mardi 25 juin 2019

La langue étrange d’une éditorialiste


L’éditorialiste du Devoir Marie-Andrée Chouinard s’est surpassée samedi dernier. Dans un texte portant sur le refus de la CSDM (Commission scolaire de Montréal) d’appliquer immédiatement la loi sur la laïcité, elle a pondu quelques perles dont je ne relèverai que trois :

• « Dans d’autres cas où de profonds désaccords se sont exprimés, c’est dans l’antichambre des tribunaux que se joueront les objections. » Les objections se jouent dans les antichambres des tribunaux ? Quelle étrange conception de la justice ! On s’attend plutôt à ce que les objections se fassent valoir devant le tribunal.

• « Les commissions scolaires sentent que le gouvernement caquiste les remue avec un projet de transformation de leur structure. » À force de cuisiner ses éditoriaux, la journaliste en oublie le sens des mots. On peut remuer une préparation culinaire avec une spatule ou un fouet, on peut aussi remuer la salade. Remuer les commissions scolaires, c’est pousser un peu loin la métaphore. En français correct et ordinaire, on dirait simplement que le gouvernement bouscule les commissions scolaires.

• « Mais il existe telles choses au Québec qu’un État de droit et que le respect des lois. » Cette phrase n’est tout simplement pas du français.


lundi 10 juin 2019

Traducteur improvisé, prends garde!



Ainsi, dans État de siège, Michael Wolff dépeint le président se vantant de ses exploits sexuels. La plupart du temps, avec ses propres employées. Et la plupart du temps, sans générer de réaction. « Autour de lui, on dit “bah, c’est juste son parler de vestiaire habituel.”»
– Natalia Wisocka, « One-Trump-Show », Le Devoir, 10 juin 2019

Trump repeated his apology but downplayed the seriousness of his comments. "This was locker-room talk," he said. 
– Chris Megerian, Los Angeles Times, 9 octobre 2016


Parler de vestiaire ? On voit tout de suite que c’est une traduction de locker room talk. Et on a l’impression que ce n’est pas une expression idiomatique en français.


Voyons d’abord de que signifie locker room talk en anglais :

Any manner of conversation that polite society dictates be held privately - with small groups of like-minded, similarly gendered peers - due to its sexually charged language, situations or innuendos (Urban Dictionary).


L’exemple qui suit dans l’Urban Dictionary n’est pas sans rappeler les propos du président des États-Unis dans des contextes similaires : « Through the walls Tom could hear his teenage son and his friends talking excitedly about who was going to get laid first and he smiled as he remembered that kind of locker room talk from his own youth ».


Sur le site du Merriam-Webster, on peut lire:

Locker rooms have been with us since the middle of the 19th century, when they referred simply to rooms which had lockers and in which people changed their clothes. However, the word has also been used, for a considerable length of time, as an adjective, denoting things (especially talk) of a coarse or offensive nature.


En français, en pareil contexte, on parlerait plutôt de propos de corps de garde ou de langage de corps de garde :

Un « corps de garde » – la structure bâtie – est assez réduit en surface. Aussi le confort est-il sommaire. Il y a parfois une zone de vie et une zone de repos, mais souvent il n’y a pas de différenciation spatiale. […]
[…] Un « corps de garde » – la structure bâtie – est assez réduit en surface. Aussi le confort est-il sommaire. Il y a parfois une zone de vie et une zone de repos, mais souvent il n’y a pas de différenciation spatiale. 
[…]
Durant la Grande Guerre, la vie dans les tranchées, la promiscuité, la mort possible à tout instant, ont souvent favorisé chez les poilus un état d’esprit et un langage de « corps de garde ». 
– Gilles Aubagnac, « Le corps de garde et ses plaisanteries », Corps 12, 2014/1, pp. 119-121.


