jeudi 15 novembre 2012

Créer de la variation in vitro


Le mot astreinte est aussi employé […] pour désigner les heures de travail que les personnels occupant certaines professions, par exemple le personnel des hôpitaux, doivent assurer hors de l'horaire normal ou durant les jours fériés ou chômés. […] Constitue au contraire une astreinte la période pendant laquelle le salarié, sans être à la disposition permanente et immédiate de l'employeur, a l'obligation de demeurer à son domicile ou à proximité afin d'être en mesure d'intervenir pour effectuer un travail au service de l'entreprise.
Serge Braudo, Dictionnaire du droit privé français


La fiche astreinte du Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française a la note suivante :

L'usage du terme astreinte est plus répandu en France qu'au Canada. Si on souhaite employer une autre désignation, le terme obligation de disponibilité pourrait être une solution de rechange acceptable, puisqu'il fait référence à la contrainte qui découle de l'astreinte. Cependant, le terme astreinte a l'avantage d'être compris dans toute la francophonie et il permet la formation de nombreux syntagmes : être d'astreinte, heure d'astreinte, période d'astreinte, indemnité d'astreinte, salarié en astreinte, etc.)


Il existe déjà un terme en français et le GDT en propose un autre de son cru, au cas où… Veut-on créer un vocabulaire spécialisé qui différencie le Québec du reste de la Francophonie ? Doit-on rappeler que, selon une enquête du même Office québécois de la langue française, 87 % des Québécois interrogés en 2004 étaient d’accord avec l’affirmation que « pour les termes techniques spécialisés, les Français et les Québécois devraient utiliser les mêmes mots » ?


Comme j’ai déjà critiqué à quelques reprises cette habitude de créer inutilement de la variation linguistique, je me contenterai cette fois-ci de citer un linguiste tchèque : « La synonymie — chère aux stylistes auxquels elle fournit une richesse d'expressions et la possibilité du choix — représente dans la terminologie un inconvénient plus ou moins grave, car elle peut occasionner différentes confusions et malentendus[1]. »



[1] Otto Ducháček: « Synonymie en terminologie », SBORNÍK PRACÍ FILOZOFICKÉ FAKULTY BRNĚNSKÉ UNIVERZITY, STUDIA MINORA FACULTATIS PHILOSOPHICAE UNIVERSITATIS BRUNENSIS, L 1 (1979) — ERB 10.

mercredi 14 novembre 2012

De Kupwar à Montréal sur les traces de la langue standard



Dans un article souvent cité, le linguiste américain John Gumperz a décrit la situation linguistique d’un village de l’Inde appelé Kupwar. On y parle deux langues indo-européennes, l’ourdou et le marathe, et deux langues dravidiennes, le kannada et le télougou. Après plusieurs siècles de contact les structures grammaticales de ces langues (surtout le marathe, l’ourdou et le kannada) ont convergé en une structure unique mais pas le vocabulaire. La rigidité du système des castes a été invoquée pour expliquer le maintien des distinctions lexicales, c’est-à-dire l’absence d’emprunts de mots d’une langue à l’autre. Bref, les locuteurs partagent la même grammaire mais parlent des langues différentes parce qu'ils utilisent des mots différents :

Because of this prolonged contact, the Kupwar varieties of these four languages have developed identical constituent structures and grammatical categories, and, as a result, one language can be translated from another with extraordinary ease. All one needs to do is to convert a sentence from any one of these languages to one of the others by simply substituting the appropriate morphs in one to one fashion[1].

John Gumperz en Inde en 1955


Lors d’un colloque à Ottawa en 1995 un linguiste indien a dit à peu près ceci : l’un des pires cadeaux que vous, Occidentaux, nous ayez faits est celui de la notion de langue standard. Et il se citait en exemple : quand il discutait de politique avec son frère, il le faisait en anglais; quand il prenait le taxi pour aller à l’aéroport, il s’adressait au chauffeur en telle langue et en telle autre lorsqu’il allait au marché. Les frontières entre les langues en Inde, notait-il, sont floues et fluides.


