mardi 29 mars 2016

Les origines antiques du style texto



La « novlangue SMS » va-t-elle envahir les bancs de l’école ? Va-t-on trouver, dans les copies des élèves, des « tu fé koi ? » (tu fais quoi ?) ou des « g croier que tu devè venir » (je croyais que tu devais venir) ? L’écriture SMS ne fait pas seulement hurler les défenseurs de la langue française. Elle inquiète aussi de nombreux parents et enseignants, qui y voient une menace sur le niveau d’orthographe des adolescents.
– Aurélie Collas, « Écrire ‘SMS’ ne nuit pas à l’orthographe », Le Monde (blog « Peut mieux faire »), 19 mars 2014

Les «textismes», variantes et approximations orthographiques d’un mot par rapport à l’écrit traditionnel utilisées dans les SMS, sont souvent pointés du doigt par les parents et les enseignants comme source de difficultés en orthographe. 
– « Orthographe des ados : c’est pas la faute des SMS », Libération, 18 mars 2014

Les messages textes représentent pour plusieurs un véritable affront à la langue de Molière. Maux de tous les mots, ils sonneraient le glas d’une compétence scripturale déjà en baisse constante chez les jeunes du Québec.
– Thierry Karsenti et Simon Collin, « Le mal d’écrire : la faute aux textos ? », Québec français 163, automne 2011, p. 82


Pour les deux derniers auteurs, « il s’avère impossible de confirmer la croyance populaire de l’influence négative des messages textes sur la qualité du français écrit des jeunes. » N’insistons pas : la réponse convenue des pédagogues, c’est que les SMS* ou textos ne constituent pas une menace pour le niveau en orthographe à l’école mais sont des occasions de plus de pratiquer l’écrit.


Il y a plus intéressant que de se plaindre de l’orthographe des SMS ou que de répéter le mantra que les parents et les enseignants ont tort de voir dans les SMS une menace pour l’acquisition de l’orthographe.


Les plaintes répétées sur une méconnaissance des règles de l’orthographe par les jeunes ciblent essentiellement le recours à des abréviations comme LOL ou MDR*, des compactages (ds = dans), la combinaison de lettres et de chiffres utilisés pour leur valeur phonétique du type a2min, « à demain », k7, « cassette » et l’écriture « au son » (g été faire mes courses; s ke tu pe ht 1 kdo; jc c koi; keske). Or, ces manières d’écrire sont non seulement anciennes mais antiques.


L’utilisation de raccourcis graphiques ne doit en effet pas étonner, car elle est ancienne. Dans l’Antiquité, les supports sur lesquels on écrivait étaient coûteux (les papyrus, plus tard le parchemin) ou de taille réduite (les tablettes de terre cuite en Mésopotamie, les tablettes enduites de cire chez les Romains) et, dans le cas des œuvres littéraires, la copie des manuscrits était longue, fastidieuse et coûteuse. Il fallait des moyens de réduire les coûts.


Écrire avec des abréviations (ou, si l’on préfère, une forme de sténographie) a existé à Athènes depuis le ive siècle av. J.-C. On trouve des formes tachygraphiques dans les papyrus et les manuscrits grecs et latins. À Rome, Sénèque en aurait relevé 5 000. Ces abréviations se présentent sous des formes qu’il est difficile de reproduire même avec les milliers de caractères d’Unicode. Je donnerai quelques exemples parmi les plus simples à reproduire. Je commencerai par l’un des plus curieux** :


Le sigle peut s’interpréter de différentes manières : νδρες θηναοι, θηναοι, νδρες « ô Athéniens ! ».


Les juifs hellénisés écrivaient ΘC= ΘЄOC, Dieu; KC= KYRIOC, « Seigneur ».


Parmi les abréviations latines fréquentes dans les manuscrits, je citerai : ACT.= actum; ED.= edictum; Qo= quo; Hc= hunc; ÷= est, etc.


