M. Gaston
Bernier, secrétaire général de l’Asulf (Association pour l’usage et le soutien
de la langue française), a commenté mon premier billet sur les anglicismes disparus
et propose, entre autres, d’ajouter à ma liste flat (crevaison), tyre
(pneu), bumpers (pare-chocs). Son intervention m’amène à compléter mon billet
précédent par des considérations sociolinguistiques.
Ces
trois exemples sont effectivement presque disparus de la langue
écrite. Mais pas de la langue parlée. C’est ainsi que, dans mon enquête de 2006
sur le vocabulaire des Québécois, 6,9 % ont déclaré utiliser plus souvent
tyre que pneu. Cette autodéclaration de l’usage ne reflète certainement
pas la réalité puisque les enquêtés étaient placés dans une situation où,
implicitement, ils ont dû croire qu’ils devaient donner « la bonne réponse »,
celle que l’on attendait d’eux. En effet, on leur présentait des illustrations
et on leur demandait : « comment nommez-vous habituellement cet
objet ? » Il n’en demeure pas moins que, dans cet exemple, plus de 80 %
ont donné le mot standard.
Quand
on a présenté l’illustration d’un pneu, on a posé une deuxième question : « existe-t-il
un autre mot ? ». Plus de deux enquêtés sur cinq ont répondu par l’anglicisme.
On a
aussi demandé quel mot, pneu ou tyre, les enquêtés utilisaient le
plus souvent : 76,7 % ont répondu pneu.
Pour
l’ensemble des illustrations relatives à l’automobile (il y en avait dix), 46,5 %
ont répondu en donnant le mot standard, 41,7 % le terme non standard[1].
On voit
donc très bien la dynamique sociolinguistique entre terme prestigieux ou non
connoté et terme populaire. Comme me l’a fait remarquer un jour Jean-Claude
Corbeil, quand
on paie des dizaines de milliers de dollars pour s’acheter une voiture, on ne l’appelle
pas un char.
J’ai
mené une autre enquête, cette fois uniquement sur le vocabulaire de l’automobile.
La population cible : les vendeurs, commis aux pièces, commis à la
clientèle, mécaniciens chez les concessionnaires de voitures automobiles et les
élèves de l’enseignement technique. Les vendeurs et les commis à la clientèle ont
été plus nombreux à déclarer utiliser plus les termes standard pour nommer des
pièces ou des composantes de l’automobile que les commis aux pièces, les mécaniciens
ou les élèves. Les travailleurs du secteur de l’automobile qui sont directement
en contact avec la clientèle portent donc une attention particulière aux termes
qu’ils emploient. En d’autres termes, les répondants se répartissent en deux
groupes bien typés : les commerciaux ou cols blancs, plus en contact avec
le public et déclarant utiliser dans une forte proportion les termes standard,
et les ouvriers ou cols bleus, qui conservent dans une plus forte proportion
l’utilisation d’un vocabulaire non standard comprenant plusieurs termes
anglais. Les réponses des élèves s’inscrivent dans cette dernière tendance.
Les cas
des élèves est intéressant. Ils devraient utiliser les mots standard puisqu’on
les leur enseigne. Mais avant même leur arrivée sur le marché du travail, ils
déclarent un comportement linguistique analogue à celui des commis aux pièces
et des mécaniciens, mais à un niveau plus ou moins sensiblement inférieur. Ce n’est
pas parce que les jeunes ne connaissent pas les mots standard mais ils
déclarent préférer utiliser les anglicismes (environ 26 points d’écart). La
pression des pairs doit en bonne partie expliquer cette situation. Du point de
vue proprement linguistique, on pourrait faire intervenir la notion de
connotation : dans le domaine de l’automobile, les anglicismes ont
probablement une connotation de virilité.
On parle
peu de la connotation des anglicismes. Citons une anecdote. Lors de l’inauguration
du REM (Réseau express métropolitain), alors que toutes les autres
personnalités avaient commencé leur intervention par un « bonjour ! »,
la mairesse de Montréal y est allée d’un « bon matin ! ». Comment
expliquer l’utilisation de cette formule décriée comme anglicisme depuis des
années ? Je n’exclus pas l’ignorance. Ou l’insouciance de la part d’une
personne qui a reçu en 2019 le Prix Citron d’Impératif français pour avoir
prononcé à Montréal un discours uniquement en anglais. Mais on peut aussi
penser que, pour la mairesse, l’expression contestée a une connotation de
familiarité, de proximité — et pour certains auditeurs une connotation de
populisme.
Encore
un mot sur la connotation. Quand on fait un emprunt, on n’emprunte en fait que
le mot avec sa dénotation (son sens littéral) sans sa connotation (élément qui
s’ajoute au sens littéral : connotation familière, vulgaire, péjorative,
poétique, etc.). La connotation n’est pas empruntée, elle peut venir par après
dans la langue emprunteuse et différer de celle que le mot pouvait avoir à
l’origine dans la langue prêteuse.
Les
emprunts à l’arabe sont intéressants à cet égard. De l’époque où la
civilisation arabe surpassait la civilisation occidentale datent des emprunts
comme goudron et jupe. Avec la colonisation française en Algérie
sont apparus de nouveaux emprunts comme caoua ou bled. Ces mots
signifient simplement « café » et « terrain, pays » en
arabe. Ils n’y ont pas de valeur familière ou péjorative. C’est le français qui
leur a par la suite donné ces valeurs. On voit par ces exemples que la
connotation acquise par les emprunts peut être liée au statut culturel et
politique de la langue prêteuse (ou plutôt de ses locuteurs).
L’anglais
contemporain conserve des traces d’une ancienne hiérarchisation dans des doublets
comme beef/ ox ou mutton/ sheep. L’aristocratie
anglo-normande voyait la viande sur sa table (beef, mutton), les paysans
anglais l’animal dans le pré (ox, sheep).