jeudi 27 octobre 2011

La tarte à la crème


Dans le billet précédent, j’ai parlé de tarte à la crème à propos de l’habitude prise par des rédacteurs (et non les rédacteurs) du Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française de faire intervenir, le plus souvent à contretemps, des considérations de nature phonétique pour justifier le rejet de certains mots anglais. Je reviens sur le sujet aujourd’hui en comparant le traitement qui est réservé de ce point de vue à deux emprunts, best-seller et smoked meat. Je précise que je n’ai rien contre le fait que l’Office entérine l’emploi d’un terme comme smoked meat et que je me moque comme de l’an quarante que l’on dise best-seller, succès de librairie ou meilleure vente. En revanche, je ne peux tolérer que l’on croie parler un meilleur français en disant meilleur vendeur plutôt que best-seller, le premier n’étant qu’une traduction bébête du second.


Je rappelle que, pour rejeter le terme anglais best-seller, on invoque la raison suivante : « L'emprunt intégral à l'anglais best-seller est à éviter, puisqu'il est mal adapté au français sur les plans graphique et phonétique. » J’ai montré, dans le billet précédent, que l’argument était nul et non avenu.


Pour smoked meat, terme que l’Office entérine, il n’y a aucune mention de l’adaptation, ou de l’inadaptation, « sur les plans graphique et phonétique ». Pourtant, il est facile de démontrer que le mot présente des problèmes d’adaptation tant au plan graphique qu’au plan phonétique.


D’abord, la séquence graphique ed ne correspond à rien dans la prononciation québécoise qui est plutôt [smokmi:t]. Ces deux lettres, que l’on doit écrire, ne sont pas prononcées.


Ensuite, on sait que, dans le français parlé au Québec, une voyelle comme /i/ est normalement abrégée devant une consonne finale : vide se prononce [vId]. Les phonéticiens ajouteront : sauf lorsque la voyelle est suivie d’une consonne allongeante comme /v/ : vive se prononce [vi:v] et la prononciation brève [vIv], caractéristique du parler populaire de Québec, est dépréciée socialement. Si smoked meat était vraiment adapté phonétiquement, les Québécois prononceraient [smokmIt] – ou, à la française, [smokmi:t] mais avec un /i/ qui n’est pas aussi long que celui de l’anglais. Dans les faits, smoked meat n’est qu’à demi intégré phonétiquement en français du Québec.


Il aurait fallu que le rédacteur de la fiche ajoutât au moins que, dans le cas de smoked meat, l’inadaptation graphique et phonétique n’était pas considérée comme suffisante pour rejeter le mot anglais. Mais on comprend le problème que cela aurait entraîné : car comment justifier alors le rejet d’un terme comme best-seller, beaucoup plus intégré phonétiquement ?


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mercredi 26 octobre 2011

Banderilles / 19


Aujourd’hui, quelques remarques sur la fiche best seller / succès de librairie du Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française. Qu’il soit clair d’entrée de jeu que cela est loin d’être la pire fiche que j’ai examinée jusqu’à présent. Elle est somme toute plutôt bonne. Même si elle présente une lacune de taille.


En effet, elle omet de donner l’équivalent français le plus courant du terme best seller : meilleure vente, comme on peut le constater à la lecture du tableau suivant, qui présente le nombre de pages Google où sont présents les termes proposés dans la fiche du GDT.


Termes
Langue : français ; domaine :.ca
%
Langue : français ; domaine :.fr
%
Succès de librairie
61 600
5,9
251 000
1,1
Livre(s) à succès
41 600
4,0
165 800
0,7
Ouvrage(s) à succès*
1 745
0,2
29 820
0,1
Livre(s) à gros tirage
36
0,0
146
0,0
Best-seller*
643 000
61,9
6 750 000
28,6
Meilleur(s) vendeur(s)*
132 700
12,8
**
0,0
Meilleure(s) vente(s)* (terme non mentionné sur la fiche du GDT)
158 504
15,3
16 399 700
69,5
total
1 039 185
100,0
23 596 466
100,0
Google, résultats le 26 octobre 2011
* Contexte : lorsque les mots livre et librairie sont présents sur la page Internet
** Dès le premier résultat du domaine .fr, on voit que l’expression meilleur vendeur n’a pas le même sens qu’au Québec : « Marc Lévy, toujours le meilleur vendeur de livres ». Les résultats de meilleur vendeur pour la France ne sont donc pas pris en compte.