Les Romains, qui écrivaient habituellement leur correspondance sur des tablettes enduites de cire, pouvaient commencer ainsi leurs lettres : S.V.B.E.E.A.U (si vales, bene est, ego autem valeo = si tu vas bien, tout est bien ; quant à moi, je vais bien).


Voici le début d’une lettre de Cicéron à Pompée (Ad familiares, V, 7) :

Scr. Romae a.u.c. 692.
M. TULLIUS M. F. CICERO S. D. CN. POMPEIO CN. F. MAGNO IMPERATORI.
S. T. E. Q. V. B. E. Ex litteris tuis, quas publice misisti, cepi una cum omnibus incredibilem voluptatem, etc.

Je me contente d’expliquer S. T. E. Q. V. B. E. : si tu exercitusque valetis, bene est (si toi et ton armée allez bien, tout est bien). 


Ajoutez à cela que dans l'écriture les mots n'étaient pas encore séparés :


Papyrus de l’épître de Jacques (1, 15-18), iiie siècle
(Par Inconnu — Papyrus Oxyrhynchys 1229,  Domaine public,
https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=11380691)




Compliqué, n’est-ce pas ? Au fond, au moins autant que certains textos.


*   *   *

Quant aux formulations du type a2min ou 4ever, elles s’apparentent aux rébus, des suites de dessins ou de lettres qui donnent des syllabes composant un mot ou une phrase. Par exemple ce rébus attribué à Voltaire : Ga (= g grand a petit = j’ai grand appétit).


C’est par ce genre de procédé que les pictogrammes ont progressivement permis à l’écriture de devenir phonétique. En sumérien, « le mot ti ‘vie’ ou ‘maintenir en vie’ est rendu par son homophone ti ‘flèche’, sans doute parce qu’il est malaisé de trouver un symbole pour l’idée de ‘vivre»’ »***. Au début du iiie millénaire av. J.-C., le procédé est appliqué de façon courante. Il a évolué vers le syllabaire (un caractère = une syllabe) puis vers l'écriture alphabétique (un caractère = une lettre).


Plus ça change, plus c'est pareil... Évidemment, les esprits chagrins se demanderont si on ne refait pas l'évolution à l'envers...



_______
* Un latiniste a proposé de traduire LOL ou MDR par PR, perii ridendo « je suis mort en riant » ! 
** Exemple que j’emprunte à Victor Martin et Guy de Budé dans leur édition des discours d’Eschine, Paris, Belles Lettres, t. 1, 1927, p. xxiii.
*** James G. Février, Histoire de l’écriture, Paris, Payot, 1984, p. 108.


lundi 28 mars 2016

Bonjour ! Aïe !


Dans une lettre publiée dans Le Devoir le 23 mars 2016, madame Martine Lacroix se demandait si elle était « la seule Montréalaise à en avoir ras le pompon qu’on [l]’accueille un peu partout avec un 'Bonjour ! Hi !' ». Pour ma part, je constate que chez certaines personnes l’articulation d’une salutation en français est tellement douloureuse qu’elles ne peuvent s’empêcher de pousser un cri de douleur : Aïe !


Selon une étude de l'Office québécois de la langue française, de 2010 à 2012 l’accueil bilingue – du type bonjour ! hi ! – est passé de 1 % à 14 % dans les commerces de la rue Sainte-Catherine entre les rues Papineau et Atwater.


Selon la même étude, l'accueil en français y est passé de 89% à 73% pendant la même période. Dans le résumé que l'Office a publié, on ne cite que le chiffre de 2012. Ce qui permet de ne pas mentionner cette chute importante. Alors, que faire quand même l'Office se voile la face? On ne peut pas tout laisser à l'initiative individuelle, on a vu ce que cela a donné dans le passé et c'est pourquoi on croyait avoir compris qu'il fallait une loi linguistique et des agents pour la faire appliquer.

