mercredi 24 avril 2024

Les joyeux naufragés

 

Lionel Meney publie aujourd’hui un livre où il est beaucoup question de l’anglicisation de la France. Et, aussi, du recul du français au plan international.








mardi 23 avril 2024

Progrès, stabilité ou recul : allez savoir!

 

L’Office québécois de la langue française (OQLF) vient de publier une étude sur la langue d’accueil et de service dans les commerces. Déjà en 1988, le Conseil de la langue française (aujourd’hui disparu) avait fait une enquête sur ce thème à Montréal, enquête reprise en 1995. Cette fois-ci, les enquêteurs ont aussi visité des commerces de localités autres que Montréal.

On peut non seulement regretter mais déplorer que, dans la constitution de son échantillon de commerces montréalais en 2023, l’OQLF n’ait pas eu la présence d’esprit, ou tout simplement l’intelligence, de faire des sous-échantillons qui auraient permis de faire des comparaisons fiables avec les résultats de 1988 et de 1995. On aurait pu voir l’évolution sur 35 ans ! Il y a à l’OQLF un Comité de suivi qui ne semble plus comprendre que le suivi qu’il a à faire doit s’inscrire dans la longue durée.

Je ne peux donc que faire quelques comparaisons bancales à partir des résultats de la dernière enquête.

De 1988 à 1995, l’accueil en français dans les commerces sur rue du boulevard Saint-Laurent passait de 72 % à 86 %. En 2023, il est de 74,2 % dans le centre de Montréal (zone évidemment plus vaste). Les échantillons ne sont pas comparables mais rien n’interdit de s’interroger sur le recul du français comme langue d’accueil dans le centre-ville.

Regardons maintenant l’ouest de l’île. Voici un tableau qui résume les résultats ; la comparaison est statistiquement valable pour 1988 et 1995 mais non pour 2023 :

Langue d’accueil dans les commerces à Montréal

(en % des commerces sur rue)

 

1998

1995

2023

Centre-ville ouest

59

66

Zone ouest

49

Côte-des-Neiges-Snowdon

60

53

 

On peut se demander s’il n’y aurait pas eu une baisse dans l’accueil en français dans l’ouest de l’île de Montréal depuis 35 ans. Mais on ne peut l’affirmer.

Le rapport de l’OQLF conclut toutefois à un recul du français comme langue d’accueil de 2010 à 2023 :

Entre 2010 et 2023, le taux d’accueil en français a diminué de 13 points de pourcentage, passant de 84 % à 71 %.

Entre 2017 et 2023, dans les zones est et nord, le taux d’accueil en français a diminué de plus de 5 points de pourcentage (de 96 % à 91 % dans la zone est et de 83 % à 78 % dans la zone nord).

Dans la zone ouest, cette diminution a été de 3 points de pourcentage (de 52 % à 49 %). Le taux d’accueil en français dans la zone centre est demeuré semblable à celui de 2017, s’établissant à 74 %.

[Points de pourcentage = percentage point. En français correct : point, tout court.]

On peut se demander si ce recul n’aurait pas été plus grand si on avait pu faire la comparaison avec les enquêtes de 1988 et de 1995.

Rappelons que l’OQLF, dans sa dernière enquête sur l’affichage, n’avait pas non plus jugé bon d’utiliser une méthodologie qui aurait permis la comparaison avec les enquêtes antérieures : cliquer ici pour lire mes commentaires.

*   *   *

L’enquête de 1995 avait vérifié s’il y avait une différence dans la langue de l’accueil quand le client faisait partie d’une minorité. Boulevard Saint-Laurent, l’accueil en français passait dans ce cas de 86 % à 72 %. On ne sait pas si l’on a pris en compte cette variable dans l’enquête de 2023.

 

mercredi 17 avril 2024

No show : jeu de lapin, jeu de vilain


Une lectrice, Diane Lamonde, me signale qu’elle a vu dans la presse européenne le mot lapin et l’expression poser un lapin pour traduire « no show ». Effectivement, on en trouve facilement plusieurs attestations dans Internet :

 

TF1 Info, 19 avril 2023 : Ne pas se rendre à un restaurant malgré votre réservation peut vous coûter très cher. Certaines tables n'hésitent plus désormais à exiger une empreinte bancaire lors de la réservation, pour pouvoir débiter en cas d'absence du client. La raison de cette pratique armée de méfiance ? Trop de lapins !

 

Ouest-France, 3 septembre 2022 : « No show », ces lapins que les restaurants ne digèrent plus en Loire-Atlantique

 

Noovo (La Presse canadienne), 27 mars 2023 : «No show»: les restaurateurs trouvent qu’ils se font poser un lapin plus souvent

 

BFM Business, 8 août 2023 : "Poser un lapin" à un professionnel: le coût exorbitant d'une pratique fréquente

Les réservations non honorées, ou "no-show", peuvent représenter une perte allant jusqu'à 10% du chiffre d'affaires, estime la vice-présidente de la confédération nationale des instituts de beauté et spas.

 

Paris-Normandie, 11 août 2023 : « No show » : après les restaurants, les coiffeurs normands victimes des « lapins » de clients indélicats

 

Lapin et poser un lapin relèvent incontestablement de la langue familière. On s’étonne quIls ne figurent pas déjà dans le GDT (Grand dictionnaire terminologique) de l’OQLF (Office québécois de la langue française), si prompt à enregistrer, voire à légitimer, les usages de la « langue courante ».

 

 

mardi 16 avril 2024

No show = rendez-vous médical non honoré


Il est question dans l’actualité en France de faire payer 10 euros pour un rendez-vous médical non honoré. L’expression est reprise dans plusieurs médias. Il peut être rassurant de constater que, dans la Start-Up Nation du président Macron, on ne parle pas de « no show ».

