismes. Ce n’était donc pas un dictionnaire général.

Dans la lignée des dictionnaires « adaptés » il y eut le Dictionnaire du français Plus à l’usage des francophones d’Amérique (1988), basé sur un dictionnaire Hachette, et le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1992, 1993), basé sur le Micro-Robert Plus. Ces deux derniers dictionnaires, qui ont connu un « échec commercial » (Lockerbie, 2003 : 146), avaient pris le parti de ne pas identifier les québécismes, mais à l’inverse de signaler par la marque France les emplois propres au français de France. Leurs auteurs se déclaraient résolument en faveur d’une norme québécoise.

Les rédacteurs d’Usito ont voulu prendre le contre-pied des dictionnaires « adaptés » et produire un dictionnaire totalement conçu et rédigé au Québec. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres ainsi que l’ont démontré Claude Poirier, ancien directeur du Trésor de la langue française au Québec, et Lionel Meney. Citons ce dernier :

[…] on peut affirmer qu'Usito est un échec. Contrairement à ce qui avait été prévu et annoncé, ce n'est pas un dictionnaire général et complet du français québécois. Il n'est pas fondé sur la seule base d'un corpus de textes québécois. Il utilise massivement le Trésor de la langue française (TLF), le grand dictionnaire français en 16 volumes (plus supplément) produit à Nancy. Reprenant l'architecture et les termes de ce dictionnaire, tronquant les citations d'auteurs français pour en extraire des syntagmes (groupes de mots, locutions, expressions), il n'a pas réussi à traiter correctement les québécismes. Il plaque artificiellement les uns, considérés comme « corrects », dans le corps des articles recopiés du TLF. Il relègue les autres, considérés comme « incorrects », dans une rubrique spéciale hors article. Plutôt qu'un dictionnaire général du français québécois, Usito est un dictionnaire hybride, produit en France pour la partie français international, au Québec pour la partie québécismes (étonnamment, cette partie est très lacunaire)[2].

Cinq ouvrages se distinguent des précédents.

Le Multidictionnaire de la langue française de Marie-Éva de Villers (Montréal, Québec Amérique, 1re édition, 1988; 7e édition, 2021) est un succès de librairie. Ce dictionnaire de difficultés s’est imposé dans les bureaux et dans l’enseignement.

Le Visuel d’Ariane Archambault et Jean-Claude Corbeil, décliné en plusieurs versions (bilingue, multilingue, junior, mini), est un autre succès de librairie (traduit en 26 langues, plus de six millions d’exemplaires vendus depuis 1982). Il a ceci de particulier qu’il ne comporte aucune définition.

Le Dictionnaire québécois français (Montréal, Guérin, 1999; 2e édition, 2003) de Lionel Meney a la particularité d’être « bivariétal ». Contrairement à ce que faisaient les glossaires, il donne, en situation de communication identique, les équivalents exacts  en français de France de mots québécois.

Le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) a été conçu à l’origine comme un outil d’aide à la francisation des entreprises. Il devait s’intéresser aux registres de la langue technique courante ou soutenue. Plutôt que d’orienter l’usage il en est venu, depuis une vingtaine d’années, à décrire et légitimer les emplois de registre familier : les linguistes Jean-Claude Corbeil et Marie-Éva de Villers ont parlé d’« un détournement de la mission de l’OQLF » (Le Devoir, 27 septembre 2017). Cette réorientation est la conséquence de l’arrivée à l’OQLF de personnes qui ont dû quitter le Trésor de la langue française au Québec (TLFQ) par suite d’un manque de subventions après une période de vaches grasses, les années 1970-1990 (cf. Meney, 2017).