Ce texte a été publié dans Le Devoir du 29 mars 2016
Voir aussi « Bonjour !Hi ! »
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OQLF, 2012a, Bilan de l’évolution de la situation linguistique au Québec, Langue du commerce et des affaires, Faits saillants. Montréal.
OQLF, 2012b, La langue d’accueil, de service et d’affichage des noms d’entreprise des commerces de détail du centre-ville de Montréal en 2012 selon les observations. Montréal.


mercredi 23 mars 2016

Bruxelles, 22 mars 2016


Un extrait de la Grande Messe des Morts d'un compositeur qui est né dans ce qui n'était pas encore la Belgique :



Pour ceux qui ont le temps d'écouter l'oeuvre au complet :




jeudi 17 mars 2016

Week-end et fin de semaine dans le français du Québec


Dans le dernier billet de son blog Carnet d’un linguiste, Lionel Meney analyse l’article de l’Infolettre Usito de février 2016 portant sur fin de semaine et week-end. Il montre la différence qu’il y a en français standard entre la fin de la semaine (vendredi et samedi) et le week-end (samedi et dimanche). Pour qui a lu le Dictionnaire des difficultés de la langue française au Canada de Gérard Dagenais, il n’y a rien de nouveau là-dedans. Sauf que l’explication de Lionel Meney est beaucoup plus claire.


Le courant endogéniste a réussi à faire passer Dagenais pour un affreux puriste. Cela a eu comme conséquence que plus personne ne le lit et que la réputation ainsi acquise reste collée à son nom.


Il est vrai que le dictionnaire de Dagenais n’est pas à l’abri d’erreurs. Je me rappelle la distinction qu’il tentait d’imposer entre le blanc-mange et le blanc-manger. Ce dernier, fait à base de lait d’amande, serait un plat fin et coûteux à la différence du premier, venu des États-Unis et aromatisé à l’essence naturelle ou artificielle d’amande. En fait, le vade-mecum des cuisiniers, ouvrage un peu ancien que Dagenais aurait pu donc connaître mais dont je n’ai malheureusement pas retrouvé la référence exacte, donne deux recettes de blanc-manger, l’une avec du lait d’amande, l’autre avec de l’essence. La distinction que faisait Dagenais entre le blanc-mange et le blanc-manger ne reposait donc sur rien. Il n’avait pas à sa disposition la bonne documentation dans ce cas précis.


Mais il faut dire à la décharge de Dagenais – et aussi à celle du dictionnaire d’Alexandre Bélisle – que, dans les années 1950 et 1960, la documentation lexicographique et technique était beaucoup plus difficile d’accès. Et il est curieux de voir leurs successeurs lexicographes ne pas faire meilleur usage des ressources incomparablement supérieures que leur offrent l’informatique et Internet. Ce n’est pas sans raison que Lionel Meney affirme que l’équipe d’Usito « s'appuie sur les dictionnaires grand public français pour développer son explication», sans pousser l'analyse plus loin. En comparaison des ressources (lexicographiques et, n’hésitons pas à le dire, financières) dont disposaient ses prédécesseurs, le dictionnaire Usito aurait dû constituer ce que les marxistes appelaient un saut qualitatif. Ce qui n’est apparemment pas le cas (sauf pour les amateurs d'effets spéciaux informatiques).


Ainsi, pour revenir à l’exemple de week-end / fin de semaine, Lionel Meney a beau jeu de montrer en deux ou trois clics que l’argumentaire de l’équipe d’Usito ne tient pas la route : « Un sondage fait en mars 2016 dans une base de textes regroupant pratiquement tous les journaux et magazines québécois (plus de 13 000 000 d'articles) indique que les Québécois utilisent fin de semaine (tous sens confondus) dans 53 % des cas et week-end, dans 47 %. » Ce qui lui permet de conclure : « Arrêtons d'affirmer que les Français disent week-end et les Québécois, fin de semaine. Il est plus juste de dire que les Français (et les autres francophones) disent week-end; les Québécois, fin de semaine ou week-end, dans une proportion à peu près égale. »


mardi 15 mars 2016

L’influence d’un blog /3


Le 20 février 2014, je publiais un billet sur la fiche « burka » du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF). Je notais cette formulation particulièrement curieuse : « Burka et burqa sont des emprunts adaptés à l'arabe ». J’ajoutais qu’on s’attendrait plutôt à ce que le GDT adaptât les emprunts au français. Et je me demandais s’il n’y aurait pas là une confusion paronymique particulièrement honteuse entre adopter et adapter.