Dans le domaine de l’hébergement et du tourisme, le GDT avait repris une fiche de 1978 de l’ancienne Association française de terminologie, « défection » (mais, depuis 2022, le mot n'apparaît que comme synonyme de « défaillance »). Proposition curieuse. Avant la chute du mur de Berlin en 1989, on faisait défection à l’Est ou à l’Ouest, pas nécessairement avant de se rendre à son hôtel.

On trouve « défaillance » et « défaillant » dans France Terme. Le GDT reprend « défaillant ». Il a aussi « client défaillant » et « défaillance du voyageur ». On parle déjà d’une défaillance technique, cardiaque, mécanique. Mais une défaillance du voyageur ? On peut bien penser que le client défaillait lorsqu’il est arrivé à l’hôtel, mais dans ce cas sa défaillance ne l’a pas empêché d’honorer son rendez-vous.

France Terme comme l’Office sont partis de l’anglais sans essayer de penser en français, sans faire abstraction de l’anglais. Cela donne un résultat pitoyable.

En 2018, j’avais mis en ligne un billet portant sur l’expression anglaise « no show » utilisée en français, tant en France qu’au Québec : je vous invite à le lire (en cliquant ici), il est plus complet que le présent billet.

 

samedi 13 avril 2024

L’OQLF rectifie le tir

 

À la suite de la chronique de Jean-François Lisée sur l’étude Langue de l'espace public au Québec en 2022, l’Office québécois de la langue française a apporté une rectification :

Contrairement à ce qui a été mentionné par l'Office à la suite de la sortie de l'étude, la pondération a été effectuée à partir des données du recensement de 2021 et non à partir de celles du recensement de 2016. L'échantillonnage, quant à lui, a bel et bien été effectué sur la base du recensement de 2016.

Mais cela ne répond pas à toutes les questions que pose cette étude, en particulier aux critiques que j’ai faites dans le billet précédent.

En outre, que dire du taux de non-réponse ? Il est de 77 % dans l’enquête de 2022 et de 54 % dans celle de 2016. Cela n’affecte-t-il pas la validité des résultats et des comparaisons ? Est-ce pour cette raison que l’étude parle d’un échantillon « assez représentatif » ?

 


jeudi 11 avril 2024

À la poubelle!

 

Jean-François Lisée a publié, dans Le Devoir du mercredi 10 avril 2024, une chronique fracassante. Ou plutôt une chronique qui fracasse l’étude Langue de l’espace public au Québec en 2002 de l’Office québécois de la langue française (OQLF).

Il se demande « pourquoi une étude dont le terrain a eu lieu au début 2022 n’est publiée qu’en mars 2024, alors que la situation démographique québécoise change à un rythme jamais enregistré depuis, disons, la Conquête ». En effet, de 2022 à 2024, « la progression du nombre d’immigrants temporaires est passée en deux ans de quelque 290 000 à plus de 560 000. » Lisée croit que l’étude aurait dû être publiée « en précisant que ses insuffisances étaient telles qu’il ne fallait en tirer aucune conclusion sur le présent. Cela aurait évité aux commentateurs peu versés en méthodologie de brandir ces chiffres pour affirmer que la situation est ‘ stable ‘, voire que davantage d’anglophones qu’avant adoptaient la langue de Félix à la ville. Le contraire est indubitablement vrai. ».

Les arguments de Lisée sont dirimants : vous pouvez en prendre connaissance en cliquant ici.

J’ajouterai quelques points aux critiques de Jean-François Lisée.

Il s’agit d’un rapport anonyme. Pas de préface de la présidente de l’OQLF. On ne dit même pas si le rapport a été approuvé par le Comité de suivi de la situation linguistique au Québec.

À la page 4 on peut lire :

Les personnes sondées étaient invitées à répondre au questionnaire en se basant sur l’expérience qu’elles avaient vécue au cours des six mois précédant le sondage. Or, lors de cette période de référence, étant donné la pandémie de COVID-19, des mesures sanitaires étaient en vigueur, dont la fermeture des salles à manger des restaurants et l’obligation de présenter un passeport vaccinal pour fréquenter certains commerces. Les interactions au sein de l’espace public, c’est-à-dire les interactions à l’extérieur de la maison avec des personnes autres que les parents ou amis, étaient ainsi moins nombreuses et moins variées.

On veut étudier la langue des interactions dans l’espace public dans une période où on admet qu’elles étaient moins nombreuses et moins variées. Et on ose en plus comparer les résultats à ceux de 2016, une période « normale ». On marche sur la tête !

Enfin, il y a une innovation méthodologique : la notion d’échantillon « assez représentatif » (p. 43)! Avant, un échantillon était représentatif ou pas.

Ma conclusion est dans le titre de ce billet.

mercredi 3 avril 2024

L’air du temps


Dans les messages publiés par un réseau de chercheurs auquel j’appartiens, je commence à voir le mot chercheureuses utilisé comme pluriel de chercheur et chercheuse.

 

Hier sur une chaîne britannique j’entendais pour la première fois l’expression « woman born female ». Je vais sans doute finir par m’habituer à entendre « persons with wombs » pour désigner les femmes.

 

lundi 1 avril 2024

Jeter l’eau du bain avant le bébé


En France, le 12 mars, lors des questions au gouvernement, la ministre déléguée à l'Enfance, à la Jeunesse et des (sic) Familles a demandé à Sandrine Rousseau de ne « pas jeter l'eau propre sur l'ensemble des professionnels ». 