Je donne trois exemples de l’utilisation du terme meilleure vente : dans une page de la Fnac, une d’Amazon.ca et une d’Archambault.ca.


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Source: Fnac
Source : Amazon.ca
Source : Archambault.ca


Le terme meilleure vente affiche déjà un résultat de 15,3 % dans les pages Internet canadiennes et il serait logique de le préférer à succès de librairie (5,9 %).


Le tableau livre un autre résultat intéressant : contrairement à une opinion qui semble relever du sens commun, ce n’est pas en France que best-seller est le plus courant (28,6 % des attestations dans les pages Internet du domaine .fr) mais au Canada (61,9 % ; rappelons qu’il n’est pas possible actuellement de faire le départ entre les pages québécoises et non québécoises dans le domaine .ca).


À partir du tableau, on jugera à sa valeur l’affirmation du GDT voulant que « succès de librairie est déjà bien implanté dans l'usage ».


La remarque qu' « en français, le nom vendeur désigne une personne, physique ou morale, qui accomplit ou cherche à accomplir une vente » est tout à fait juste mais elle ne m’a pas suffi pour convaincre une librairie de Québec de faire disparaître meilleurs vendeurs de son site Internet.


Enfin, une remarque sur ce qui est la tarte à la crème du GDT : « L'emprunt intégral à l'anglais best-seller est à éviter, puisqu'il est mal adapté au français sur les plans graphique et phonétique. » Comme je l’écrivais dans le billet précédent, quand on veut se débarrasser de son chien, il faut bien trouver une raison pour le noyer. Best-seller, mal adapté au français sur le plan graphique ? Facile à affirmer, difficile à prouver ! Mal adapté sur le plan phonétique ? Il se prononce tout simplement [bεstsεlœ:R] ou [bεstsεlε:R] même si on ne peut évidemment pas exclure au Québec une prononciation plus anglaise [sɛlər], ce qui est vraisemblablement la raison profonde qui dicte le rejet du mot.

Les fiches du GDT
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lundi 24 octobre 2011

Banderilles / 18



Gallica rabies

Dimanche soir ou, plus archaïquement, dimanche au soir, j’écoutais au canal Vox un débat entre historiens sur le Québec et les deux guerres mondiales et mon attention a été attirée par l’utilisation qui a été faite de la locution dépendamment de. Je me rappelais que la Banque de dépannage linguistique de l’Office québécois de la langue française avait trouvé un moyen astucieux de condamner cette expression en évitant même d’évoquer qu’elle puisse être un calque de l’anglais ou qu’elle puisse être utilisée plus fréquemment au Québec sous l’influence de l’anglais depending on :

Quant à la locution dépendamment de, qui signifie elle aussi « selon, suivant, en fonction de », elle est répandue au Québec, mais cet usage est considéré comme familier. Il faut également savoir que dans le reste de la francophonie, dépendamment est très rare, à la différence de son contraire indépendamment, et qu'il signifie « de manière dépendante ». (BDL, s.v. dépendant de)


On doit rappeler à l’Office que l’observation la plus élémentaire indique que la locution dépendamment de est plus fréquente dans les salles de classe de nos écoles, collèges et universités que dans les brasseries et les tavernes. L’expression est en fait souvent le propre des personnes qui ont le tic de parler en produisant des guillemets virtuels et aériens par des mouvements rapides et gracieux de leurs deux index, des personnes que l’on voit faire ce geste et que l'on entend utiliser cette locution sur des plateaux de télévision et dans des amphithéâtres d’université. Pas dans des circonstances qui poussent à la familiarité.