L’OQLF a depuis corrigé cette fiche, ce que je viens de découvrir par hasard.


Ancienne fiche :




Nouvelle fiche :


lundi 14 mars 2016

M. Urbain Bourgeois, raquetteur


Mon dernier billet sur le mot raquetteur et celui de Lionel Meney sur le même thème m’ont donné l’idée d’aller voir ce qu’en disait le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF). J’y ai trouvé cette note :

À la fin du XIXsiècle, les bourgeois urbains développent un intérêt soutenu pour la raquette qui devient un véritable sport d'hiver. Jadis un moyen de transport des Amérindiens qu'avaient repris les paysans, la raquette donne lieu dans les années 1850 à 1900 à la création dans les villes de nombreux clubs de raquetteurs avec leur propre couleur, à l'organisation de fêtes, de marathons et de courses où se révèlent des champions. 
– Grand Dictionnaire terminologique (GDT), fiche « raquetteur » (2003)


Les bourgeois urbains ?

Pour le Trésor de la langue française informatisé (TLFi), le bourgeois est d’abord le « citoyen d’une ville ». En français plus ancien, le bourgeois était un habitant d’un bourg ou d’une ville. Dans les siècles passés, il a existé une différence entre bourgeois urbains (ou bourgeois libres) et bourgeois forains. Ces derniers n’étaient pas domiciliés dans la cité mais ils en avaient acquis la qualité de bourgeois*. Mais ces distinctions sociales ont disparu il y a belle lurette.


Si le GDT a une fiche « bourgeois », il ne définit toutefois pas le mot, se contentant d’une équivalence bourgeois (adj. !) = middle-class (sans mention de catégorie grammaticale). Rien donc sur bourgeois urbain. Comment un dictionnaire peut-il introduire dans ses définitions des mots qu’il ne définit pas par ailleurs ?


L’appellation de bourgeois urbain me semble discutable. J’ai découvert que le rédacteur l’a tout simplement reprise du livre Histoire et origines de la ceinture fléchée traditionnelle dite de l’Assomption (p. 50). Il aurait été plus juste et plus simple de dire que le sport de la raquette est né en ville – en fait chez un groupe de bourgeois anglophones de Montréal dans les années 1840. « À la fin des années 1860, les clubs de raquettes sont déjà fort nombreux à Montréal », nous dit l'Encyclopédie canadienne.


*   *   *


« Jadis un moyen de transport » : tournure anglaise. En français standard, on ne met pas l’article indéfini en pareil cas : jadis moyen de transport, … la raquette…


Faut-il encore s’étonner de trouver un calque syntaxique dans le GDT ?


*   *   *


« Les motifs et les couleurs des ceintures variaient en fonction des clubs de raquetteurs » lit-on dans le livre Histoire et origines de la ceinture fléchée traditionnelle dite de l’Assomption**. La fiche du GDT dit : « la création dans les villes de nombreux clubs de raquetteurs avec leur propre couleur ». Il aurait été plus juste d’écrire le mot couleur au pluriel.
_____________

* Cf.  Jean-Marie Cauchies, La législation princière pour le comté de Hainaut: ducs de Bourgogne et premiers Habsbourg (1427-1506), Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1982, p. 481.
** L’Association des artisans de ceinture fléchée de Lanaudière inc., Histoire et origines de la ceinture fléchée traditionnelle dite de l’Assomption, Sillery, Septentrion, 1994, p. 51.


dimanche 13 mars 2016

Raquetteur est-il un mot québécois ?