Incontestablement le niveau monte. La députée avait déjà atteint son niveau de crue (cliquer ici), la ministre va bientôt la rattraper.

Ce n’est pas un poisson d’avril.

 

mardi 5 mars 2024

Conseil houleux à Sainte-Pétronille

 

Conseil houleux et statu quo à Sainte-Pétronille

Salle qui déborde, questions coupées court, « appel au calme » : le conseil municipal a été houleux lundi soir à Sainte-Pétronille.

—Le Soleil, 5 février 2024

 

Dans la citation qui précède, conseil municipal (ou conseil tout court) signifie « séance du conseil municipal ». Cet usage, fort courant au Québec et relevant à l’évidence de la langue standard tant écrite qu’orale, n’a pas été enregistré par Usito malgré ses prétentions : « Le dictionnaire Usito décrit tous les mots du français standard actuellement en usage au Québec, attestés dans les écrits de langue soignée (registres neutre et soutenu) » (page d’accueil du site).

Usito, s.v. municipal, ne donne que l’expression conseil municipal, sans définition. En comparaison, le Trésor de la langue française informatisé (TLFi) offre la définition suivante : « Assemblée délibérante composée du maire, de ses adjoints et des conseillers municipaux délégués ou non » et, par métonymie, «séance du conseil municipal».

J’ai déjà donné de nombreux exemples des insuffisances d’Usito dans la description du français québécois : par exemple cliquer ici, ici ou ici.

 

lundi 26 février 2024

Bienvenue chez les Kebs

 

Dans le cadre de son cours, toujours à Regina Assumpta, une autre prof devait aborder le thème de l’identité. Elle raconte : « Alors que nous étions en pleine discussion sur nos valeurs en tant que citoyens, un des deux élèves de souche de mon groupe a levé la main pour s’exprimer. C’est alors que tout le groupe s’est mis à rire et à huer en disant que les Kebs n’avaient pas de valeurs et que nos filles et nos femmes sont en fait des traînées (j’emploie un vocabulaire acceptable ici […]). Je suis rapidement intervenue et fus coupée par un grand gaillard d’origine maghrébine qui m’a lancé : “Madame, vous ne pouvez pas comprendre parce que les Kebs, vous n’avez pas de culture. Vous faites des trucs de Blancs comme aller au chalet et faire du ski et vous n’éduquez pas vos enfants.” » 

Jean-François Lisée, « Identité anti-québécoise », Le Devoir, 24 février 2024

 

J’ai découvert le mot Keb pour désigner un Québécois dans cette chronique de Jean-François Lisée. Le mot est inconnu du Wiktionnaire et d’Usito (rien d’étonnant, sa base de données semble ancienne) et on le trouve très peu dans Internet : il s’emploie pour désigner un club de basketball (les Kebs de Laval ou Kebekwa de Laval : « C'est la fin pour les Kebs à Québec », Le Soleil, 3 mai 2012) ou en parlant du rap (« Le meilleur du ‘rap keb’ de la dernière décennie », Journal de Québec, 16 mai 2020).

 

À en croire les témoignages réunis par Jean-François Lisée, le mot serait courant dans la langue parlée des élèves de Montréal et serait utilisé dans un contexte de dénigrement. Il cite deux témoignages d’enseignants :

« Dans toutes les écoles de la région de Montréal où j’ai travaillé ces 15 dernières années, je n’en reviens pas de constater l’attitude de mépris ou de honte à l’égard de la langue et de la culture québécoise. »

« Les élèves détestent les francophones. On fait la vie très dure à ceux qui veulent parler français et défendre le fait français : ils sont humiliés et dénigrés en personne et sur les réseaux sociaux »

 

mercredi 21 février 2024

Relever les usages avant de les hiérarchiser

 

Voici un exemple de la difficulté non pas de hiérarchiser (cf. billet du 19 février 2024), non pas de décrire mais tout simplement de relever les usages québécois. Depuis quelque temps il est régulièrement question du BAPE dans les médias. Le dictionnaire Usito, « premier dictionnaire électronique à décrire le français standard en usage au Québec », a bien relevé l’acronyme et il en donne la signification : Bureau d'audiences publiques sur l'environnement. Mais il n’a pas enregistré son usage pour désigner « un examen du Bureau d'audiences publiques sur l'environnement », usage tout à fait standard en français québécois depuis bien des années. En voici quelques exemples pigés au hasard :

Benoît Charette doit mettre ses culottes de ministre de l'Environnement et tenir un BAPE sur le projet de Northvolt (Journal de Québec, 1er février 2024

Québec demande un BAPE à Northvolt […] (Journal de Montréal, 10 novembre 2023)

Le ministre Charette est donc forcé de déclencher un BAPE pour cet aspect du projet (Journal de Montréal, 10 novembre 2023

L'usine de recyclage de batteries soumise à un BAPE (titre de L’œil régional, Belœil, 5 novembre 2023)

Que la rencontre se fasse juste avant le déclenchement du BAPE correspond à renier la valeur de nos processus de consultation (Le Quotidien, 17 janvier 2020)

Le président du Partenariat du Quartier des spectacles ne mâche pas ses mots et évoque l'idée d'un BAPE pour le milieu culturel (HuffPost, 16 janvier 2019)

BAPE « tronqué » sur Énergie Est (titre dans L’Aut’journal, 3 mars 2016)

Un nouveau BAPE est déclenché (La Presse, 15 décembre 2014)

Je me demande si la description du français québécois que prétend faire Usito ne s’est pas arrêtée il y a bien des années. Je faisais déjà cette remarque dans un billet le 8 janvier 2013.

lundi 19 février 2024

La norme du français au Québec : la hiérarchisation des usages… ou des personnes?


