Jean-Claude
Corbeil et Marie-Éva de Villers m’ont autorisé à publier des extraits de leur
analyse de la présence de la langue familière dans le Grand Dictionnaire
terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française :
[…]
Ce n’est pas tant l’évolution de la
situation de la langue française au Québec qui s’est modifiée que
l’angle sous lequel l’OQLF considère les choses. L’Office semble désormais
prendre en considération la généralisation de la langue familière, et même populaire,
qui caractérise aujourd’hui la langue parlée, et parfois la langue écrite. À
l’analyse terminologique des anglicismes, l’Office ajoute l’analyse
lexicographique en tenant compte davantage des niveaux de langue. Le Grand Dictionnaire terminologique (GDT)
s’éloigne de sa mission terminologique et se transforme en dictionnaire de
langue. Pourtant, le mandat de l’organisme n’a jamais été modifié depuis
l’adoption de la Charte et n’a fait l’objet d’aucun débat. Par ce changement de
cap, l’Office dévie de son orientation fondamentale.
En conséquence, le personnel de
l’Office s’inspire à la fois des principes de la terminologie et de la
lexicographie. Ainsi, en terminologie, pâte
à dents n’existe pas, sauf au Québec comme calque de l’anglais tooth paste. Pâte à dents est la trace
de l’anglicisation du français au Québec au XVIIIe siècle, d’emploi
généralisé en langue familière comme bien d’autres anglicismes. Si, d’après la
remarque de l’Office, le statut de cette expression s’est modifié, c’est
uniquement en raison d’une plus grande tolérance à ce niveau de langue chez les
locuteurs québécois, d’autant que l’école québécoise assure de moins en moins
bien l’enseignement de la lecture et de la langue elle-même.
D’où le flou des critères
d’acceptabilité des emprunts mis de l’avant dans la nouvelle version de la
politique, dont celui qui est principalement cité, la généralisation et
l’implantation du mot litigieux dans l’usage du français familier. Le mot clé
de la politique est l’adjectif légitimé, qui revient dans l’analyse d’un cas à
l’autre d’anglicisme, sans autre précision, sans doute une manière d’évoquer la
sanction populaire. L’Office se place donc dans la position d’un observateur et
atténue son rôle de guide de l’usage, de promoteur du français standard du
Québec […]
[…]
Privilégier la langue familière,
donner droit de cité au relâchement linguistique, c’est le principal reproche
que nous formulons à l’endroit de la nouvelle orientation du traitement des
anglicismes à l’Office québécois de la langue française, alors que sa mission
est de guider l’usage et de promouvoir le français standard du Québec.
Les
auteurs donnent ensuite des exemples illustrant le glissement du GDT vers la
langue familière :
Centre commercial et centre d’achats
Le terme centre commercial a fait l’objet d’un avis de normalisation en 1981.
« Cette étiquette fait état d’une obligation d’emploi », peut-on lire
dans les pages de l’aide du GDT. Pourtant la fiche du dictionnaire propose en
plus du terme normalisé centre commercial,
le calque de l’anglais centre d’achats.
Une note explique que « le terme centre
d’achats, construit sur le modèle de l’anglais shopping center, s’intègre au système linguistique du français […]
puisque le sens qu’il possède respecte le sens premier des mots qui le
composent ». Par définition, les calques s’intègrent au système
linguistique parce que ces traductions littérales sont formées de mots existant
dans la langue qui emprunte.
Comptoir à salades, buffet de salades et bar à salades
Les termes comptoir à salades et buffet
de salades ont été proposés par l’Office au cours des années 70 et sont
passés dans l’usage. Pourtant, la fiche du GDT inscrit maintenant en premier
lieu le calque bar à salade(s) dans
la liste des termes privilégiés pour traduire salad bar. La fiche comprend la note suivante : « Les termes bar à salades et bar à
salade, calqués sur l'anglais, s'intègrent au système linguistique du
français. » On donne comme exemple le terme bar à vin pour justifier cette construction. Le nom bar a pourtant une signification très
précise en français, il s’agit d’un débit de boissons. On peut donc fréquenter
un bar à vins, un bar à bières, un bar à cocktails ou même un bar à eaux pour
consommer une boisson, mais non un bar à salades!
Franchise et déductible
Dans le domaine de l’assurance,
bien des efforts ont été consentis il y a près de 50 ans pour convaincre les
assureurs que l’équivalent français du terme anglais deductible était franchise.
Aujourd’hui, tous les contrats d’assurance établissent une franchise et non un
déductible. Dans la fiche du GDT, c’est le terme franchise qui est privilégié, mais le faux ami déductible y figure aussi. Il est accompagné d’une note qui
mentionne que ce nom est également employé dans le vocabulaire des assurances. Pourquoi
les rédacteurs des fiches du GDT s’emploient-ils à brouiller les cartes ainsi?
Qui pourra faire la part des choses en lisant cette fiche contradictoire?
Soutien-gorge et brassière
Peut-on croire qu’une fiche datée
de 2014 propose le nom brassière avec
la marque d’usage Québec familier
comme équivalent du nom anglais brassiere
ou bra et comme synonyme de soutien-gorge? Il n’entre pas dans les
attributions de l’organisme de décrire des emplois vieillis de la langue
familière.
Boisson gazeuse et liqueur douce
« Les termes liqueur et liqueur douce sont
employés en langue courante et dans des situations de discours familier au
Québec », peut-on lire dans la fiche du terme boisson gazeuse ou de l’anglais soft
drink. Il s’agit d’un autre exemple éloquent de glissement vers le registre
familier, car ces emplois qui ont eu cours en français jusqu’au XIXe siècle
sont sortis de l’usage ou nettement vieillis aujourd’hui. Pourquoi les sortir
des boules antimites et faire concurrence au terme boisson gazeuse, qui s’est bien implanté?
Cuisinière et poêle, chasse-neige et gratte ou charrue
Le nom masculin poêle désigne un appareil de chauffage.
Si le poêle à bois pouvait servir jadis à la cuisson des aliments, il est
remplacé dans les cuisines actuelles par une cuisinière ou une plaque de
cuisson. La fiche du GDT inscrit la marque d’usage langue courante, Québec
et affirme qu’il est attesté comme un québécisme de langue standard de plusieurs
ouvrages de référence, ce qui n’est pas exact. C’est le cas également des
termes gratte, charrue et charrue à neige
avec la marque d’usage Québec, langue
courante comme synonymes de chasse-neige.
Comme pour le nom liqueur, ces
emplois sont nettement vieillis.
Extrait de la conclusion :
Au lieu d’effectuer un retour en
arrière, de détricoter les importants travaux terminologiques soigneusement
élaborés au cours des années 70, l’organisme devrait s’en tenir à son mandat
original et accomplir avec efficacité la mission qui lui a été confiée par la
Charte de la langue française.
Jean-Claude Corbeil, directeur linguistique de
l’Office de la langue française de 1971 à 1977, sous-ministre adjoint
responsable de la politique linguistique de 1997 à 2000, secrétaire et membre
de la Commission des États généraux sur la situation et l'avenir de la langue
française (Commission Larose) 2000-2001.
Marie-Éva de Villers, responsable de la
terminologie de la gestion à l’Office de la langue française de 1970 à 1980,
auteure du Multidictionnaire de la langue
française.