L’actuel président du Conseil supérieur de la langue française doit terminer son mandat à la fin du mois d’octobre 2011. La question de la norme du français au Québec a connu une évolution importante pendant ce mandat qui a abouti à la prise de position que l’on peut lire dans le Rapport annuel 2009-2010. Un retour en arrière permettra de mieux saisir la portée des éclaircissements qui ont été apportés en 2009-2010.
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Après la publication en mars 2008 du bilan quinquennal de la situation linguistique par l’Office québécois de la langue française, le président du Conseil de la langue française s’était engagé à réagir au rapport de l’Office, en commençant par ce qui lui apparaissait le plus pressé, l’opinion du Conseil sur la situation démographique et sur la langue de travail. Il remettait à l’automne l’étude des autres parties du bilan (dont la partie portant sur la maîtrise du français et celle portant sur la qualité de la langue), comme il l’a par la suite indiqué en commission parlementaire :
M. le Président, je vais répondre de la façon suivante : encore une fois, je ne reviendrai pas sur les mandats des deux organismes.
À mon avis, c'est clair. Le bilan, on peut travailler avec cette pièce-là et d'autres pièces qu'on a. Ça, ça va. Le jugement qu'on portera ― et je répondrai à l'autre partie de la question par la suite ― le jugement qu'on portera sur le bilan va porter sur deux chapitres seulement pour tout de suite parce qu'on n'a pas le temps de faire plus. Le reste va venir à l'automne, c'est clair. On n'a pas pris non plus les plus faciles, on a pris ceux qui à mon avis sont les plus d'actualité et peut-être les plus délicats volontairement parce qu'on a déjà des pièces là-dessus.
(Commission permanente de la culture, 18 mars 2008).
Lors de la même commission, le président déclarait à propos de la norme du français à privilégier au Québec :
La grande diffusion du français lui a fait prendre des colorations particulières et différentes selon les pays, les couches sociales, les époques. Le mythe d'une seule et même langue pour tous éclate, et des francophones devront élaborer une stratégie de la variation linguistique qui s'articule autour d'un noyau central et assure l'intercompréhension entre les pays francophones. Nous sommes donc rendus à une étape où il faut enrayer le sentiment d'insécurité linguistique toujours présent chez les locuteurs québécois en légitimant la norme sociale valorisée, c'est-à-dire le français standard d'ici, et en valorisant les normes propres aux différents registres de langue.
(Commission permanente de la culture, 18 mars 2008).
La déclaration était donc claire : le Conseil s’engageait sur la voie de la légitimation du « français standard d’ici », ce que d’autres appellent plus simplement et plus clairement la langue québécoise standard.
Il faut insister sur le fait que les mots utilisés par le président du Conseil n’étaient pas anodins. Ces propos ont été prononcés peu de temps après que les journaux eurent fait connaître la proposition que la direction du Parti québécois entendait soumettre à son Conseil national de « réorienter résolument l’enseignement du français vers l’acquisition de la langue standard québécoise, écrite et parlée ». Et six jours avant la tenue de la Commission de la culture, la linguiste et professeur à l’Université Laval Annette Paquot avait fait paraître, sous le titre « Non à la ‘langue québécoise standard’ », un article dans Le Devoir (12 mars 2008) qui ne pouvait pas manquer d’attirer l’attention de son ex-collègue devenu président du Conseil, d’autant plus que ce texte s’inscrivait dans le cadre d’une polémique qui avait déjà suscité maintes réactions. Rappelons le début du texte d’Annette Paquot :
Des médias nous apprenaient récemment que la direction du Parti québécois soumettra à son conseil national une proposition qui vise à « réorienter résolument l’enseignement du français vers l’acquisition de la langue standard québécoise, écrite et parlée ». Ainsi donc, sous une terminologie différente, réapparaît le fameux — et mythique ! — « français standard d’ici » !
Il a même pris du galon puisqu’on lui confère maintenant le titre de « langue ». Cette promotion est d’ailleurs fort révélatrice : il s’agit clairement, pour ce parti, de décréter la naissance d’une langue nouvelle, indépendante du français ; autrement dit, de faire sur le plan de la langue ce qu’il n’ose plus faire sur le plan politique : proclamer l’indépendance. Mais qu’on ne s’y trompe pas : même si on revenait à une terminologie plus anodine (ou plus hypocrite), comme « français standard en usage au Québec », il s’agirait toujours de « séparatisme » ou de « souverainisme linguistique », c’est-à-dire de détacher le français du Québec du reste de la langue française par la définition et l’imposition dans nos écoles d’une norme distincte de celle des autres francophones.