En Occident, il est vrai, les frontières linguistiques sont plus tranchées, des dictionnaires et des grammaires, des ouvrages de stylistique comparée, délimitent ce qui est du français et de l’anglais, de l’espagnol et du catalan, du norvégien et du danois, etc. Car parmi les fonctions d’une langue standard, il y a celle que Paul Garvin et Mervin Alleyne[2] ont appelé la fonction de séparation : c'est-à-dire la séparation identitaire.


Mais cela n’est vrai qu’en théorie. Sur le terrain apparaissent des dialectes hybrides résultant du contact entre langues, joual au Québec, chiac en Acadie, trasianka (трасянка) en Biélorussie, etc.

 

La fonction de séparation identitaire peut être instrumentalisée par la politique.


Il y a un siècle, le grand linguiste française Antoine Meillet faisait remarquer que la langue slovène était une création de l’administration autrichienne pour diviser les Slaves du Sud – ceux qui formeront ensuite la Yougoslavie. Dans cette même région, on peut voir la fonction de séparation à l’œuvre encore de nos jours. Tant que la Yougoslavie a duré le serbo-croate s’est maintenu comme langue standard même s’il pouvait s’écrire selon deux alphabets différents, le romain et le cyrillique. Après l’éclatement de la fédération, on a commencé à codifier de nouvelles langues standard pour remplacer le serbo-croate : non seulement le serbe et le croate mais aussi le bosniaque.


Loin de la pureté irréelle des codifications, la recherche sociolinguistique montre que, sur le terrain, les frontières entre langues et variétés de langue sont floues et fluctuantes. Dans un environnement comme celui de Montréal, caractérisé non seulement par le bilinguisme français-anglais mais aussi par la présence de nombreuses langues tierces (les principales en ordre décroissant : arabe, italien, espagnol), il peut arriver que les frontières entre langues soient plus ou moins poreuses. Les linguistes parlent alors d’alternance codique (code switching) et de mélange de langues (code mixing) dans leurs descriptions de ces situations. Il n’y a pas à porter de jugement de valeur quant à l’existence de pareilles situations; mais on constate la tendance répétée à porter des condamnations morales, comme s’il s’agissait de péchés.


Certains locuteurs vont se contenter de prendre acte de la situation et utiliseront en français les mots parking et green (au golf) et même, dans un contexte fortement bilingue comme celui de Montréal, des mots comme tire (pneu), washer (rondelle), ils iront jusqu’à dire tinquer son char (faire le plein). Bref, ils ne se préoccuperont pas des interférences entre langues.


D’autres vont essayer de lutter contre ces phénomènes de manière, en définitive, artisanale en bricolant des solutions de rechange : au golf, plutôt que de dire le green on dira le vert; au tennis, plutôt que d’utiliser les mots anglais tye break on dira bris d’égalité et cela pourra même recevoir l’aval des autorités normatives. C’est souvent, en effet, la position adoptée par le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue français. C’est la solution Kupwar : parler anglais avec des mots français. Par exemple, cet extrait d’une fiche du GDT : « Bris d'égalité est un calque morphologique acceptable du terme anglais tie-break, qui s'intègre bien au système morphosémantique du français ». Sur cet exemple précis, rappelons ce que le sociolinguiste français Louis-Jean Calvet a écrit :

Début mai, étant à Québec pour un colloque, j'avais noté un usage proprement québécois dans le vocabulaire du tennis consistant à utiliser bris d'égalité à la place de l'anglais tie break pour désigner ce qu'on appelle en français hexagonal jeu décisif. Je me rends compte aujourd'hui que l'expression est généralisée : balle de bris pour balle de break, briser le service du rival, avoir une chance de bris, etc. Ce qui est frappant, ou du moins ce qui me frappe dans cette volonté québécoise de "désaméricaniser" le lexique, c'est que pour comprendre des formes que nous n'employons pas en France il suffit le plus souvent de se demander à quoi elles correspondent en anglais. […] En d'autres termes, les Québécois ont tendance, lorsqu'ils suivent les instructions officielles, à parler anglais en français. C'est-à-dire que la néologie se ramènerait souvent pour eux à la traduction, ou plutôt à ce qu'on appelle en termes techniques le calque. Le visage de la langue en est bien sûr transformé. Mais, surtout, cette tendance me semble conforter au plus au point la domination de l'anglais. S'il suffisait, dans les différentes langues du monde, de traduire le verbe to break pour former une expression tennistique "locale", alors tout le monde parlerait anglais dans sa langue. (Calvet, 24 juillet 2008)