Quand on veut se débarrasser de son chien, on dit qu’il a la rage. Une des façons de se débarrasser d’un mot que l’on trouve gênant pour des raisons que l’on n’ose avouer est de lui accoler une étiquette – ou marque –, en particulier la marque familier, frappée de moins de discrédit que la marque anglicisme, qui sent trop son puriste. Il faudra que je revienne un de ces jours sur l’utilisation de plus en plus fréquente de marques de niveaux de langue par l’Office québécois de la langue français pour créer des ruptures, des frontières, des identités de niveaux bien tranchées alors que la recherche sociolinguistique des dernières décennies a plutôt tendance à conclure que les frontières entre niveaux et même entre langues sont plus poreuses (c’est ainsi que l’opposition binaire à la base de la notion de code switching ou alternance codique rend mal compte de la porosité des frontières entre les langues chez les locuteurs qui pratiquent ce genre de discours). Mais peu importent pour l’heure ces considérations théoriques auxquelles il faudra bien que je revienne un jour et qui déboulonnent des catégories intellectuellement confortables.


Sauf à l’Office, tout le monde se doute que dépendant de (pris adverbialement) / dépendamment de sont des locutions calquées sur l’anglais. Bien qu’on puisse trouver de très rares attestations anciennes de la locution dans des écrits français, il tombe sous le sens que sa fréquence d’utilisation au Québec est due à l’influence de l’anglais. C’est ce que Jean Darbelnet appelait un anglicisme de fréquence.


Dans « Le français au micro » produit par la Société Radio-Canada, on peut lire :

Les locutions dépendamment de et dépendant de sont des calques de l'anglais depending on. D’ailleurs, l’adverbe dépendamment n’existe pas en français. Dans la plupart des cas, on peut remplacer ces formes fautives par SELON, SUIVANT ou EN FONCTION DE. Par ailleurs, la locution adverbiale INDÉPENDAMMENT DE est tout à fait française. Par exemple, on peut dire Indépendamment de son salaire, elle touche des commissions. Dans ce cas, indépendamment de est synonyme de en plus de, outre. Il est également correct de dire Indépendamment de ses problèmes d’alcool, c’est un bon mari. Dans cet exemple, indépendamment de est synonyme de en faisant abstraction de.


Dans les Outils d’aide à la rédaction de la base de données Termium du Bureau de la traduction à Ottawa, on trouve la note suivante :

Il est abusif d’employer dépendamment de à la place des prépositions selon ou suivant, sous l’influence de l’anglais depending on : Selon les circonstances, il décidera de participer ou non à ce congrès (et non dépendamment des circonstances). On peut, suivant sa tendance, se réjouir ou s’attrister de ce fait (et non dépendamment de sa tendance)


Ce n’est pas la première fois que, dans ce blog, je dois constater que le Bureau de la traduction à Ottawa affiche un plus grand souci d’un français normatif (je renvoie à mon billet sur la locution être à l’emploi de et à mon autre billet sur le poêle et la cuisinière).


Réaction d’un Norvégien à la lecture de l’article dépendamment de de la BDL
Edvard Munch, Le Cri (1893)

jeudi 20 octobre 2011

L’indice de vitalité linguistique


The tragedy is not that so many people got the facts wildly wrong; it is that in the mentally lazy and anti-intellectual world we live in today, hardly anyone cares enough to think about trying to determine what the facts are.

– Geoffrey K. Pullum, The Great Eskimo Vocabulary Hoax, 1991, p. 171.


Dans le premier billet de ce blog, j’ai écrit que l’une de mes sources d’inspiration était The Great Eskimo Vocabulary Hoax (le chapitre sur le vocabulaire esquimau, qui donne son titre à l’ouvrage, est maintenant accessible en ligne en cliquant ici). Dans ce livre, Geoffrey Pullum s’en prend à la légende voulant que les Esquimaux (Inuit) aient une centaine de mots pour désigner la neige (pour un résumé en français de l’argumentation, cliquer ici) et il remet les pendules à l’heure sur un certain nombre d’autres sujets.


C’est cette nécessaire remise en cause de certaines idées reçues sur la langue au Québec que j’ai entrepris de faire en créant le blog Linguistiquement correct. Mon ancien collègue Michel Paillé vient d’apporter une pierre que je me permets d’ajouter à la construction de mon édifice. Dans un article qu’il vient de publier dans L’Action nationale (« Un examen critique : vitalité du français et de l’anglais au Québec », octobre 2011, pp. 36-44), il invite à reconsidérer l’utilisation que l’on fait de l’indice de vitalité linguistique.