Annette Paquot, « Non à la ‘langue québécoise standard’ », Le Devoir, 12 mars 2008.
Les termes de la polémique étaient clairs et il n’était donc pas anodin d’entendre, six jours après la publication du texte d’Annette Paquot, le président du Conseil déclarer devant la Commission de la culture qu’il était maintenant temps de légitimer « la norme sociale valorisée, c'est-à-dire le français standard d'ici ».
Toutefois, la position du président connaîtra une évolution dans le discours qu’il prononcera le 25 juillet devant les membres de la Fédération international des professeurs de français réunis en congrès à Québec. Certes, on ne peut parler devant les représentants d'un million et demi de professeurs de français, de toutes nationalités (le français standard international est leur pain quotidien), comme devant un parterre de 20 ou 30 endogénistes québécois convaincus. Donc, répondant à la question de savoir quelle langue on doit enseigner dans les écoles, non seulement il reconnaît l'existence du « français standard international », mais il affirme que c'est cette variété de français qui doit être enseignée : « La question, dit-il, n'est pas nouvelle et la réponse demeure la même : c'est le français standard, avec sa norme internationale commune ». Et il remet même à leur place les endogénistes, prompts à voir dans le français international la volonté d’imposer une norme parisienne, lorsqu’il affirme que la « norme dite internationale [est] un modèle abstrait qui dépasse largement le simple bon usage parisien. »
Pourtant, la même personne, deux mois plus tard (23 septembre 2008), dans le discours de clôture du colloque « La langue française dans sa diversité », montrera sa préférence pour la langue québécoise standard. Le public, il est vrai, sera cette fois composé en majorité d’endogénistes.
Devant ces prises de parole qui me semblaient contradictoires, j’ai publié deux lettres adressées aux membres du Conseil supérieur de la langue française pour que cet organisme clarifie enfin sa position sur la question de la norme du français au Québec. Je reproduis la première de ces lettres dans le présent billet. La seconde fera l’objet d’un billet subséquent.
Norme du français au Québec et fracture sociale
Lettre ouverte aux membres du Conseil supérieur de la langue française
Texte envoyé à divers journaux et paru dans la Cyberpresse début novembre 2008 sous le titre, pour lequel je n’avais pas été consulté, « Le français correct plutôt que le français québécois » (les intertitres que je reprends ne sont pas de moi non plus). Texte repris avec mon autorisation par Paul Roux dans son blogue Les amoureux du français le 13 novembre 2008.
Le Conseil supérieur de la langue française doit se prononcer sur la norme du français au Québec au cours de l’automne. Le 23 septembre, à l’occasion d’un colloque tenu au Musée national des beaux-arts de Québec, le président du Conseil a indiqué qu’il entendait proposer l’adoption d’une norme proprement québécoise.
Dans ces circonstances, il n’est sûrement pas inutile, avant qu’ils se prononcent officiellement et définitivement, de rappeler aux membres du Conseil que leurs prédécesseurs ont toujours fait montre de beaucoup de prudence dans leurs prises de position sur la norme du français.
Un sujet délicat
Un événement récent est venu illustrer jusqu’à quel point la question de la norme du français à promouvoir au Québec est un sujet délicat : qu’on se rappelle le tollé de protestations qui a suivi la proposition débattue par le Parti québécois de recentrer l’enseignement de la langue autour de la « langue québécoise standard orale et écrite ». Toutefois, ce qui n’a pas été mentionné dans la presse francophone, mais l’a été dans la presse anglophone, c’est que la promotion de cette langue québécoise pouvait être en fait un facteur de discrimination envers les anglophones et les allophones. Ces derniers en particulier, qui de plus en plus apprennent le français avant même de venir s’établir chez nous, sont prévenus avant leur départ que la langue de travail au Québec est le français. Or, que découvrent-ils à leur arrivée ? D’abord, qu’il est difficile de se trouver du boulot. Ensuite, que pour travailler à Montréal il faut, plus souvent qu’autrement, connaître l’anglais. Imaginez leur déconvenue s’il faut en plus qu’on leur dise qu’ils n’ont pas appris la bonne variété de français !
Langue d’intégration ?