Depuis longtemps les endogénistes affirment leur volonté de procéder à une hiérarchisation des usages linguistiques au Québec. En témoignent ces propos tenus par deux des principaux promoteurs de cette tendance à la Commission permanente de la culture de l’Assemblée nationale lors de la séance du 5 septembre 1996 :


[…] définir une véritable politique d'aménagement de la langue commune au Québec, c'est-à-dire une politique qui viserait à hiérarchiser les divers usages du français québécois 

Il importe donc de fournir aux Québécois et Québécoises des renseignements précis sur ces emplois corrects et critiqués de ces formes; cela fait partie, on l'a dit, de l'établissement d'une norme québécoise et d'une hiérarchisation de nos usages.

[…] les Québécois et Québécoises n'ont pas accès à la description de ce français québécois soutenu ou standard et à la hiérarchisation des usages autour de ce français québécois standard. L'aménagement de la langue passe d'abord par la prise en compte et la hiérarchisation des usages autour d'un français québécois standard, c'est-à-dire du bon usage du français au Québec. Pour arriver à décrire de façon adéquate ce français québécois et surtout ce bon usage, ce bon modèle de la langue au Québec, nous voyons comme premier moyen la rédaction d'un dictionnaire. C'est le seul ouvrage de base où les usages linguistiques du Québec peuvent être hiérarchisés et le français québécois standard explicité. Une fois établie clairement la hiérarchisation des usages et la norme du français québécois, il faut s'assurer ensuite du respect de cette norme, c'est-à-dire de la pratique quotidienne d'un français de qualité.

Il leur faut des ouvrages de référence de qualité et fiables dans lesquels la hiérarchisation des usages sera clairement établie et le français québécois standard écrit parfaitement décrit.

Il n’y a qu’une seule langue française, avec des variétés internes, et il s’agit de les hiérarchiser.

 

On l’a bien lu : il s’agit de hiérarchiser les usages et non de les décrire, ce qui serait l’objectif de tout linguiste ou lexicographe normal.

« Une fois établie clairement la hiérarchisation des usages et la norme du français québécois, il faut s'assurer ensuite du respect de cette norme » : par quelle police ?

Je ne suis pas le premier à attirer l’attention sur le danger que représente cette conception des usages québécois qu’il faudrait hiérarchiser. Le porte-parole de l’Opposition officielle à la même Commission parlementaire, Pierre-Étienne Laporte, ancien président de la Commission de protection de la langue française, puis de l’Office de la langue française, puis du Conseil de la langue française, avait émis des réserves sévères sur cette façon de faire :


[…] il faut faire preuve, en particulier dans le domaine pédagogique, pour qu'une fois qu'une variété linguistique est reconnue comme la variété légitime on évite de créer de l'exclusion sociale.

[…] entre nous et vous, il y a, disons, un désaccord qui tient au besoin que nous ressentons d'être d'autant plus prudents qu'ayant réussi à nous libérer de certaines exclusions que d'autres avaient voulues pour nous, nous ne nous retrouvions pas à nous exclure nous-mêmes ou à exclure par nous-mêmes certains de nos concitoyens qui ne se placent pas seulement à différents niveaux d'une échelle de niveaux de langue, mais qui parlent un français québécois populaire, comme certains de nos amis français ont bien mis en évidence qu'en France il se parle – s'écrit, c'est autre chose – un français populaire.

 

Exclure par nous-mêmes certains de nos concitoyens ? N’est-ce pas là le principe de la lutte des classes ?

Une collaboratrice des deux aménagistes cités plus haut est allée dans le sens de Pierre-Étienne Laporte : « Il faut avoir l’esprit bien peu scientifique pour oser défendre une hiérarchisation des usages du français » (Le Devoir, 11 juillet 1997). Et cela un an après que ses collègues eurent tenu en commission parlementaire les propos que je viens de rapporter.

Une étudiante de la même université a écrit[1] : « On peut donc reprocher à [Diane] Lamonde de poser sur le français québécois un regard qui manque d’objectivité, étant de toute évidence atteint par le préjugé populaire qui classe hiérarchiquement les variétés du français ». Était-ce une façon indirecte de faire un reproche à ses professeurs ? Quant à Diane Lamonde, il y a bien longtemps que j’ai lu son livre mais je ne me rappelle pas qu’elle ait soutenu l’idée saugrenue de procéder à la hiérarchisation des usages. Elle a bien au contraire critiqué vertement le courant aménagiste.

 



[1] Compte rendu de Diane Lamonde, Le maquignon et son joual, Dialangue 10, 1999, Université du Québec à Chicoutimi, p. 122.

vendredi 16 février 2024

La norme du français au Québec : la stratification sociale

 

Comme mes lecteurs ont pu s’en rendre compte à quelques reprises, je suis exaspéré par la pratique, devenue courante dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT), d’affirmer sans preuve que tel ou tel mot fait partie de la « norme sociolinguistique du français au Québec ». Dans sa Politique de l’emprunt linguistique (2017), l’Office québécois de la langue française (OQLF) va même jusqu’à affirmer que « chaque emprunt est évalué en fonction : […] de son adéquation à la norme sociolinguistique du français au Québec (c’est-à-dire de sa légitimité dans l’usage) » (p. 9). Sur la base de quelle enquête ? Aucune ! C’est tout simplement de la pifométrie.

Pourtant il y a eu quelques enquêtes qui donnent une idée du sentiment sociolinguistique des Québécois. Mais leurs résultats ne correspondent pas aux attentes des idéologues endogénistes. Voici un neuvième billet rendant compte des résultats de quelques-unes de ces enquêtes.

