mercredi 8 novembre 2017

Le masculin continuera-t-il de l’emporter sur le féminin ?


On a appris le 7 novembre qu’en France 314 membres du corps professoral de tous niveaux et tous publics, enseignant la langue française ou ayant à corriger des copies ou autres textes rédigés dans cette langue, s'engagent à ne plus enseigner la règle de grammaire résumée par la formule «le masculin l'emporte sur le féminin ».


Trois raisons motivent cette décision. Deux sont de nature idéologique : « parce que le genre masculin est le plus noble, il prévaut seul contre deux ou plusieurs féminins » (citation de 1651) et parce que « la répétition de cette formule aux enfants […] induit des représentations mentales qui conduisent femmes et hommes à accepter la domination d'un sexe sur l'autre ». Je ne m’attarderai pas à ces raisons pour me concentrer plutôt sur l’argumentaire linguistique : la « règle est récente dans l'histoire de la langue française, et […] elle n’est pas nécessaire. Elle a été mise au point au XVIIe siècle. Auparavant, les accords se faisaient au gré de chacun.e [sic], comme c’était le cas en latin et comme c’est encore souvent le cas dans les autres langues romanes. Bien souvent, on pratiquait l'accord 'de proximité', venu du latin [...]. »


En effet, « l’accord par attraction (avec le nom le plus rapproché) est fréquent en espagnol » (J. Villegier et M. Duviols, Grammaire espagnole, Hatier, 1969, p. 57).


En latin « si l’adjectif épithète se rapporte à deux ou plusieurs substantifs, il n’y a […] qu’une façon de faire l’accord, c.-à-d. avec un seul des deux termes. [….] c’est d’ordinaire le plus proche » (Alfred Ernout et François Thomas, Syntaxe latine, Klincksieck, 1959, p. 134). Mais dans le cas de l’accord de l’attribut avec deux ou plusieurs sujets, la règle* est différente : « si les sujets sont des personnes de genre différent, c’est avec le masculin que se fait l’accord. […] Si les sujets sont des noms de choses de genre différent, l’attribut se met au pluriel neutre » (p. 129). Il faut donc relativiser l’appui fourni par l’argument historique du recours au latin.


Ernout et Thomas livrent une réflexion intéressante : « dans le groupe formé par le verbe, l’attribut et le sujet, le latin n’établissait pas toujours des distinctions auxquelles nous a accoutumés le développement de l’analyse grammaticale. » Car il ne faut pas évacuer du revers de la main des siècles de réflexion grammaticale qui ont contribué à développer ce que les linguistes du Cercle de Prague ont nommé l’intellectualisation de la langue**. Dans l’Antiquité, les Grecs et les Romains ne séparaient pas les mots dans l’écriture : l’analyse grammaticale en était d’autant plus compliquée. Il arrivait même chez les Grecs qu’on écrive alternativement de gauche à droite puis de droite à gauche : le sens de la lecture changeait d’une ligne à l’autre (boustrophédon). Lors des lectures publiques (recitationes) des œuvres littéraires, divertissement particulièrement populaire à partir de l’époque d’Auguste, l’accord de l’adjectif avec le substantif le plus proche ne pouvait guère choquer. C’est notre accord moderne qui aurait paru déroutant. L’avènement de l’imprimerie a contribué à une plus grande réflexion sur la langue, c’est ce que les linguistes de Prague ont appelé l’intellectualisation de la langue (qui touche le lexique mais aussi la structure grammaticale). C’est pourquoi la règle voulant que le masculin l’emporte sur le féminin est plutôt récente. On peut y trouver une logique linguistique que j’exposerai plus bas.