La dernière Infolettre Usito (dont j’ai déjà parlé le 10 mars) comprenait un texte sur les raquetteurs : « Raquetteur est-il un mot québécois ? » Le mot aurait deux sens : « le premier, panfrancophone, désigne une personne qui se déplace sur la neige en raquettes; le second, propre au Québec et absent des dictionnaires français, désigne un adepte de la raquette en tant que sport d’hiver ».


Dans son blog Carnet d’un linguiste, Lionel Meney remet en cause l’affirmation de l’équipe d’Usito : « si l'on se donne la peine de vérifier l'usage réel, et pas seulement celui décrit par les dictionnaires, si l'on se donne la peine, par exemple, d'aller sur les sites français consacrés au sport de la raquette à neige (de nos jours, pas besoin d'être un lexicographe professionnel, tout le monde peut le faire grâce à Internet…), on constate du premier coup d'œil que cet emploi supposément 'propre au français québécois' est courant… en France. »


L’équipe d’Usito a une vision du français de France qui le réduit aux mots consignés dans quelques dictionnaires généraux. Usito construit un artéfact, le français de France comme il se l’imagine. C'est bien ce que montre Lionel Meney.


Quand on fait de la lexicographie à la manière d’Usito, on ne note pas toujours les cas d’homonymie. Dans l’article « raquetteur », pas de mention de l’homonyme racketteur.


vendredi 11 mars 2016

Alexandre-Marie Desrousseaux, partisan d’une réforme de l’orthographe ?




Mes vagabondages bibliographiques par « sauts et gambades » (Montaigne) m’ont amené à l’édition des Deipnosophistes d’Athénée de Naucratis procurée par Alexandre-Marie Desrousseaux.


Le titre de l’ouvrage d’Athénée de Naucratis (dont, par ailleurs, on ne sait à peu près rien) peut se traduire par « banquet des sages », « banquet des savants » ou « banquet des sophistes ». Le dîner d’hier soir à la Maison blanche pourrait ainsi être appelé Les deipnopolitiques ou Les deipnopipeuls.


L’œuvre d’Athénée est tout simplement une compilation de citations de centaines d’œuvres dont, pour la plupart, on n’aurait autrement rien conservé. La seule mise en forme qu’Athénée donne à ces anecdotes et citations est de les placer dans le cadre d’un repas fictif.


Quant au traducteur Alexandre-Marie Desrousseaux, c’était un marxiste, militant socialiste et membre de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). Il fut aussi un ami de Rosa Luxemburg.


Ce qu’on sait moins d’Alexandre-Marie Desrousseaux, c’est qu’il fut d'abord helléniste. Mort à 94 ans, il a dû passer une bonne partie de sa vie à travailler sur le texte d’Athénée qui nécessite un grand nombre de commentaires érudits. Le texte grec qu’il a établi à partir de nombreux manuscrits et sa traduction ont paru en 1956, un an après sa mort.


Alors, que vient faire la réforme de l’orthographe dans tout ceci ? C’est qu’à deux reprises dans la même page (p. 10 de l’édition Budé) il utilise l’orthographe ognon, celle qui fait partie des rectifications orthographiques de 1990. Il s’agit bien sûr d’une décision volontaire du traducteur, un éditeur aussi sérieux que Budé, dont le vrai nom est Collection des Universités de France, n’aurait certainement pas laissé passer deux fois dans la même page une orthographe fautive en 1956. La langue très savoureuse de Desrousseaux dans son introduction ne laisse non plus aucun doute quant à sa volonté délibérée d’utiliser pour le mot oignon une orthographe non conventionnelle.