 

On trouve dans plusieurs fiches du GDT la mention : « termes utilisés dans certains contextes ». Le recours au mot contexte montre bien que, pour les auteurs des fiches du GDT, la langue est d’abord conçue, ou perçue, comme quelque chose que l’on trouve dans les dictionnaires ou au moins dans des textes et non comme un phénomène avant tout sonore. La preuve en est que l’on ne trouve à peu près aucune indication de la façon dont on peut ou doit prononcer un mot  même pas dans la fiche « sauce Worcestershire », nom que peu de gens réussissent à prononcer de façon intelligible sinon correcte du premier coup. Voici un autre exemple qui vaut son pesant d’or : « Au Québec, chambre de bains et chambre de bain sont surtout relevés dans des contextes de langue courante, tandis que salle de bains et salle de bain sont employés dans toutes les situations de communication. » A priori, puisqu’il est question de langue courante, on pourrait croire qu’on inclut la langue parlée mais, en parlant, fait-on la distinction entre chambre de bains et chambre de bain ? Chambre de bainze, salle de bainze ? On voit bien qu’on ne prend en compte que l’écrit.

Quand on ne tient aucun compte des circonstances des prises de parole il faut se lever de bonne heure pour affirmer que tel ou tel terme fait partie de la « norme sociolinguistique du français au Québec ». La norme de quelle catégorie sociale ? S’exprimant dans quelles circonstances ? « Dans certains contextes », disons plutôt dans certaines circonstances, on entend « clutch », « wiper », « tyre », « dash » tout comme dans d’autres circonstances on entend « salle de bain ». Pourquoi ne pas même mentionner que ces termes n’appartiennent pas (ou ne devraient pas appartenir ?) à la « norme sociolinguistique du français au Québec » ?

Je rappelle quelques conclusions de mon enquête sur l’utilisation et la connaissance du vocabulaire français dans un secteur du monde du travail et du monde de l’enseignement technique, celui de la mécanique automobile.

L’échantillon était composé de travailleurs et d’élèves du secteur de l’automobile habitant dans la RMR de Montréal et nés au Québec. Plus spécifiquement, les personnes interrogées se divisaient en cinq catégories : vendeurs d’automobiles, commis aux pièces, commis à la clientèle, mécaniciens et élèves de l’enseignement technique.

Dans une autre enquête, une partie de ce questionnaire a aussi été présentée à un échantillon représentatif des régions métropolitaines de recensement de Montréal et de Québec (701 personnes).

Les vendeurs et les commis à la clientèle étaient plus nombreux à déclarer utiliser les termes standard pour nommer des pièces ou des composantes de l’automobile que les commis aux pièces, les mécaniciens ou les élèves.

Les travailleurs du secteur de l’automobile qui étaient directement en contact avec la clientèle portaient donc une attention particulière aux termes qu’ils employaient. En d’autres termes, les répondants se répartissaient en deux groupes bien typés : les commerciaux ou cols blancs, plus en contact avec le public et déclarant utiliser dans une forte proportion les termes standard, et les ouvriers ou cols bleus, qui conservaient dans une plus forte proportion l’utilisation d’un vocabulaire non standard comprenant plusieurs termes anglais.

Il y a donc une stratification sociale dans les réponses.

Les résultats des élèves de l’enseignement professionnel étaient presque toujours plus faibles que ceux des quatre catégories de personnel travaillant chez les concessionnaires d’automobiles et même que ceux du grand public.

Les élèves déclaraient un comportement linguistique analogue à celui des commis aux pièces et des mécaniciens, mais à un niveau plus ou moins sensiblement inférieur.

À partir du moment que le GDT fait un travail plus lexicographique que terminologique, il n’est pas normal qu’il ne tienne pas compte du parler des classes populaires. C’est de la discrimination sociale.

Pourquoi le GDT ne reviendrait-il pas à une démarche purement terminologique ?

________

Pour plus de renseignements sur cette enquête, voir mon billet « Du char à l’auto ».

 

jeudi 15 février 2024

La norme du français au Québec : les modèles linguistiques des non-francophones /2

 

Comme mes lecteurs ont pu s’en rendre compte à quelques reprises, je suis exaspéré par la pratique, devenue courante dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT), d’affirmer sans preuve que tel ou tel mot fait partie de la « norme sociolinguistique du français au Québec ». Dans sa Politique de l’emprunt linguistique (2017), l’Office québécois de la langue française (OQLF) va même jusqu’à affirmer que « chaque emprunt est évalué en fonction : […] de son adéquation à la norme sociolinguistique du français au Québec (c’est-à-dire de sa légitimité dans l’usage) » (p. 9). Sur la base de quelle enquête ? Aucune ! C’est tout simplement de la pifométrie.

Pourtant il y a eu quelques enquêtes qui donnent une idée du sentiment sociolinguistique des Québécois. Mais leurs résultats ne correspondent pas aux attentes des idéologues endogénistes. Voici un hutième billet rendant compte des résultats de quelques-unes de ces enquêtes.

 

La sociolinguiste belge Marie-Louise Moreau a utilisé une procédure astucieuse[1]. Elle demande quelle pilule les enquêtés choisiraient si son ingestion permettait de parler telle langue ou telle variété de langue. Je me suis inspiré d’elle pour formuler la question suivante de mon enquête de 2004 : « Si on disait qu’il existe des pilules vous permettant de parler parfaitement le français d’Europe ou parfaitement le français québécois mais que vous ne pourriez prendre qu’une seule de ces pilules, choisiriez-vous… la pilule vous permettant de parler le français d’Europe, la pilule vous permettant de parler le français québécois ? »

Les anglophones sont également partagés entre le modèle du français européen et le modèle québécois. Chez les allophones, près des deux tiers disent qu’ils choisiraient la pilule leur permettant de parler le français européen. La différence entre les anglophones et les allophones est statistiquement significative.