Fragment d'un papyrus d'Oxyrhynchos montrant un passage d'une pièce de Ménandre
The Egypt Exploration Fund — B.P. Grenfell & A.S. Hunt, The Oxyrhynchus Papyri: Part II (London: The Egypt Exploration Fund, 1899), Domaine public, https://commons. wikimedia.org/w/ index.php?curid=15966253


En latin (et la situation est analogue en grec) on a pris l’habitude de considérer les noms de la première déclinaison comme féminins : femina, femme. Pourtant il y aussi des mots de la première déclinaison qui se réfèrent à des hommes (agricola, agriculteur) et à des choses (tabula, planche, tablette à écrire). La deuxième déclinaison est majoritairement constituée de substantifs masculins mais il y a aussi des substantifs féminins (les noms d’arbre, par exemple : fagus, hêtre) et neutres (p.ex. scortum pour désigner la femme-objet par excellence). Il y a en latin trois autres déclinaisons comprenant des mots masculins, féminins ou neutres qui, quand ils désignent des êtres animés, ne correspondent pas toujours au sexe. Pour autant que je sache, dans les langues qui ont la catégorie grammaticale du genre, les étiquettes masculin, féminin et neutre ne vont pas toujours selon la logique : en allemand, das Kind, l’enfant, est neutre alors qu’il pourrait être masculin ou féminin comme en français (un enfant, une enfant), das Mädchen, la fille, la bonne, est neutre. Heureux Hongrois dont la langue ne connaît pas la distinction de genre !


Nous avons hérité d’une analyse grammaticale, et surtout d’une terminologie grammaticale, où les noms féminins désignent souvent des êtres de sexe féminin et les noms masculins des êtres de sexe masculin – mais la règle comporte bien des exceptions (le masculin mannequin pour une femme, le féminin estafette pour un homme, etc.). De plus, en quoi la chaise est-elle plus féminine que le fauteuil ? Les appellations de féminin et de masculin introduisent ipso facto une dimension idéologique. Pour éviter de tomber dans ce travers, on peut faire appel aux travaux du Cercle linguistique de Prague, en particulier aux notions de terme marqué et de terme non marqué du prince Nicolas Troubetzkoy***.


Comme l’écrit Albert Maniet, « le terme marqué d’une opposition morphologique [est] celui qui, dans le cadre de cette opposition, exprime en propre une catégorie grammaticale et n’a qu’une valeur unique en langue. [… le] terme non marqué est celui qui par lui-même n’exprime pas cette catégorie grammaticale : tantôt il exprime la négation de la notion du terme marqué ou son absence : c’est sa valeur d’opposition; tantôt il sert selon le contexte – textuel ou culturel – de substitut au terme marqué, lorsqu’il n’y a pas intérêt à insister ou lorsqu’il y a intérêt à ne pas insister sur la notion que celui-ci exprime en propre : c’est sa valeur neutre […] » (p. 439).


Dans la morphologie française, le féminin est le terme marqué, il a une valeur unique (ex. : la chienne). Quant au masculin, terme non marqué, il a deux valeurs : en vertu de sa valeur d’opposition, il signifie l’absence ou la négation de la notion de base, dans notre exemple le mâle, chien, par opposition à la femelle ; en vertu de sa valeur neutre, il s’emploie pour désigner à la fois le chien et la chienne (pas de chien, interdiction s’appliquant aussi bien aux chiens qu’aux chiennes).


La même explication vaut dans le cas du nombre : le singulier est le terme non marqué et il a donc deux valeurs. En vertu de sa valeur d’opposition, le singulier désigne l’unicité par rapport à la pluralité. En vertu de sa valeur neutre, il peut s’employer dans des contextes impliquant la notion du terme marqué, il peut donc s’employer à la place du pluriel (l’homme est mortel = les hommes sont mortels). Le pluriel est le terme marqué, il ne peut s’employer à la place du singulier (je ne peux pas écrire les hommes sont venus manger quand il y en a un seul qui est concerné).


Habituellement on reconnaît facilement le terme marqué parce qu’il comporte un morphème supplémentaire, une marque : ‑e pour désigner le féminin, ‑s pour le pluriel.