Œuvre du TLFQ, le Dictionnaire historique du français québécois (1998) ne porte que sur les québécismes. La première édition ne contenait que 651 articles (ou monographies). À l’origine, on prévoyait la publication d’« une dizaine de tomes échelonnés sur une vingtaine d’années » (Le Soleil, 13 avril 1985). Ce n’est qu’en 2023 qu’une deuxième édition a été mise en ligne. Il est difficile de mesurer l’importance des nouveautés. Un copier-coller dans le le tableur Excel de la liste des entrées donne un total supérieur à 800. Soyons généreux et admettons que la version en ligne compte 200 entrées de plus. Il y a des monographies courtes (cocoa, tv-dinner, zucchini…) et d’autres dont on peut douter qu’elles traitent de québécismes (ketchup, wok…). « Le DHFQ est réalisé grâce à l'appui financier du gouvernement du Québec, par l'intermédiaire du ministère de la Langue française. »

À la suite des échecs commerciaux des dictionnaires généraux prétendant décrire le français au Québec, aucun éditeur ne s’est aventuré à entreprendre la publication d’un dictionnaire « de langue ». Les éditeurs ne sont prêts à investir que dans des créneaux bien spécifiques (Visuel, Multidictionnaire, Dictionnaire québécois français). C’est pourquoi les endogénistes ont sollicité l’aide de l’État. Les dictionnaires endogénistes Usito et DHFQ — auxquels il faut désormais ajouter le GDT — ne subsistent que par l’aide de l’État : ils sont sous perfusion. Dans une société régie par la main invisible d’Adam Smith, ces « produits dictionnairiques » n’existeraient pas.

 

Une base démographique qui s’effrite

Dans les années 1970, beaucoup d’attention a été portée à la description du français populaire de Montréal, en particulier la langue du quartier populaire Centre-Sud. Ces travaux ont été publiés par l’Office de la langue française (La syntaxe comparée du français standard et populaire : approches formelle et fonctionnelle, 1982, 2 tomes). Ce qui a suscité l’ire de l’éditorialiste du Devoir Lise Bissonnette qui a reproché à l’Office de publier une grammaire du joual. Aujourd’hui le Centre-Sud est en pleine gentrification[3]. Des traits propres au parler des classes populaires de Montréal sont en net recul depuis plusieurs années (le r roulé, la prononciation de mots comme garâge…). Mais la nouvelle donne démographique pourrait non seulement continuer de marginaliser le parler des classes populaires, elle pourrait aussi changer le caractère général du français parlé à Montréal (si tant est qu’il réussisse à se maintenir face à l’anglais). Montréal étant la capitale culturelle, en particulier par la concentration des médias, les changements qui s’y produisent finissent tôt ou tard par influencer la langue de tous les Québécois.

Dans le dernier Portrait socioculturel des élèves inscrits dans les écoles publiques de l’île de Montréal on apprend que 56 % de la totalité des élèves sont soit nés à l’étranger, soit nés ici de deux parents étrangers. Dans 38 % des écoles publiques, primaires ou secondaires, plus des deux tiers des élèves sont de ces catégories ; 25 % en accueillent 75 % ou plus ; 10 % en accueillent 85 % ou plus. C’est Jean-François Lisée qui a attiré mon attention sur ces données[4]. On se demande comment les jeunes Québécois « d’ascendance canadienne-française » devenus minoritaires dans les écoles pourront imposer leur façon de parler. Pourront-ils même plus généralement imposer le français ? Ne commencent-ils pas déjà à passer à l’anglais ?

Mais Lisée dépasse le problème de la langue quand il pose la question : « Comment penser qu’une immigration importante provenant de pays où la culture locale est immensément moins tolérante, et fondée sur le dogme religieux, pourrait s’insérer dans notre vision des choses sans qu’on en sente des effets concrets ? »

 

Références

Lockerbie, Ian (2003), « Le Québec au centre et à la périphérie de la francophonie », Globe 6/1, 125-149.

Meney, Lionel (2017), Le Français québécois entre réalité et idéologie. Un autre regard sur la langue, Presses de l’Université Laval.

 


[1] Émission Aujourd’hui l’histoire, « Les enquêtes linguistiques dans les régions du Québec », Radio-Canada, 22 janvier 2024.

[2] https://carnetdunlinguiste.blogspot.com/2019/11/le-dictionnaire-quebecois-usito_69.html

[3] Le GDT dit que ce terme est utilisé « dans certains contextes ». Je m’autorise de mon contexte pour l’utiliser.

[4] Jean-François Lisée, « Le tabou », Le Devoir, 14 septembre 2024.