La scolarité et l’âge n’influencent que les résultats des anglophones : 61,8 % des anglophones ayant 12 années ou moins de scolarité préfèrent le modèle québécois contre 54,1% chez ceux qui ont plus de 13 années de scolarité.



Chez les anglophones âgés de plus de 55 ans, près de quatre sur cinq disent qu’ils choisiraient la pilule leur permettant de parler le français québécois. Plus de la moitié des anglophones âgés de 54 ans et moins préféreraient la pilule leur permettant de parler le français européen.

 




[1] Marie-Louise Moreau, « Des pilules et des langues. Le volet subjectif d’une situation de multilinguisme », dans E. Gouaini et N. Thiam, Des langues et des villes, Paris, Didier, 1992, p. 407-420.

mercredi 14 février 2024

La norme du français au Québec : les modèles linguistiques des non-francophones


Comme mes lecteurs ont pu s’en rendre compte à quelques reprises, je suis exaspéré par la pratique, devenue courante dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT), d’affirmer sans preuve que tel ou tel mot fait partie de la « norme sociolinguistique du français au Québec ». Dans sa Politique de l’emprunt linguistique (2017), l’Office québécois de la langue française (OQLF) va même jusqu’à affirmer que « chaque emprunt est évalué en fonction : […] de son adéquation à la norme sociolinguistique du français au Québec (c’est-à-dire de sa légitimité dans l’usage) » (p. 9). Sur la base de quelle enquête ? Aucune ! C’est tout simplement de la pifométrie.

Pourtant il y a eu quelques enquêtes qui donnent une idée du sentiment sociolinguistique des Québécois. Mais leurs résultats ne correspondent pas aux attentes des idéologues endogénistes. Voici un sizième billet rendant compte des résultats de quelques-unes de ces enquêtes.

 

Je reprends ici les analyses que le sociologue Pierre Bouchard et moi avions faites d’un sondage effectué en 1998. Le questionnaire avait été soumis à un échantillon représentatif d’adultes francophones, anglophones et allophones.

Le texte qui suit étudie les réponses de ces deux dernières catégories et a été publié dans le Devoir du 9 septembre 1999 ; j’y ai apporté quelques modifications cosmétiques.

Le titreur avait ainsi coiffé notre article : « Les anglophones adoptent la langue du Québec, les allophones, celle de la France. »

Nous avons cherché à déterminé le modèle normatif des anglophones et des allophones quand ils parlent français, ainsi que leur évaluation de la manière de parler des francophones.

L'évaluation que l’on fait de sa manière de parler traduit une adhésion plus ou moins consciente à l’un des modèles normatifs prévalant dans le milieu. Dans cette perspective, on constatera avec intérêt que les allophones ont plus l’impression de parler français (60 %) que les anglophones (44 %) qui, eux, ont plus l’impression de parler québécois. Ils se distinguent des anglophones en privilégiant le modèle français et il s’agit d’une distinction statistiquement significative.

Les résultats qui suivent corroborent ce que nous venons de constater. Plus de la moitié des allophones (55 %) affirment parler à la manière française (20 % tout à fait à la manière française et 35 % plutôt à la manière française) alors que seulement le tiers des anglophones (33 %) se disent dans cette situation, si on additionne ceux qui parlent tout à fait à la manière française et ceux qui parlent plutôt à la manière française. Malgré certaines difficultés, ces derniers sont sûrement plus intégrés au contexte québécois.

 

Un modèle de référence

Après avoir vu à quel modèle normatif général les non-francophones adhèrent ou ont tendance à adhérer, il devient intéressant de déterminer l’évaluation qu'ils font du parler de la population francophone née au Québec. Cette dernière parle-t-elle très bien, bien, mal ou très mal le français ? En répondant à une telle question, les anglophones et les allophones ne décrivent pas vraiment ce qu’est leur conception du modèle québécois en matière de langue mais nous renvoient à un modèle qu’ils imaginent plus ou moins consciemment et auquel ils adhèrent ou auraient tendance à adhérer.

L’évaluation du parler des francophones est généralement positive : plus de deux anglophones ou allophones sur trois (68 %) considèrent que les francophones nés au Québec parlent bien ou très bien. Les anglophones sont en général plus positifs que les allophones ; ils divergent d’opinion notamment à la catégorie « très bien ». En effet, 16 % des anglophones affirment que les francophones nés au Québec parlent très bien, alors que seulement 9 % des allophones font cette affirmation.

Par ailleurs, il ne faut pas négliger le fait qu’au moins le quart des anglophones et des allophones considère que la population francophone née au Québec parle mal. Soulignons que les allophones se montrent les plus sévères sur ce point (32 % des allophones comparativement à 25 % des anglophones).

Comment interpréter cette évaluation ? Pourquoi en est-on venu à la conclusion que certains Québécois parlent très bien, d’autres bien et d'autres mal ? Sans doute parce que l’on a une idée plus ou moins précise d’un parler idéal auquel on compare le parler de la population francophone née au Québec, d'un modèle auquel on se réfère.

On dira que telle personne parle à la manière française et d’une autre qu’elle parle à la manière québécoise. Si on se fie aux opinions reçues sur la norme, on aura sûrement tendance à dire que les personnes qui parlent français ou à la manière française parlent mieux que les autres. Qu’en est-il des populations consultées ?