Rappelons d’abord ce qu’est cet indice, appelé aussi indice de continuité linguistique. Cet indice est le quotient provenant de la division, pour chaque langue, du nombre de locuteurs selon la langue d’usage par celui des locuteurs selon la langue maternelle (LU / LM = indice de vitalité linguistique). L’indice est donc l’un des moyens dont disposent les démographes pour rendre compte de l’assimilation linguistique. S’il est positif pour une langue, c’est que celle-ci assimile les locuteurs d’autres langues. À titre d’exemple, selon les données du recensement de 2006, l’indice de vitalité du français au Québec était de 1,028 comparativement à 1,296 pour l’anglais. La conclusion qui saute aux yeux est que l’anglais, au Québec, a un pouvoir assimilateur supérieur à celui du français. La conclusion va dans le sens des idées reçues et est conforme au sentiment de recul du français que ressentent de nombreux Québécois, particulièrement ceux qui vivent dans la région métropolitaine de Montréal. Mais peut-on légitimement inférer cette conclusion à partir d’une comparaison des indices de vitalité du français et de l’anglais ? Non, répond Michel Paillé. Et cela pour deux raisons.


La première raison est en fait un paradoxe. L’indice de vitalité de l’anglais dans toutes les provinces anglophones est inférieur à son indice de vitalité au Québec. L’indice de vitalité de l’anglais est plus élevé à Montréal qu’à Toronto, Calgary ou Vancouver. On s’attendrait à ce que l’anglais ait un pouvoir d’attraction plus fort dans les provinces anglophones qu’au Québec. L’anglais qui assimile plus à Montréal qu’à Toronto, cela va contre le sens commun. (Il faudrait les lumières d’un mathématicien pour démêler ce paradoxe.)


La seconde raison tient dans une démonstration mathématique. Si l’on fait l’hypothèse que tous les allophones du Québec (les personnes qui parlent leur langue d’origine à la maison) adoptent le français du jour au lendemain – ce qui signifierait une hausse subite de 535 000 du nombre des francophones –, il est impossible d’atteindre l’indice de vitalité de l’anglais, l’écart demeurant encore très grand. (En fait, ajouterai-je, pour que le français obtienne un indice équivalent à celui de l’anglais, il faudrait qu’un nombre substantiel de personnes ayant l’anglais comme langue maternelle n’emploient plus que le français comme langue du foyer. Là réside vraisemblablement la solution du paradoxe mentionné au paragraphe précédent. Mais cela suppose une puissance d’assimilation du français guère imaginable dans le contexte québécois et surtout montréalais.)


La conclusion de Michel Paillé est prudente. Il ne remet pas en cause l’utilisation de l’indice de vitalité linguistique. Il se contente de constater que l’indice de vitalité du français évolue sur une échelle qui est différente de celle de l’indice de vitalité de l’anglais. Dans l’état actuel des choses, toute comparaison entre les indices des deux langues devrait donc se faire avec la plus grande prudence.

mercredi 19 octobre 2011

La parlure du cinéma québécois



Voilà un sujet que je veux aborder depuis longtemps mais que mes analyses du Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française m’ont fait sans cesse repousser. Un sociolinguiste mexicain a écrit un texte sur les variétés d’espagnol dans les films et les chaînes de télévision : j’aurais aimé présenter certaines de ses observations car elles pourraient contribuer à nuancer les prises de position sur la langue parlée dans les films québécois. En attendant, je vous invite à lire le texte de Paul Warren paru dans Le Devoir de ce jour :



Bande-annonce du film J'ai tué ma mère de Xavier Dolan

mardi 18 octobre 2011

Banderilles / 17


Conflit de normes

Aujourd’hui encore quelques remarques sur une fiche du Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française.


Mais avant d’aller plus loin, je dois préciser à l’intention de ceux qui croient encore que je défends une vision « exogéniste » de la norme que je me contente tout simplement de relever les fautes, les contradictions et les incongruités que je trouve dans le GDT.