Desrousseaux avait-il des idées arrêtées sur la réforme de l’orthographe française ? Je n’ai malheureusement rien trouvé à ce sujet.


jeudi 10 mars 2016

Le français d’Usito / 5


Dans la dernière Infolettre Usito, je lis :

Au cours des dernières semaines, les médias d’ici et de France ont parlé abondamment des rectifications de l’orthographe en raison de la publication par le ministère de l’Éducation nationale en France des nouveaux programmes scolaires pour la rentrée 2016-2017, et ce, en appliquant les rectifications orthographiques.
Infolettre Usito, « Le débat est relancé sur les RO », 9 mars  2016


Les médias d’ici et de France ont donc parlé des rectifications de l’orthographe en les appliquant… Cela ne m’avait pas frappé.


Encore ceci :

Usito précise [?] également l’orthographe rectifiée pour la Liste orthographique recommandée par le ministère de l’Éducation du Québec. Sur les quelque 3000 mots constituant cette liste, moins de 30 d’entre eux sont touchés par les rectifications de l’orthographe (abrégé en OR dans cette liste).


Les rectifications de l’orthographe… abrégé en OR. Usito va plus loin que les rectifications orthographiques, il rectifie même la grammaire. Sur les quelque 3000 mots constituant cette liste, moins de 30 d’entre eux […] : la précision «d’entre eux » est superflue, il suffisait d’écrire « moins de trente », tout simplement.


On le savait déjà et l’équipe d’Usito ne cesse de nous le rappeler : il ne suffit pas d’un dictionnaire pour bien écrire.



mercredi 9 mars 2016

Cinquième anniversaire

 
Marc Chagall, Les Cinq Bougies1950, collection particulière © ADAGP, Paris 2013 /
 CHAGALL ® - http://museeduluxembourg.fr/objet/les-cinq-bougies#sthash.8BsYcgCI.dpuf

C’est aujourd’hui le cinquième anniversaire du blog Linguistiquement correct. Le premier billet a en effet paru le 9 mars 2011 dans la foulée du manifeste des anciens terminologues de l’Office québécois de la langue française, « Au-delà des mots, les termes ».


mardi 8 mars 2016

Les interprètes autoproclamés de la norme sociolinguistique /2


Dans mon avant-dernier billet, j’ai parlé de la fiche « magasinage / shopping » du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) où on lit : « L'emprunt intégral à l'anglais shopping ne s'inscrit pas dans la norme sociolinguistique du français au Québec. »

J’ai rappelé que pour avoir une idée de cette norme sociolinguistique, il faut des enquêtes et que le Conseil et l’Office de la langue française ont déjà effectué de pareilles études. Dans mon billet du vendredi 4 mars, j’en citais trois dont les résultats auraient dû convaincre les rédacteurs du GDT de faire preuve d’un peu plus de prudence. Aujourd’hui, je vais en citer deux autres.

En 1983, Annette Paquot a effectué une enquête sur le vocabulaire des Québécois. On a alors présenté à un échantillon représentatif de francophones nés au Québec des illustrations de différents objets en leur demandant comment ils les appelaient habituellement. En 2006, la même enquête a été reprise, dans les mêmes conditions et avec les mêmes illustrations. La proportion des Québécois qui donnaient comme premières réponses des mots du français « international » a passé de 34,6 % à 46,8 % de 1983 à 2006*. Il faudrait peut-être se demander si la modernisation du vocabulaire ne pourrait pas aussi faire partie de la « norme sociolinguistique du français au Québec. »

Résumons maintenant les résultats d’une étude portant sur la connaissance et l’utilisation des termes de l’automobile par le personnel travaillant chez les concessionnaires automobiles et par les élèves en mécanique automobile. En ce qui concerne la connaissance des termes standard, les enquêtés – vendeurs, commis à la clientèle, commis aux pièces, mécaniciens et élèves –, déclarent les connaître à plus de 60 %. Mais pour l’utilisation qu’ils déclarent faire des termes standard, les répondants se répartissent en deux groupes bien typés : les commerciaux ou cols blancs, plus en contact avec le public et déclarant utiliser le plus souvent, dans une forte proportion, les termes standard, et les ouvriers ou cols bleus, qui conservent l’utilisation d’un vocabulaire largement anglicisé (dans le domaine de l’automobile les québécismes étant surtout des anglicismes).