On constate d’abord que, pour la très grande majorité des anglophones, les francophones nés au Québec parlent à la manière québécoise (92 %) ou parlent tout simplement québécois (86 %) ; pour les allophones, les résultats sont de 91 % et 84 %. Ce constat est lourd de signification : il nous renvoie à l’évaluation plus ou moins positive que l’on fait de la manière de parler des francophones. Si on estime que les francophones parlent français, on affirmera que ces derniers parlent bien (>95 %), alors qu’à l'inverse, si on estime que les francophones parlent québécois, on dira qu'ils parlent plus ou moins mal, la proportion des non-francophones affirmant qu’ils parlent bien descend à 62 % et 69 %.

 

Ce que les parents souhaitent

Une autre façon d’aborder la question de la norme est de chercher à déterminer le modèle de langue que les parents souhaitent que leurs enfants parlent. Souhaiteraient-ils qu ’ils apprennent à «parler comme des Français de France, comme des personnes qui lisent les nouvelles de Radio-Canada, comme la plupart des politiciens du Québec ou comme le monde ordinaire qu’on voit dans les jeux télévisés ?». Malgré les limites évidentes de cette typologie (inspirée des travaux de la Commission Gendron), il nous apparaît tout de même intéressant de constater que les allophones ont plus tendance à privilégier un modèle du français parlé apparenté d'une façon ou d'une autre au modèle français et véhiculé par les Français de France ou, dans une certaine mesure, par les lecteurs de nouvelles de Radio-Canada (71 %). Les anglophones, pour leur part, sont moins portés que les allophones à aller dans ce sens (58 %) et, de ce fait, ils adhèrent plus facilement au parler des gens ordinaires (34 %) que ces derniers (26 %).

L’attrait suscité par le modèle français devient encore plus évident quand on demande aux non-francophones s’ils souhaitent que, dans les cours de français, leurs enfants « apprennent à parler tout à fait à la manière française, plutôt à la manière française, plutôt à la manière québécoise ou tout à fait à la manière québécoise ». Les allophones favorisent nettement le parler à la manière française (« tout à fait » + « plutôt » = 72 %) alors que les anglophones se montrent très partagés entre le parler à la manière française (51 %) et celui à la manière québécoise (49 %).

Enfin, il est possible d’observer les mêmes tendances pour ce qui est de l’apprentissage du français écrit. Les allophones privilégient toujours le modèle français: 62 % « aimeraient que leurs enfants apprennent à écrire le fiançais comme des journalistes français ». Les anglophones, quant à eux, sont encore aussi partagés entre le modèle français et le modèle québécois: 52 % « aimeraient que leurs enfants apprennent à écrire le français comme des journalistes québécois ».

Les allophones privilégient le modèle du français parlé par les Français de France, l’apprentissage du parler à la manière française et l’apprentissage du français écrit tel que le pratiquent les journalistes français. A l’inverse, les anglophones privilégient le modèle québécois: l’apprentissage du français parlé par les gens ordinaires, l’apprentissage du parler à la manière québécoise et l'apprentissage du français écrit des journalistes québécois.

Par ailleurs, les allophones et les anglophones semblent s’entendre sur une sorte de moyen terme entre les modèles français et québécois décrits précédemment et qui se traduit par les souhaits suivants pour leurs enfants: l’apprentissage du français parlé par les lecteurs de nouvelles de Radio-Canada, l’apprentissage du parler à la manière française et l’apprentissage du français écrit tel que le pratiquent les journalistes québécois.

Bref, cette catégorisation nous permet de spécifier les orientations générales des allophones et des anglophones et de mesurer l’attrait général des modèles. Ainsi, plus de la moitié des allophones (54 %) adhèrent au modèle français, un peu plus du quart (27 %) sont intéressés par le modèle intermédiaire (la variante québéco-française) et le reste (19 %) privilégie le modèle québécois. Dans le cas des anglophones, la situation semble moins polarisée, ils se répartissent à peu près également entre les trois modèles: 36 % adhèrent au modèle québécois; 33 % à un modèle intermédiaire (la variante québéco-française) et 31 % au modèle français.

 

Une enquête de 2004 a repris le même questionnaire (chapitre 11 du fichier pdf téléchargeable en cliquant ici). Les mêmes tendances ont été observées (il n’y a pas de différences significatives entre les résultats de 1998 et ceux de 2004). À ma connaissance, il n’y a pas eu de nouvelle enquête sur le sujet.

 

mardi 13 février 2024

La norme du français au Québec : locuteurs des villes et locuteurs des champs


Comme mes lecteurs ont pu s’en rendre compte à quelques reprises, je suis exaspéré par la pratique, devenue courante dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT), d’affirmer sans preuve que tel ou tel mot fait partie de la « norme sociolinguistique du français au Québec ». Dans sa Politique de l’emprunt linguistique (2017), l’Office québécois de la langue française (OQLF) va même jusqu’à affirmer que « chaque emprunt est évalué en fonction : […] de son adéquation à la norme sociolinguistique du français au Québec (c’est-à-dire de sa légitimité dans l’usage) » (p. 9). Sur la base de quelle enquête ? Aucune ! C’est tout simplement de la pifométrie.

Pourtant il y a eu quelques enquêtes qui donnent une idée du sentiment sociolinguistique des Québécois. Mais leurs résultats ne correspondent pas aux attentes des idéologues endogénistes. Voici un cinquième billet rendant compte des résultats d’une de ces enquêtes.

 

Ce billet est basé sur une enquête de 1998 auprès de 1591 francophones âgés de 18 ans et plus, représentant l’ensemble de la population francophone du Québec. Les données ont été recueillies par entrevue téléphonique. Pour plus de détails sur l’enquête et le questionnaire, cliquer ici (fichier pdf téléchargeable; cf. spécialement les pages 9 et 10).