La fiche « cuisinière » (domaine : équipement ménager) appelle quelques remarques.

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D’abord, il y a un problème de formulation dans la dernière phrase de la note : « Désignant le même concept que cuisinière, poêle […] ». Le rédacteur vient d’expliquer que poêle a deux sens – qu’il désigne deux concepts : 1) un appareil de chauffage ; 2) un appareil de cuisson. Telle qu’elle est formulée, la phrase est absurde. Il aurait fallu écrire : lorsqu’il désigne l’appareil de cuisson… (Notons que la terminologie a tellement connu d’avancées théoriques à l’Office – une véritable révolution copernicienne – qu’on semble avoir abandonné depuis longtemps le principe d’un concept = un terme.)


Le rédacteur de la fiche a assigné au mot poêle, lorsqu’il désigne un appareil de cuisson, la marque « [langue courante] ». Pourtant, dans la note, il affirme que c’est un « québécisme de langue standard ». Comprenne qui pourra.


Il est intéressant de constater que la banque de données Termium du Bureau de la traduction à Ottawa considère qu’il faut éviter d’utiliser le terme poêle au sens de cuisinière. La fiche de Termium précise :

« L'emploi du terme poêle au sens de cuisinière est fautif. Autrefois, le poêle servait de cuisinière bien que sa fonction principale était le chauffage. De nos jours, le terme poêle ne désigne qu'un appareil de chauffage clos alimenté par un combustible. »

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mercredi 12 octobre 2011

Banderilles / 16


Dire une chose et son contraire ou comment mieux
désorienter les usagers


Aujourd’hui quelques remarques sur la fiche baby carriage du Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française. Si vous tapez les mots anglais baby carriage, vous n’avez qu’un seul équivalent français, landau – sans aucune marque géographique.




Mais la chose devient plus intéressante si vous faites votre recherche à partir du mot français carrosse. Le GDT vous offre alors deux fiches.


La première a comme entrée principale landau accompagnée de la marque « [France] » et donne comme synonyme « carrosse [Québec] ».




La seconde fiche a comme entrée principale voiture d’enfant, comme synonyme poussette et ajoute : « Terme à éviter : carrosse ». Le carrosse, accepté dans la première fiche, ne l’est plus dans la seconde.


mardi 11 octobre 2011

Le CSLF et la norme / 2


Début novembre 2008, j’avais fait paraître un premier texte dans lequel je priais le Conseil supérieur de la langue française de clarifier sa position sur la norme du français au Québec. Ce texte, reproduit dans mon billet précédent, posait la question de la discrimination sociale qu’entraîne tout choix de norme et demandait quel standard, le français dit international ou ce que l’on a appelé le français standard d’ici, cause le moins d’exclusions dans une société qui reçoit chaque année des milliers d’immigrants francophones. Voici maintenant ma seconde lettre ouverte au CSLF :


Le dilemme du Conseil supérieur de la langue française

Texte paru dans Le Devoir le 29 décembre 2008 sous le titre – qui n’était pas celui que j’avais proposé – « Langue québécoise ou langue française ? » et dans le blogue Les amoureux du français de Paul Roux le 29 décembre 2008.


En mars dernier, le Conseil supérieur de la langue française (CSLF) s’est engagé à réagir en deux temps au rapport quinquennal sur la situation linguistique publié par l’Office québécois de la langue française (OQLF). Fin juin, le Conseil a rendu public un premier avis portant sur la situation démolinguistique et la langue de travail, dans lequel, s’il cite longuement le rapport de la commission Bouchard-Taylor, il ne fait référence que quatre fois au rapport de l’OQLF (uniquement au début de son avis) et ne cite aucun des 18 fascicules et études publiés par ce dernier organisme.


Si le passé est garant de l’avenir, on peut donc s’attendre à ce que le CSLF fasse de même dans l’avis qu’il doit rendre bientôt sur la qualité et la maîtrise du français. C’est pourquoi il est nécessaire de rappeler aux membres du Conseil certaines conclusions de ces études. D’autant plus que l’une, effectuée auprès d’un échantillon représentatif de 2200 Québécois, est la plus importante étude sur la norme et la qualité de la langue ayant été faite depuis l’époque de la commission Gendron.