Les élèves se rattachent à cette dernière catégorie, soit parce que leurs enseignants sont d’anciens travailleurs qui leur transmettent le vocabulaire anglicisé, soit parce que ce dernier constitue la norme valorisée dans leur endogroupe.




Au moment de l’adoption de la loi 101, on a cru que les élèves apprendraient à l’école la terminologie française de leur discipline. Par la suite, on s’est demandé si leur arrivée sur le marché du travail ne pouvait avoir pour conséquence, dans un grand nombre de cas, de les angliciser. Or, les données de l’étude invalident cette hypothèse. Avant même leur arrivée sur le marché du travail, les élèves déclarent un comportement linguistique analogue à celui des commis aux pièces et des mécaniciens, mais à un niveau plus ou moins sensiblement inférieur.

Il y a ici un clivage social sur lequel il convient d’insister : d’une part, les commerciaux ou cols blancs ; d’autre part, les ouvriers ou cols bleus ainsi que les élèves. D’une part, ceux qui peuvent s’offrir une voiture ou une auto ; d’autre part, ceux qui ne peuvent songer qu’à un char de seconde main. Il y a donc deux normes sociolinguistiques qui s’opposent. En pareil cas, on ne saurait parler de « la norme sociolinguistique du français au Québec » sans sombrer dans l’exclusion sociale.

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Annette Paquot, Les Québécois et leurs mots, Étude sémiologique et sociolinguistique des régionalismes lexicaux au Québec, Presses de l’Université Laval et Conseil de la langue française, 1990.
*Jacques Maurais, Le vocabulaire des Québécois, étude comparative (1983 et 2006), Montréal, OQLF, 2008 (cf. p. 12).
Jacques Maurais, Le vocabulaire français au travail : le cas de la terminologie de l’automobile, Montréal, OQLF, 2008.



lundi 7 mars 2016

Confusion entre le Mardi gras et la mi-carême


Malcom Turnbull a participé samedi [soit le 5 mars] au défilé du mardi gras, le défilé gai et lesbien de Sydney, premier chef de gouvernement en exercice à le faire.
« Australie – Un référendum sur le mariage gai serait organisé », Le Devoir (Agence France Presse), 7 mars 2016

Comme l’indique le Trésor de la langue française informatisé (TLFi), le Mardi gras est « dernier jour du carnaval et qui précède le Carême; notamment jour gras où se déroulent des réjouissances publiques (mascarades, défilés de chars, batailles de confetti) ou semi-publiques (bals…).» Et la mi-carême est le « jeudi de la troisième semaine du carême qui marque un répit dans l'abstinence prescrite pour cette période et qui était jadis célébré par des réjouissances populaires; p. méton., ces réjouissances. ». La mi-carême est encore fêtée dans quelques peu nombreuses localités de l’Acadie et du Québec. À Chéticamp, par exemple, « la fête de la mi-carême dure une semaine. Elle commence le dimanche avant le quatrième jeudi du carême et se termine le samedi suivant ce jour. » Cette année, la mi-carême se terminait donc le 5 mars – précisément le jour du Mardi gras à Sydney !


Comment expliquer la confusion dans un texte en français entre le Mardi gras (9 février 2016) et la mi-carême (3 mars 2016) ? Tout simplement par suite de l’influence de l’anglais. Voyons les définitions de Mardi Gras dans le Webster :

1 a :  Shrove Tuesday often observed (as in New Orleans) with parades and festivities
b : a carnival period climaxing on Shrove Tuesday
2: a festive occasion resembling a pre-Lenten Mardi Gras


Dans l’article cité en exergue de mon billet, on a donc donné au Mardi gras du français l’extension de sens qu’il a reçue en anglais (festivité ressemblant au Mardi gras). C’est ainsi que l’on commence à parler anglais sans s’en rendre compte, en continuant d’utiliser des mots français mais en les détournant de leur sens.