J’ai eu l’idée d’aller voir comment le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) traduisait locker room. Je me rappelais en effet que, dans les années 2000, une collègue m’avait raconté qu’elle avait empêché in extremis qu’on le traduise par « chambre des joueurs ». Son intervention n’aura pas eu d’effet à long terme. Ce qui est généralement considéré comme un anglicisme est maintenant accepté par l’OQLF « dans certains contextes », euphémisme pour dire que l’Office le légitime dans les faits : « Chambre des joueurs est un terme consacré au Québec dans le domaine du sport, et plus particulièrement dans le vocabulaire du hockey sur glace » (fiche de 2017).

vendredi 7 juin 2019

Brachylogie trumpienne


Bring-Your-Own-Junk-Food State Banquet

J’ai déjà écrit deux ou trois billets à partir d’exemples de brachylogie trouvés dans des publications québécoises. Rappelons en termes simples ce qu’est une brachylogie : c’est la suppression de certains éléments d’une phrase, c’est un raccourci qui donne un énoncé illogique si on le prend au pied de la lettre. J’avais cité un exemple tiré d’une bédé québécoise : ses parents avaient un chalet autour du lac (un chalet situé sur le chemin qui fait le tour du lac).


Le président Donald Truck vient de faire une brachylogie qui a attiré beaucoup de commentaires sur les réseaux sociaux :




La lune ne fait évidemment pas partie de Mars. Une interprétation charitable de la phrase du président est qu’il voulait dire que la lune est une étape incontournable d'une expédition vers Mars.



jeudi 6 juin 2019

Brève histoire de l’OQLF/ 3


L’assoupissement du chien de garde

Selon les auteurs de la Brève histoire de l'OLF/OQLF : mobilisation, incitation, contrainte, accompagnement, l’Office québécois de la langue française est entré, depuis 2001, dans une période de « routinisation », on parle même d’« essoufflement ». Dans Le Devoir de ce matin, Odile Tremblay (« Ce français mal aimé ») fait, inconsciemment, écho à ce constat : « Au Québec, l’ignorance et le franglais s’ébattent désormais sans contrainte, sous le regard bienveillant de chiens de garde assoupis ».


Gardons toutefois un peu d’espoir. Un nouveau gouvernement est issu des élections d’octobre dernier et la nouvelle présidente-directrice générale de l’OQLF n’est après tout entrée en fonction que le 11 février dernier. Le chien de garde sortira peut-être de sa léthargie.


mardi 4 juin 2019

Brève histoire de l’OQLF/ 2


Voici un extrait (non corrigé) du rapport Brève histoire de l'OLF/OQLF : mobilisation, incitation, contrainte, accompagnement, rendu public le 23 mai 2018  (sur ce rapport, voir le billet précédent):

[…] on constate une hésitation d’orientation et d’application à l’OQLF, entre laxisme et coercition, entre achèvement (ou renouvellement) des objectifs historiques et ouverture de nouveaux fronts.
Le rapport à la terminologie, la raison d’être historique première de l’OLF, semble révélateur de cette évolution  et de ses hésitations. La nouvelle politique terminologique de l’OQLF sur les « emprunts » semble sensiblement, depuis la Commission Larose, opter pour une ouverture, certes balisée et circonscrite, aux termes issus du langage courant, même anglicisés. Plusieurs des acteurs interrogés y voient un « détournement » de l’OQLF : on passerait de la « prescription » linguistique (et décolonisatrice) à la « description » linguistique (et normalisatrice) ; d’autres y voient un signe de « maturité » du fait français et de ses locuteurs au Québec, qui peuvent emprunter à l’anglais sans qu’il ne s’agisse pour autant « d’insécurité  culturelle ». Cette double appréciation semble  témoigner autrement de l’évolution historique de l’OQLF, de sa progressive rationalisation, entre succès et limitations, qui la* conduit à un moment carrefour, entre rationalisation et routinisation. 
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* Ce n’est pas le seul endroit dans le document où le mot office est utilisé au féminin.