Le président du Conseil, dans sa déclaration du 23 septembre, propose de faire de la variété québécoise de français la langue d’intégration des immigrants allophones. En théorie, dans un monde idéal -–- celui de quelques linguistes –, la proposition est intéressante et même fascinante. Mais on voit mal comment elle pourra être mise en pratique dans les salles de classe de Montréal où les élèves « de souche » sont fréquemment en minorité ou parfois même absents. Par ailleurs, on sait que les immigrants, dans les premières années suivant leur arrivée, s’établissent souvent dans les quartiers les plus défavorisés de la métropole, là où la langue parlée est loin d’être la « langue québécoise standard en usage au Québec », pour reprendre la formulation de certains linguistes proches du Conseil.
Trop de flou
En ce qui concerne l’enseignement du français dans les écoles du Québec, les consignes doivent être claires, surtout que le système scolaire continue d’avoir de la difficulté à assimiler la dernière réforme des programmes de français. Rien n’est plus dommageable que le flou dans l’apprentissage. Or, les propos du président du CSLF en commission parlementaire le 18 mars dernier sont de nature à semer la confusion : il a affirmé que les « registres familiers […] sont en général assez bien assimilés par les élèves » et que ces derniers pourraient d’ailleurs en montrer à leurs maîtres sur ce point » ; bref, les élèves n’ont pas de leçon à recevoir ! Et il a ajouté : « le rôle de l’école est de faire acquérir, tant à l’oral qu’à l’écrit, la maîtrise des niveaux de langue standard ».
Il y aurait donc plusieurs niveaux de langue standard. Là, je ne comprends plus. Sans doute est-ce une façon de dire qu’il y a la langue québécoise standard et le français dit international. Mais en l’absence de manuels du québécois standard, il est inimaginable d’un point de vue pédagogique d’introduire son enseignement à l’école. D’un point de vue sociologique, une telle proposition soulève des problèmes autrement plus sérieux.
Car l’imposition d’une langue standard n’est pas une opération anodine. Le standard entraîne une dévalorisation des autres variétés, il affermit les barrières sociales déjà existantes et conforte les mécanismes d’exclusion, confinant certains locuteurs hors de la variété nationale et dans un statut d’infériorité sociale. Dans ces conditions, il faut se demander quel standard cause le moins d’injustices sociales, tant chez les membres de la société d’accueil que chez ceux qui viennent avec le désir de s’intégrer à cette dernière : le standard québécois, qui n’est encore décrit nulle part, ou le français dit international, bien décrit dans de nombreux manuels et dont l’enseignement se fait partout dans le monde ?
L’enseignement du français fait face à des difficultés déjà assez grandes sans qu’il soit besoin de venir brouiller les cartes avec une proposition visant à introduire une nouvelle norme alors que les résultats scolaires en maîtrise du français sont à la baisse.
Réussite à la baisse
À cet égard, le rapport quinquennal publié par l’Office québécois de la langue française en mars dernier [= en mars 2008] est on ne peut plus éclairant. En 5e secondaire, le taux de réussite en français est à la baisse depuis 2000. En 2004, un élève sur quatre n’atteignait pas le taux de réussite en syntaxe à l’épreuve uniforme de français du ministère de l’Éducation. Et si la réussite en orthographe était un critère éliminatoire, bon an mal an un élève sur deux échouerait. Au collégial, le rapport établit que le taux de réussite global à l’épreuve uniforme de français affiche une tendance à la baisse depuis 1998. La même tendance apparaît dans les résultats globaux en maîtrise de la langue : la légère remontée enregistrée l’année dernière n’a pas permis d’inverser la tendance à la baisse qui se manifeste depuis une décennie.
J’invite donc les membres du CSLF à ne pas se lancer dans la promotion d’une norme proprement québécoise et à maintenir la position déjà défendue par le Conseil dans de précédents avis en se prononçant fermement en faveur du « français correct » ou du français « tout court », qui se caractérise par une prononciation surveillée, le souci des niveaux de langue, la propriété des termes et le respect de la grammaire. Comme le Conseil lui-même l’écrivait en 1998, « nous croyons que c’est là une solution qui peut convenir à tous, car, dans la plupart des cas, il est possible de s’entendre sur ce qui est linguistiquement correct ou incorrect ; pour les cas douteux, qui sont statistiquement peu nombreux ou peu fréquents, des ouvrages de référence, grammaires ou dictionnaires, permettent généralement de se faire une opinion. »
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