La mi-carême continue d’être fêtée à l’Isle-aux-Grues sans qu’on ait senti le besoin de l’appeler Mardi gras :
 
Source: http://isle-aux-grues.com/?s=mi-careme


vendredi 4 mars 2016

Les interprètes autoproclamés de la norme sociolinguistique


On m’a signalé que la fiche « magasinage / shopping » du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) avait récemment été refaite. On y lit maintenant : «L'emprunt intégral à l'anglais shopping ne s'inscrit pas dans la norme sociolinguistique du français au Québec. Il n'est pas acceptable en vertu des critères de traitement de l'emprunt linguistique en vigueur à l'Office québécois de la langue française ».


Le mot shopping ne « s’inscrit » pas dans la norme sociolinguistique du français au Québec. Notons le caractère pour le moins curieux de la formulation. En français normal, on aurait simplement dit que le mot n’est pas conforme à la norme.


Mais quelle est cette norme sociolinguistique ? Pour y voir clair, il faut des enquêtes sociolinguistiques. Il se trouve que, sur le point précis de l’opinion des Québécois sur les anglicismes, le Conseil et l’Office de la langue française ont effectué trois enquêtes d’opinion, en 1983, en 1998 et en 2004. Elles contredisent en bonne partie la prétention des terminologues de l’OQLF.


Évolution des opinions des Québécois sur les anglicismes


Commençons par la question la plus générale sur les anglicismes dans les trois sondages.


En 1983 plus des trois quarts des personnes enquêtées dans les régions métropolitaines de Montréal et de Québec croyaient qu’« il faudrait éliminer les mots anglais du français d’ici ». Il n’y avait pas de différence significative entre les tranches d’âge : le rejet des anglicismes était donc largement partagé par toutes les générations. Deux décennies plus tard, cette opinion aura perdu près de 20 points (79 % en 1983, 60,3 % en 2004).






Cette plus grande tolérance envers les anglicismes est le fait des générations plus jeunes. Dans les enquêtes de 1998 et de 2004, plus on est jeune et moins on est hostile aux mots anglais. Un peu plus du tiers des jeunes se disent hostiles aux anglicismes comparativement à plus des deux tiers chez les plus âgés.



À la lumière des réponses à la proposition qu’« il faudrait éliminer les mots anglais du français d’ici », la « norme sociolinguistique du français au Québec », invoquée dans la fiche du GDT, est donc claire : ouverture de plus en plus grande aux mots anglais. On peut s’en désoler, on peut estimer que 60 % des plus jeunes générations sont dans l’erreur, mais on ne peut faire dire aux chiffres le contraire de ce qu’ils disent.


Une opinion encore divisée

Une autre question laisse croire que l’opinion publique québécoise est encore très divisée sur les anglicismes. À la question « À partir du moment où les autres francophones utilisent un mot emprunté à une autre langue (par exemple, le terme week-end), trouvez-vous que les Québécois devraient l’utiliser ? », les réponses sont plus partagées :




La question ne figurait pas dans l’enquête de 1983. Il aurait été intéressant de voir si sur ce point particulier l’opinion avait autant changé entre 1983 et 1998. Le oui et le non sont presque à égalité en 1998 mais on note la progression, légère, du rejet du mot week-end de 1998 à 2004. Pourtant, le mot week-end s’entend partout au Québec à la radio, comme j’ai pu le constater dans mon analyse des bulletins d’information.


Ce que nous connaissons de la norme sociolinguistique du français au Québec devrait amener les terminologues de l’OQLF à faire preuve de plus de prudence dans leurs affirmations.
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Jacques Maurais, Les Québécois et la norme : l’évaluation par les Québécois de leurs usages linguistiques, Montréal, OQLF, 2008.