Une analyse analogue peut aussi s’appliquer aux temps du français mais elle est plus complexe parce que non binaire. Il suffira de dire que le présent est non marqué puisqu’il peut aussi bien désigner le passé (présent historique : en 2000, il quitte son village natal) que le futur (demain, je vous vois à 20 h).


Ce sont ces notions de terme marqué et de terme non marqué auxquelles ont eu recours Gorges Dumézil et Claude Lévi-Strauss de l’Académie française pour s’opposer naguère à la féminisation des noms de métier et de fonction. Malheureusement, ils sont allés trop loin dans cette logique lorsqu’ils ont voulu imposer des désignations masculines dans des cas particuliers (Madame le ministre, Madame le directeur, Madame le secrétaire perpétuel) alors qu’il aurait été plus avisé, me semble-t-il, de faire valoir que le terme non marqué devrait s’appliquer lorsque l’on utilise des formules générales (p.ex. : il y aura réunion des directeurs à 10 h). À partir du moment où une femme est titulaire d’un poste de directeur ou de recteur, il devrait être normal d’utiliser les formes directrice et rectrice. L’Académie aurait pu faire valoir que le recours au terme non marqué (le masculin) devait être privilégié dans les formulations génériques mais ne saurait être imposé pour désigner des individus de sexe féminin. Mais nous n’en sommes plus là : d’une part, plusieurs ont dépassé la notion binaire de sexe (on parle maintenant de queer et d’allosexuel) et, d’autre part, certains proposent maintenant une écriture dite plus inclusive avec des formes comme les directeur.e.s ou les étudiant.e.s. Cette tendance se manifeste déjà à l’écrit mais on voit mal comment elle pourrait atteindre la langue orale. Elle n’est pas sans poser bien des interrogations. Car on n’arrête pas de dire que le français est une langue difficile et on veut le compliquer davantage ! Cette nouvelle façon d’écrire me semble particulièrement anti-démocratique puisqu’elle augmente les difficultés d’apprentissage de la langue écrite. Si elle devait s’imposer, on finirait par créer une classe de spécialistes de la rédaction, de nouveaux scribes. L’écriture politiquement correcte serait alors la chasse gardée des scribes. On retournerait 5 000 ans en arrière, à l’époque de la Mésopotamie où l’écriture n’était l’apanage que d’un tout petit groupe. La généralisation de l’écrit dans les moyens de communication – des gens qui autrefois n’auraient presque rien écrit de toute leur vie passent leur temps à envoyer des textos, pour s’en convaincre il suffit d’utiliser les transports en commun ou même simplement regarder les passants dans la rue ou les conducteurs au volant ! –, cette démocratisation de l’écriture empêchera-t-elle la création d’une classe élitaire de rédacteurs professionnels ? J’en doute. Car le phénomène de la distinction, analysé par Bourdieu, jouera à plein pour contrecarrer la démocratisation. À moins, bien sûr, que l’écriture inclusive ne soit qu’une mode…

L'écriture inclusive en résumé:




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* Règle établie a posteriori à partir de l’observation de l’usage des auteurs classiques, en particulier Cicéron et César.
** Cf. Paul L. Garvin, « Le rôle des linguistes de l’École de Prague dans le développement de la norme linguistique tchèque », dans É. Bédard et J. Maurais, La norme linguistique, Québec et Paris, 1983.
*** Dans l’adaptation des concepts généraux de la phonologie pragoise à la description des faits grammaticaux, je m’inspire des travaux de Martín Sánchez Ruipérez (Estructura del sistema de aspectos y tiempos del verbo griego antiguo. Análisis funcional sincrónico, 1954) et de mon maître Albert Maniet (« Le système des modes en latin classique : présentation fonctionnaliste », Languages and Cultures : Studies in Honor of Edgar C. Polomé, 1988). J'ai eu recours à ces notions dans un article un peu ancien: cliquer ici.


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