Le rapport quinquennal de l’Office fait état des résultats aux examens de français nationaux du ministère de l’Éducation. Tant chez les élèves de 5secondaire que chez les cégépiens, les résultats en maîtrise du français sont à la baisse. En 2004, un élève sur quatre de la 5e secondaire n’a pas atteint le taux de réussite en syntaxe à l’épreuve uniforme de français du ministère de l’Éducation. Et si la réussite en orthographe était un critère éliminatoire, bon an mal an, un élève sur deux échouerait. Quant au collégial, les résultats à l’épreuve de langue et de littérature y sont à la baisse depuis 1998 : la légère remontée enregistrée l’année dernière [= année scolaire 2006-2007] n’a pas permis d’inverser la tendance à la baisse qui se manifeste depuis une décennie.


Ce qui est encore plus inquiétant, c’est qu’une étude de l’Office montre que les futurs enseignants, tant les futurs enseignants de français que ceux de mathématiques, ont de la difficulté à maîtriser le niveau standard de la langue parlée (étude 4). Dans ces conditions, comment des enseignants qui ont de la difficulté à s’exprimer en français soutenu peuvent-ils devenir des modèles pour les élèves ? Le Conseil n’a que trop tardé à proposer les mesures qui s’imposent : déjà en 1997, la dernière recommandation d’un rapport sur la qualité de la langue qu’il a publié demandait que le Conseil prenne l’initiative de créer un comité pour donner au personnel enseignant des directives claires en matière de prononciation. Depuis, rien n’a été fait.


Par ailleurs, d’autres résultats de l’Office remettent en question l’opinion d’un groupe de linguistes qui sont influents auprès du Conseil et qui affirment qu’il y aurait un consensus sur la promotion d’une langue québécoise standard. Le président du Conseil a même déclaré le 23 septembre, à l’issue d’un colloque tenu au Musée des beaux-arts de Québec, qu’il entendait faire la promotion de la « variété québécoise ». Cette option, qui n’est probablement pas majoritaire chez les linguistes eux-mêmes, est loin de faire l’unanimité dans le public.


Près de 8 Québécois sur 10 croient que le français correct enseigné au Québec doit être le français international et près de 9 sur 10 trouvent souhaitable qu’on utilise partout dans la Francophonie les mêmes ouvrages de référence. Si 78 % trouvent que le français généralement parlé au Québec est différent du français de France, ils sont presque aussi nombreux à admettre que cela rend plus difficile la communication avec les francophones de l’Europe. En revanche, près des deux tiers sont d’avis que le français écrit de ce côté-ci de l’Atlantique diffère peu de celui de l’Europe.


Il y a un sentiment croissant que le français du Québec se rapproche de celui de l’Europe : en 1998, 47,6 % des Québécois croyaient qu’il y avait plus de points communs que de divergences entre le français du Québec et celui de la France. Cette proportion est montée à 60,5 % en 2004. Qui plus est, 55 % estiment que, depuis vingt ans, il y a eu un rapprochement entre les deux variétés (étude 7).


Une étude portant sur le vocabulaire donne des résultats qui vont dans le même sens. En 1983, on a présenté à un échantillon représentatif d’habitants des régions métropolitaines de Montréal et de Québec une vingtaine d’illustrations en leur demandant comment ils appelaient l’objet représenté. La même étude a été refaite en 2006. La proportion des personnes qui ont répondu par un terme du français international plutôt que par un québécisme est passée de 37,4 % à 49,8 %, ce qui, pour ceux qui étudient les changements linguistiques, représente une évolution considérable sur une période qui n’est même pas tout à fait d’un quart de siècle. Même si on sait par ailleurs que les répondants utilisent en fait plus souvent les québécismes que les mots standard dans la vie quotidienne, il n’en demeure pas moins qu’ils ont clairement conscience des mots qui font partie ou non de ce qu’on peut appeler, par commodité, le français correct (étude 11).


