—
Les emprunts
Depuis deux siècles, l’anglicisation de la
langue est une véritable « obsession québécoise » (Bouchard,
1998).Aux yeux de plusieurs dans les années 1960 il était devenu urgent de
procéder à un «redressement d’une situation linguistique inacceptable» (Cholette,1993 :
327), on a parlé de « la nécessaire rectification de la langue française
au Québec » (Corbeil, 2007 : 315). C’est alors que fut créé l’Office
de la langue française : « l’action de l’Office [depuis ses débuts en
1961] a été une entreprise de décolonisation » (Jean-Claude Corbeil dans L’Actualité,
avril 1989, p. 22).
Avant 1980, aucun organisme officiel
n’avait énoncé de politique à l’égard des emprunts linguistiques. Il est vrai
qu’en 1965, dans l’opuscule Norme du
français écrit et parlé au Québec, l’OLF consacrait quelques lignes aux
anglicismes, essentiellement pour dire que les seuls qui se justifient sont
« ceux qui comblent des lacunes de notre vocabulaire » (OLF,
1965 : 11). La première politique de l’Office sur les emprunts
linguistiques (OLF, 1980) ne compte que vingt pages très aérées. Elle affirme
que « l’emprunt linguistique ne constitue qu’un moyen parmi d’autres
d’enrichir une langue » (OLF, 1980 : 19). L’énoncé a pour objectif de
« redresser la situation » résultant historiquement du recours massif
aux ressources de la langue anglaise. Il propose trois moyens d’action :
« rejeter les anglicismes qui nuisent à l’intégrité du français au
Québec » ; promouvoir « des modes français de création de mots
et termes nouveaux » ; fixer un cadre d’acceptation des emprunts
« lorsqu’il y a nécessité » (OLF, 1980 : 20). Le document
précise que les critères d’acceptation et de rejet doivent être pondérés les
uns par rapport aux autres pour chaque anglicisme : la part d’arbitraire
est clairement assumée.
La deuxième politique (OQLF, 2007) a la
particularité d’avoir d’abord été votée à main levée et à l’unanimité des
employés de la Direction générale des services linguistiques (rare exemple
d’autogestion) et mise immédiatement en application avant d’avoir été approuvée
par le conseil d’administration de l’OQLF. La norme de référence devient le
français écrit au Québec. La typologie des emprunts est beaucoup plus
développée que dans le document précédent et, pour être accepté, un emprunt
doit passer à travers deux séries de filtres, ce que Lionel Meney a décrit
comme une « course d’obstacles linguistiques » et une « course
d’obstacles sociolinguistiques » (pour une présentation et une critique,
cf. Meney, 2010 : 249-271).
Dix ans plus tard, l’Office révise sa
politique de filtrage des anglicismes. Œuvre d’une nouvelle génération de
terminologues entrés à l’Office au tournant du siècle, elle est le reflet des
rapports de plus en plus décompléxés qu’entretiennent les Québécois plus jeunes
face à l’anglais : de 1983 à 2004, chez les moins de 35 ans, le rejet des
anglicismes est en effet passé de 87,7 % à 37,7 % (Maurais,
2008 : 41). Dorénavant, l’Office acceptera les anglicismes non récents,
généralisés et légitimés.
La question de l’ancienneté des anglicismes fait problème. L’Office
propose qu’on puisse accepter un « emprunt linguistique qui, au moment de
son analyse, est en usage depuis plus d’une quinzaine d’années » (OQLF,
2017). C’est le cas de la quasi-totalité des anglicismes répertoriés dans le
dictionnaire des anglicismes de Colpron ou dans le Multidictionnaire,
principaux ouvrages de référence au Québec. Bien des anglicismes critiqués par
l’Office depuis sa création sont encore fréquents, non seulement dans les
usages familiers mais aussi dans la presse ou les documents officiels.
C’est pourquoi l’énoncé de politique précise que l’emprunt doit aussi
être « légitimé ». Qu’est-ce à dire ? Un emprunt légitimé est un
« emprunt linguistique reçu dans la norme sociolinguistique d’une langue,
accepté par la majorité des locutrices et des locuteurs d’une collectivité
donnée » (OQLF, 2017 : 25).
La majorité des Québécois utilisent des anglicismes comme joke, à date
(qui commence à se répandre en France), coconut, céduler, set de vaisselle,
etc. : ils sont généralisés, implantés ainsi qu’utilisés par la grande
majorité depuis bien plus de 15 ans et pourtant l’OQLF les refuse. Si les mots
ont un sens, les anglicismes qui sont présents depuis des décennies dans des
textes de loi (cf. Schwabb, 1984) et dans des textes normatifs (pensons aux
conventions collectives) devraient être considérés comme légitimés. Pourtant
l’Office ne les accepte pas (pour des exemples dans le vocabulaire des
conventions collectives, cf. Lapointe-Giguère, 2006). Par ailleurs, la
légitimité de l’emprunt, telle qu’elle est définie, repose sur un raisonnement
circulaire. Pour Nadine Vincent, membre du comité de rédaction du
dictionnaire Usito, « […] la
nouvelle politique de l’emprunt de l’OQLF étonne. Elle prétend qu’elle opte
maintenant pour une ‘stratégie
d’intervention réaliste ’, qu’elle va tenir compte de la ‘ légitimité ’» des usages
et de leur traitement dans des ‘ ouvrages
normatifs ’. Or, sur qui se basent les ouvrages normatifs pour
accepter ou critiquer un emploi : bien souvent sur l’OQLF ! »
(Vincent, 2017).