 

L’analyse a été effectuée avec l’aide indispensable du sociologue Pierre Bouchard.

 

L’application de la procédure statistique dite des « nuées dynamiques » nous a permis de dégager quatre grands modèles normatifs.

 

Modèle 1 : Ceux qui ont l’impression de parler québécois et souhaitent parler comme les gens ordinaires des jeux télévisés, sont d’accord avec le besoin d’ouverture aux autres (« Beaucoup de mots utilisés au Québec nous empêchent de communiquer avec les francophones des autres pays ») et avec la nécessité de connaître les mots typiques des autres régions de la francophonie, mais en désaccord avec une certaine harmonisation de la terminologie et avec l’élimination des mots anglais du français du Québec. Pour simplifier, nous l’appellerons le modèle « québécois – jeux télévisés ».

Modèle 2 : Ceux qui ont l’impression de parler québécois et souhaitent parler comme les lecteurs de nouvelles de Radio-Canada, sont en désaccord avec le besoin d’ouverture aux autres (« Beaucoup de mots utilisés au Québec nous empêchent de communiquer avec les francophones des autres pays ») et avec la nécessité de connaître les mots typiques des autres régions de la francophonie, mais d’accord avec une certaine harmonisation de la terminologie et avec l’élimination des mots anglais du français du Québec. Pour simplifier, nous l’appellerons le modèle « québécois – Radio-Canada ».

Modèle 3 : Ceux qui ont l’impression de parler français et souhaitent parler comme les lecteurs de nouvelles de Radio-Canada, sont en désaccord avec une certaine harmonisation de la terminologie, mais en accord avec le besoin d’ouverture aux autres (« Beaucoup de mots utilisés au Québec nous empêchent de communiquer avec les francophones des autres pays »), avec la nécessité de connaître les mots typiques des autres régions de la francophonie et l’élimination des mots anglais du français du Québec. Pour simplifier, nous l’appellerons le modèle « français – Radio-Canada ».

Modèle 4 : Ceux qui ont l’impression de parler français et souhaitent parler comme les gens ordinaires des jeux télévisés, sont d’accord avec la nécessité de connaître les mots typiques des autres régions de la francophonie et une certaine harmonisation de la terminologie, mais en désaccord avec ce besoin d’ouverture aux autres (« Beaucoup de mots utilisés au Québec nous empêchent de communiquer avec les francophones des autres pays ») et l’élimination des mots anglais du français du Québec. Pour simplifier, nous l’appellerons le modèle « français – jeux télévisés ».

 

L’importance de chacun de ces modèles, c’est-à-dire l’adhésion de la population à l’un ou l’autre de ces modèles, varie en fonction du degré d’urbanisation. Pour les fins de notre analyse, nous avons classé le Québec en trois catégories, selon l’intensité de l’urbanisation : milieu urbain (localités de 50 000 habitants et plus), milieu semi-urbain (localités de 25 000 à 50 000 habitants) et milieu rural (zones de moins de 25 000 habitants).

 

Milieu urbain

Milieu semi-urbain

Milieu rural

Modèle 1 (42 %)

Modèle 3 (44 %)

Modèle 3 (39 %)

Modèle 3 (30 %)

Modèle 4 (30 %)

Modèle 1 (34 %)

Modèle 2 (28 %)

Modèle 2 (26 %)

Modèle 4 (27 %)

 

Le modèle 1 (« québécois – jeux télévisés ») figure au premier rang en milieu urbain, est absent en milieu semi-urbain et occupe le deuxième rang en milieu rural. Le modèle 3 (« français – Radio-Canada »), qui apparaît au deuxième rang en milieu urbain, prédomine en milieu semi-urbain et en milieu rural. Le modèle 2 (« québécois – Radio-Canada ») n’apparaît que dans les milieux urbains et semi-urbains, où il occupe la dernière place. Le modèle 4 (« français – jeux télévisés ») est absent du milieu urbain; il apparaît au deuxième rang en milieu semi-urbain et en dernière position en milieu rural.

Par la suite, nous avons forcé la procédure statistique et réduit de quatre à trois les modèles linguistiques valables pour l’ensemble du Québec. Ce qui a produit le tableau suivant :

 

Modèles normatifs constatés et pourcentage de francophones

Ensemble du Québec

 

 

Variété géogra-phique

Modèle de référence

Mots qui empê-chent de commu-niquer

Connais-sance des mots typiques

Utilisation des mêmes mots partout

Élimina-tion des mots anglais

Pourcen-tage de franco-phones

Modèle 2

Québé-cois

Lecteurs de nouvelles de Radio-Canada

Accord

Accord

Accord

En désaccord

39 %

Modèle 3

Français

Lecteurs de nouvelles de Radio-Canada

Accord

Accord

En désaccord

En désaccord

33 %

Modèle 1

Québé-cois

Gens ordinaires des jeux télévisés

En désaccord

En désaccord

En désaccord

Accord

29 %

 

Le tableau montre que la référence demeure la langue des lecteurs de nouvelles de Radio-Canada puisque cet élément fait partie de la définition des deux principaux modèles. Ces deux modèles se caractérisent aussi par leur tolérance envers les anglicismes. On notera aussi que le modèle 1, qui prédomine en milieu urbain, occupe le dernier rang dans l’ensemble du Québec. On remarquera, enfin, une sorte de contradiction interne du modèle 3 : les personnes qui adhèrent à ce modèle croient que les mots qui sont utilisés au Québec empêchent la communication avec les francophones des autres pays mais elles ne croient pas que les francophones devraient utiliser partout les mêmes mots.