[1] Basanti Devi, Multilanguage and Multicultural Issues Pertinent to Speech and Language Pathology, Language in India 2/8 (novembre 2002).
[2] ALLEYNE, Mervyn C. et Paul L. GARVIN (1981), « Les langues créoles à la lumière de la théorie des langues standard », Études créoles, 3 : 5-68.

mardi 6 novembre 2012

La chaise-Dieu


J’ai poursuivi mon analyse du dictionnaire Franqus en procédant à un sondage destiné à vérifier l’importance des usages québécois dans cet ouvrage. J’ai passé en revue 10 pages de la lettre P, soit au total quelque 250 mots.


Dans les pages étudiées, la marque UQ (usage québécois) apparaît 10 fois ; dans la moitié des cas, elle s’accompagne de l’indication « Emploi critiqué ». La marque UF (usage en France) apparaît 5 fois.


Peut-on extrapoler et dire que les usages québécois recensés dans le Franqus sont pour la moitié critiqués ? Si on enlève du total des usages québécois les statalismes qui ne posent aucun problème pour personne (du type sous-ministre, caquiste ou cégépien), tous ces emplois dont le Franqus indique qu’ils sont critiqués même s’ils sont très fréquents dans la langue de l’élite (brocher des papiers, etc.) et tous les « anglicismes critiqués » courants même dans les circonstances les plus officielles[1], on pourrait en arriver à conclure que ce qui reste est le « français standard en usage au Québec » et qu’il est plutôt assez proche de celui des dictionnaires de France. Mais peut-on définir une langue standard par soustraction ?


Quoi qu’il en soit, il faut aussi tenir compte des lacunes du Franqus dans la consignation des usages québécois, ce dont je parlerai sans doute dans un prochain post (« anglicisme critiqué »).


Mon étude de ces 10 pages de la lettre P m’a fait découvrir quelques bizarreries, toutes relatives au vocabulaire religieux (c’est décidément un domaine fort mal couvert par le Franqus).




D’abord, la définition de prie-Dieu : « chaise basse sur laquelle on s’agenouille pour prier et dont le dossier se termine en accoudoir ». C’est tout juste si on n’ajoute pas : avec un fond en osier. La définition correspond aux réalités européennes, pas à la réalité québécoise. Le Franqus, Dictionnaire de la langue française, porte bien son sous-titre : Le français vu du Québec. La définition donne à voir aux Québécois le prie-Dieu des églises françaises, pas celui des églises québécoises. Comme le déclarait en 2008 avec un à-propos, ou une inconscience, prémonitoire l’une des responsables du groupe Franqus, « Dans les dictionnaires provenant de France, la mise en contexte est européenne. La littérature québécoise est absente, tout comme les mots spécifiquement utilisés chez nous […]. C'est acculturant » (La Croix, 5 juillet 2008). On sera moins acculturé par la définition suivante, pourtant tirée de l'hexagonal Trésor de la langue française informatisé (TLFi), car elle est plus proche de ce que l’on peut voir dans les églises québécoises : « Meuble en bois, parfois capitonné, fait d'une partie basse horizontale sur laquelle on s'agenouille pour prier, et surmonté d'un accoudoir. »

Prince de l'Église à son prie-Dieu


Ensuite, la définition donnée à l’expression princes de l’Église (s.v. prince) : « les cardinaux et les évêques ». Comme l’indique le TLFi, prince de l’Église est plutôt un « titre protocolaire des cardinaux qui, formant la Cour pontificale, sont assimilés aux princes du sang». Ce n’est que par extension que l’expression s’applique aux cardinaux, archevêques et évêques. Il est regrettable que le Franqus ne consigne pas le sens premier, largement attesté dans l’usage québécois comme en témoignent les archives de Radio-Canada (cliquer ici et ici).