Les tendances de la langue parlée vont dans le même sens. Dans son ouvrage intitulé D’où vient l’accent des Québécois?, Jean-Denis Gendron, qui fut président de la commission à laquelle il a donné son nom, rappelle que les provinces françaises continuent le processus d’alignement de leurs prononciations sur celles qui sont devenues la norme à Paris depuis deux siècles et que le Québec va lui aussi dans le même sens, quoique avec un peu de retard. En effet, des prononciations comme «Ugène» (Eugène), «leu» (leur), «neu» (neuf), «crère» (croire), «sumer» (semer), encore fréquentes chez nous il y a plus d’un demi-siècle, sont quasi disparues aujourd’hui.


Par delà les légitimes différences d’accent et des différences lexicales qui demeureront toujours (et dont certaines sont indispensables pour désigner des réalités qui nous sont propres), tout pointe donc vers une convergence qu’il serait irresponsable d’entraver. Non que la tâche soit en fait impossible, comme l’illustre l’ex-Yougoslavie où la volonté politique guidée par le nationalisme ethnique est en bonne voie de créer trois langues standard distinctes, le serbe, le croate et le bosniaque, là où il n’y en avait qu’une il y a encore une vingtaine d’années. Ce n’est pas le seul exemple : l’ingénierie linguistique soviétique s’est efforcée de créer une langue standard moldave distincte du roumain et un standard tadjik distinct du persan. Et les conflits religieux ont fait éclater l’hindoustani en hindi et en ourdou.


La question est donc de savoir si nous voulons, réellement ou ne serait-ce que symboliquement, ériger un standard québécois, alors que c’est le fait d’avoir le français en partage qui a permis au Québec de s’affirmer, même si ce n’est que modestement, sur la scène internationale.


*   *   *


Le Conseil supérieur de la langue française a réagi en deux temps à mes lettres ouvertes et aux inquiétudes manifestées par plusieurs.


Dans le bulletin Francoscope (no 1 /2, mars 2009), on a pu lire :


On peut rassurer ceux qui craignent que l'on fasse la promotion de la « langue québécoise » en l'opposant à la langue française. Le Conseil ne retient d'ailleurs pas ce genre d'opposition. La langue que l'on doit maîtriser, c'est la langue française, c'est le français qui assure le lien avec l'ensemble du monde francophone, avec ses outils de référence. La langue des Québécois, c'est le français; un français comportant des modulations particulières, mais le français quand même.


Enfin, plusieurs paragraphes du Rapport annuel 2009-2010 du Conseil supérieur de la langue française portent sur la norme et apportent des clarifications importantes, notamment en affirmant que la norme du français dit international ne peut plus être qualifiée d’exogène.


J’extrais du rapport du Conseil les passages suivants :


La norme commune de référence est quelque chose de « construit », le fruit de siècles d’évolution et de codification. On peut la qualifier de norme standard ou encore de norme internationale. Elle sert de norme à une pluralité de communautés francophones, dont celle du Québec. Bien qu’historiquement elle trouve sa source surtout en France, elle est désormais« apatride » et n’appartient pas à une communauté francophone plus qu’à une autre ; elle ne peut donc être confondue avec une norme exogène (issue de l’extérieur de la communauté) ou endogène (issue de la communauté elle-même). Elle ne peut non plus être confondue tout à fait avec la norme francofrançaise, parfois appelée norme hexagonale, laquelle renvoie avant tout à un concept géolinguistique, et ce, malgré l’influence déterminante que continue d’exercer le français de France sur l’évolution de la norme commune.


Toutefois, cette norme commune comporte une certaine variation d’une communauté à l’autre (variation géographique). Le français en usage au Québec, en Belgique, en Suisse, au Sénégal et en France, par exemple, présente des particularismes relevant des divers niveaux de langue (du plus familier au plus soutenu). Ces particularismes sont généralement plus nombreux dans la langue orale que dans la langue écrite ; de même, ils sont plus nombreux dans le style familier que dans le style neutre ou soutenu. On reconnaît néanmoins que, pour le français, la variation sociale (entre les classes instruites et moins instruites) est désormais plus déterminante que la variation géographique. (p. 19)