M. Robert Auclair
Président fondateur
Association pour le soutien et l’usage de la langue française (ASULF)
5000 bd des Gradins, bureau 125
Québec (Québec) G2J 1N3
Monsieur
le Président,
Vous
avez écrit le 6 mars dernier au ministre de la Culture pour l’inviter à
employer la formule « fait à [lieu où le document a été signé] »
plutôt que « signé à… » dans les avis de classement patrimoniaux
publiés par le ministère de la Culture. C’est le sous-ministre associé
responsable de la politique linguistique qui vous a répondu après avoir
consulté l’Office québécois de la langue française (OQLF). Vous m’avez demandé
ce que je pensais de cette réponse. Voici donc mes commentaires.
La
chose qui m’étonne le plus dans cette réponse, c’est qu’on n’a pas tenu compte
de votre argument selon lequel la formule « fait à [lieu où le document a
été signé] » s’utilise au Québec depuis le Régime français. D’habitude,
les terminologues actuels de l’OQLF sont prompts à recourir à l’argument
historique même pour des usages critiqués ou qui sont vieillis en français
contemporain. Je rappellerai seulement que l’OQLF ne condamne pas l’emploi du
mot vidanges au sens d’« ordures
ménagères » au motif que le mot figure dans ce sens dans le dictionnaire
de l’Académie de 1762. Ou encore cette phrase du Grand Dictionnaire
terminologique (GDT) : « la
locution être à l'emploi de est d'un usage
ancien et généralisé au Québec,
tant dans le registre spécialisé que dans le registre courant » (pourtant
le Bureau des traductions à Ottawa considère qu’il s’agit d’un calque de l’anglais).
Il est piquant de constater que, lorsque vous avez demandé à l’Office de
normaliser le mot déviation
(routière), l’Office vous a répondu :
Depuis le seizième siècle, dans la
langue générale, le mot détour peut
avoir le sens d'« action de parcourir un chemin plus long que le chemin
direct qui mène au même point », et, par extension, « ce
chemin ». [fiche du GDT de 2001]
On se sert de l’ancienneté de l’usage pour vous
donner tort dans le cas de détour. Et
quand vous invoquez à votre tour l’ancienneté de l’usage pour justifier la
formule « fait
à [lieu où le document a été signé] », on vous donne tort…
La formule « fait à [lieu où le
document a été signé] » est mentionnée dans le Dictionnaire des particularités de l’usage de Jean Darbelnet et
dans le Multidictionnaire de
Marie-Éva de Villers. On la trouve même dans le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui dont l’auteur, Jean-Claude
Boulanger, n’a pas la réputation d’être un puriste aligné sur la norme
parisienne :
Fait à [+ nom de lieu] le [+ date] : formule qui
apparaît au bas d’un document officiel qui doit être signé.
Le
sous-ministre reconnaît d’ailleurs que la formule est « courante en Europe
francophone ». En effet, c’est celle qu’impose le Code de rédaction institutionnel de l’Union européenne :
À la fin de l’acte, on trouve:
— d’abord les mots «Fait à …,
le …» indiquant le lieu et la date de signature,
— ensuite la (ou les)
signature(s).
Lieu et date
Dans les actes de droit
dérivé, le lieu et la date se présentent comme suit:
Fait à Bruxelles, le 1er septembre
2010.
la date étant celle à laquelle
l’acte a été signé (pour les actes arrêtés conjointement par le Parlement
européen et le Conseil) ou adopté (autres cas).
Dans les traités, les accords internationaux,
etc., le jour, le mois et l’année s’écrivent en toutes lettres:
Fait en double exemplaire à
Bruxelles, le vingt-quatre mars deux mille dix, en langue anglaise.
Le lieu de signature des actes
des institutions peut être Bruxelles (en général), Luxembourg (lorsque le
Conseil y tient ses sessions en avril, juin et octobre), Strasbourg (notamment
pour le Parlement européen, y compris lorsqu’il signe avec le Conseil) ou
Francfort-sur-le-Main (pour la plupart des actes de la Banque centrale
européenne).
Tout
en admettant que la formule « fait
à [lieu où le document a été signé] » est « très utilisée au Québec »,
le sous-ministre ajoute que « la formulation ‘signé à [lieu] le [date]’,
qui est très répandue au Québec, est syntaxiquement recevable en français,
selon l’OQLF ». Drôle d’argument ! L’expression « parler à
travers son chapeau » est syntaxiquement recevable en français, cela ne l’empêche
pas d’être un calque de l’anglais.
Le
sous-ministre ajoute que la formule « signé à [lieu] le [date] » est « légitimée
dans l’usage administratif et juridique ». L’Office se contente donc d’enregistrer
l’usage de l’Administration. À ce compte, il n’a plus qu’à enregistrer les milliers de calques légitimés par
l’usage parce qu’ils sont employés depuis longtemps dans des textes de lois ou dans
des directives administratives. Avis donc à ceux qui croient encore que
l’Office peut orienter et même déterminer dans certains cas (par l’officialisation
à la Gazette officielle) l’usage de l’Administration.
Il faudrait penser à en avertir le législateur qui n’a pas encore modifié la
Charte de la langue française à ce chapitre :
116.1 L’Office québécois de la langue française
peut, sur proposition du Comité d’officialisation linguistique, recommander ou
normaliser des termes et expressions. Il en assure la diffusion, notamment en
les publiant à la Gazette
officielle du Québec.
118. Dès la publication à la Gazette
officielle du Québec des termes et expressions normalisés par l’Office,
leur emploi devient obligatoire dans les textes, les documents et l’affichage
émanant de l’Administration ainsi que dans les contrats auxquels elle est
partie, dans les ouvrages d’enseignement, de formation ou de recherche publiés
en français au Québec et approuvés par le ministre de l’Éducation, du Loisir et
du Sport.
Bref, pour
le sous-ministre qui se fie à l’Office de la langue française, la formule
« signé à [lieu] le [date] » « s’intègre bien au système linguistique
du français. » La belle affaire ! Moffleur
(muffler), trader (prononcé [trédeur]
comme le font les Français), ajouter l’insulte
à l’injure (to add insult to injury), etc., s’intègrent eux aussi très bien
au système linguistique du français. C’est ce qu’on appelle l’intégration des
emprunts.
En conclusion, les arguments avancés par l’Office
me paraissent faiblards. Même si je n’ai rien de sérieux à objecter à la
formule « signé à [lieu] le [date] », je ne comprends pas pourquoi l’Office
ne favoriserait pas et même n’imposerait pas dans l’usage administratif la formulation
d’usage courant dans le monde francophone et d’usage ancien au Québec.
________
* Clin d’œil à Alphonse Daudet, auteur du Sous-préfet aux champs.