Enfin, au mot primat on lit la définition : « titre honorifique attaché par tradition à un siège épiscopal». La définition s’accompagne de l’exemple : « Le primat de l’Église canadienne », sans qu’on précise à quel siège épiscopal ce titre est attaché : Québec pour l’Église catholique, Toronto pour l’Église anglicane. En outre, la mention d’Église canadienne est curieuse puisque le Canada ne connaît pas de religion officielle. L’exemple manifeste un point de vue sectaire. Il aurait plutôt fallu écrire : le primat de l’Église catholique au Canada est l’archevêque de Québec.

Festival de La Chaise-Dieu en Auvergne 


[1] Ainsi mettre l’emphase sur, utilisé à plusieurs reprises par la première ministre Pauline Marois dans son récent discours d’ouverture (discours de politique générale) à l’Assemblée nationale.

lundi 5 novembre 2012

Le discours expert


J’ai dû entendre pour la première fois l’expression discours expert en 2007 ou en 2008. Elle m’avait sur le coup frappé comme curieuse.


Le discours expert est d’abord et avant tout une façon de s’autolégitimer.


Le discours expert est aussi une façon de se protéger de l’opinion publique. Le discours expert se fonde sur une logique technocratique au détriment d’une logique démocratique. Car le discours expert délégitimise les autres discours. Vous n’êtes pas ingénieur ? Qu’avez-vous à vous prononcer sur les contrats de travaux publics de la ville de Montréal ? Vous n’êtes-pas architecte ou comptable ? Qu’avez-vous à donner votre opinion sur la vente à perte de l’ancien couvent des sœurs des Saints-Noms-de-Jésus-et-de-Marie par l’université de Montréal ?


Vous n’êtes pas linguiste ? Votre opinion sur la langue est nulle et non avenue. C’est du moins ainsi que raisonne l’auteur de ce commentaire publié sur le site Internet du Devoir le 2 novembre 2012 :


BRAVO, M. LÉGER
Enfin, un Acadien qui ose dénoncer les propos que Christian Rioux a tenus dans sa chronique du 26 octobre dernier […] et qui réussit à se faire publier, ce qui est déjà tout un exploit. Bravo, M. Léger.

Comme bien d'autres intellectuels ignorants des rudiments de la linguistique (voir aussi l'éditorial d'Antoine Robitaille, dans Le Devoir du 30 octobre […]), le "journaliste" Rioux erre souvent quand il parle de langue. Sa réflexion repose la plupart du temps sur des idées reçues et sur des préjugés qu'il contribue malheureusement à entretenir et qui le confortent dans ses opinions. La réponse pour le mois [sic] cavalière qu'il adresse aujourd'hui à Rémi Léger n'en est qu'une autre illustration.


On notera dans le texte les guillemets qui accompagnent le mot journaliste, façon de soulever des doutes sur la compétence professionnelle de Christian Rioux. Et chacun pourra juger sur pièce si la réponse de Christian Rioux est vraiment « pour le mois [sic] cavalière » car la voici :


Si je « martyrise » les Acadiens en critiquant Radio Radio, je les adule donc en faisant l’éloge d’Antonine Maillet dans la même chronique. En réalité, je ne fais ni l’un ni l’autre. Les artistes sont libres de leurs choix esthétiques et nous sommes, heureusement, encore libres de critiquer leur œuvre sans que cette critique n’incrimine tout un peuple. L’auteure de la Sagouine a donné au français parlé en Acadie ses lettres de noblesse. Radio Radio a plutôt choisi de se vautrer, comme certains chanteurs québécois et français d’ailleurs, dans une langue médiocre sans issue à terme autre que l’anglais. Si ce créole est si extraordinaire, au fait, pourquoi ne l’utilisez-vous pas ? Quant à l’« acadianisation », le terme peut sembler choquant, il décrit simplement la bilinguisation en cours au Québec. Processus évidemment plus avancé chez les francophones hors Québec. Mais peut-être pas pour longtemps.


*   *   *


En 1997, un groupe de linguistes avait servi la même médecine à Georges Dor coupable, selon eux, d’avoir présenté ses « états d’âme » dans trois ouvrages sur le français parlé au Québec (Anna braillé ène shot, Ta mè tu là ?, Les qui et les que ou le français torturé à la télé).


Rappelons que les représentations linguistiques et les opinions épilinguistiques (sur la langue) constituent un champ d’études. On n’a pas à les rejeter du revers de la main, il faut plutôt les étudier.