Brève histoire de l’OQLF/ 1




En 2017, les trois grandes centrales syndicales du Québec – CSN, FTQ, CSQ – ont commandé un rapport sur l’histoire de l’Office (québécois) de la langue française. Ce rapport, Brève histoire de l'OLF/OQLF : mobilisation, incitation, contrainte, accompagnement, a été rendu public le 23 mai 2018. Il n’a eu aucun écho dans les médias. En voici le résumé tel que je l’ai trouvé sur Internet :

Le présent document retrace l’histoire de l’Office québécois de la langue française (OQLF), dont la fondation remonte à la création de l’Office de la langue française (OLF 1961), à travers ses modifications successives, notamment au moment de la promulgation de la Charte de la langue française (Loi 101, Charte de la langue française, 1977) et la restructuration de l’OLF en OQLF à la suite du Rapport Larose (Loi 104, 2002). L’OQLF est l’institution centrale qui conduit la politique linguistique du gouvernement québécois. Nous avons identifié trois périodes qui caractérisent depuis le début des années 1960 l’évolution de l’OQLF : 1) La première période (1961-1977) s’inscrit dans la grande mobilisation des années 1960 en faveur du Québec français et correspond à l’affirmation des grands objectifs de francisation, soit la recherche d’une « politique globale de francisation ». La stratégie de l’OLF à cette période est celle de la francisation du Québec par incitation. 2) La seconde période qui s’ouvre avec l’élection du Parti québécois et la promulgation de la Charte de la langue française (1977-2001) correspond à l’application d’une politique plus affirmative et structurée sur la place de la langue française au Québec. La stratégie de l’OLF à cette période en sera une* de contraintes (juridiques et institutionnelles). La période se divise en deux moments, un premier (1977 à 1990) marqué par une politique largement consensuelle d’affirmation, un deuxième (1990 à 2001) par une volonté de consolidation des acquis de la loi 101. 3) La troisième période (2001 à aujourd’hui) s’ouvre sur** les États généraux sur la situation et l'avenir de la langue française au Québec et correspond à la réflexion sur la reformulation des objectifs particuliers de l’Office, soit la réorganisation de l’Office de la langue française (OLF) en Office québécois de la langue française (OQLF). Cette période voit se déployer une stratégie d’accompagnement marquant à la fois le constat d’une réussite du projet de francisation du Québec et sa routinisation. Par ailleurs, on peut dire que le succès de la loi 101 convie à trois déplacements majeurs des enjeux de francisation au Québec : a) la question de la francisation des immigrants passe de l’école aux petites entreprises où ils se trouvent en grand nombre; b) le combat contre l’hégémonie de la langue anglaise concerne moins les commerces à dominance anglo-canadienne et plus la mondialisation où dominent les multinationales américaines avec l’anglais comme ligua franca; c) la pression pour ouvrir de nouveaux fronts de francisation s’affaiblit au profit de nouveaux enjeux (environnement, justice sociale, précarité d’emploi, etc.) dont l’urgence justifie peut-être davantage que l’état de la langue française l’usage de moyens de contrainte. Nous avons inscrit cette périodisation sous le signe de la routinisation du mouvement social pour un Québec français. Nous voulions indiquer par cela que la variante principale des transformations de l’OQLF n’est pas principalement attribuable à la conjoncture politique (la volonté ou le parti politique au pouvoir) ou encore aux limites imposées par les tribunaux à la loi 101, mais à l’effet de l’institutionnalisation du mouvement social et de l’essoufflement de son charisme. Dans chacune des périodes le succès du mouvement de francisation s’est appuyé sur une mobilisation populaire, y compris syndicale. Là, repose aussi son avenir.

Antoine Brousseau Desaulniers
Jean-François Laniel
Stéphane Savard
Joseph Yvon Thériault
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* En sera une : anglicisme.
** On attendrait plutôt la formulation : s’ouvre par.