Le document de l’OQLF nous révèle l’existence de « la » norme
sociolinguistique du français au Québec. On parle de cette norme au singulier. Norme
sociolinguistique unique, définie par on ne sait qui, en référence à on ne sait
quel groupe, basée sur on ne sait quelles recherches.
Parmi les autres aspects de la politique de l’Office qui ont suscité
des critiques, il y a l’affirmation que les emprunts massifs à l’anglais
n’auraient touché que quelques secteurs d’activité. Les opposants ont fait
valoir que l’anglicisation du vocabulaire a été massive et a touché toute la
société. Selon deux acteurs majeurs de l’application de la Charte de la langue
française depuis 1976, « la politique de l'emprunt linguistique adoptée
par l'OQLF en 2017 constitue un recul évident, un retour à la case départ des
années 60. Si l'on avait appliqué les critères d'acceptabilité retenus dans la
nouvelle politique de l'emprunt linguistique, jamais nous n'aurions été en
mesure d'entreprendre et de réaliser les chantiers linguistiques menés par
l'Office de la langue française » (Corbeil et Villers, 2017).
Les emprunts aux langues autochtones ont
moins retenu l’attention. Des amérindianismes anciens ont fait partie de la
courte liste des Canadianismes de bon
aloi de l’OLF (1969). La dernière Politique
de l’emprunt linguistique (2017 : 19), après avoir constaté que la
plupart sont apparus avant la fin du xixe siècle,
se contente de les traiter comme les emprunts faits aux langues autres que
l’anglais. Elle note au passage « un certain accroissement du nombre de
ces emprunts » en toponymie. Elle omet curieusement les autoethnonymes.
Même si certaines collectivités autochtones continuent d’utiliser un nom
anglais (Première Nation Louis Bull Tribe, nation Shoal Lake Cree), les
autoethnonymes sont de plus en plus fréquents dans les médias et posent de
sérieux problèmes, notamment en ce qui concerne la prononciation ou la
graphie : M’Chigeeng, Ktunaxa, Tk’emlúps te Secwépemc (fréquent dans les
médias écrits et parlés en 2021), Stó:lō, aln8ba8dwaw8gan (la langue
abénaquise), etc. Le GDT n’indique même pas comment prononcer le u dans innu (nouveau nom des Montagnais) ou dans inuktitut (langue des anciens Esquimaux).
Signalons enfin que l’OQLF ne fait pas
d’exception pour la morphologie des langues autochtones qui doit se conformer à
celle du français : inuit (qui
est le pluriel d’inuk) est singulier
en français et prend un s au pluriel.
Récemment (2021), dans son dictionnaire en ligne, l’OQLF a accepté qu’on ait
recours à la forme inuk « dans
certains contextes ».
Dans sa Politique, l’OQLF ne mentionne pas que
la Commission de toponymie du Québec a adopté une « Politique relative aux
noms autochtones », beaucoup plus progressiste. Cette dernière se base sur
les conclusions de l'Atelier sur l'écriture des noms de lieux amérindiens tenu
à Québec en 1979 : « la Commission respecte les systèmes d’écriture
normalisés propres aux langues autochtones » ; « la
normalisation de la toponymie autochtone s’appuie sur le respect du génie des
langues » ; « pour l’officialisation des toponymes autochtones,
on utilise les caractères de l’alphabet latin » mais on enregistre
« les variantes [qui] peuvent comporter des signes diacritiques propres à
une langue autochtone ou se présenter dans l’alphabet local » (CT, 2018).
Références
BOUCHARD, Chantal (1998), La langue et le nombril : histoire d'une obsession québécoise,
Montréal, Fides.
CHOLETTE, Gaston (1993), L’Office de la langue française de 1961 à 1974, Québec, Institut
québécois de recherche sur la culture et OLF.
CORBEIL, Jean-Claude (2007), L’embarras des langues. Origine, conception et évolution de la
politique linguistique québécoise, Montréal, Québec Amérique.
CORBEIL, Jean-Claude et Marie-Éva de Villers
(2017), « Un détournement de la mission de l’OQLF », Le Devoir, 27 septembre.
CT (Commission de toponymie) (2018), Politique
relative aux noms autochtones (toponymie.gouv.qc.ca/ct/toponymie-autochtone/politique-quebecoise-relative-noms-lieux-autochtones) (consulté en ligne le
16 novembre 2021)
LAPOINTE-GIGUÈRE, Micheline
(2006), Pour une convention collective…
en bons termes, Québec, OQLF.
MAURAIS, Jacques (2008), Les Québécois et la norme, Montréal, OQLF.
MENEY, Lionel (2010), Main basse sur la langue, Montréal, Liber.
OLF (Office de la langue
française)(1965), Norme du français parlé
et écrit au Québec, Québec, Cahiers de l’Office de la langue française, no 1.
OLF (1980), Énoncé
d’une politique relative à l’emprunt de formes linguistiques étrangères,
Montréal, 1980.
OQLF (Office québécois de la
langue française) (2007), Politique de
l’emprunt linguistique, Montréal.
OQLF (2017), Politique de l’emprunt linguistique, Montréal, OQLF.
SCHWABB, Wallace (1984), Les anglicismes dans le droit positif québécois, Québec, Conseil de
la langue française.
VINCENT, Nadine (2017), « Ceci n’est pas un
‘grilled cheese’ », Le Devoir,
29 septembre.