mardi 28 mars 2023

L’intégrabilité des emprunts

 

J’ai déjà écrit à quelques reprises dans ce blog combien je trouvais absurde l’affirmation de l’Office québécois de la langue française (OQLF) voulant que le mot selfie ne s’intègre pas au système linguistique du français. Comment un mot, utilisé quotidiennement par des millions de francophones de par le monde, peut-il n’être pas intégré au système linguistique du français ? C’est pourtant la position que défend l’OQLF dans sa dernière Politique de l’emprunt linguistique (2017). Ce document est étrangement silencieux sur les modes d’intégration des emprunts. Aujourd’hui, je propose d’étudier comment certaines langues intègrent les mots anglais.

 

Commençons par le russe. J’emprunte mes exemples à une vidéo portant justement sur la question des anglicismes dans cette langue (Russian with Max). Au pays des blinis, il arrive que l’on trouve aussi le mot панкейк (pancake) (il ne désigne pas tout à fait la même chose). Notre селфи (selfie) a même réussi à s’introduire. Je vous donne en vrac une série d’exemples avec les mots anglais d’origine que j’ai parfois eu de la difficulté à trouver tant certains sont bien intégrés graphiquement (et même phonétiquement) : локдаун (lock-down), хайп (hype), коворкинг (co-working), каршеринг (car-sharing), бизнесмен (businessmen), шопинг (я ходил на шопинг, je suis allé faire du shopping) ainsi que шопинг-центр et шопинг-мол, фудкорт (food-court), худи (hoodie, que le vlogueur explique ainsi : тольтовка с капюшономcapuchon), джем (jam, à côté de варение), дедлайн (dead-line), инвестор (investor), ремейк (remake). Le vocabulaire de l’informatique regorge de mots anglais : логин (log-in), блог (blog), компьютер (computer), веб-мастер (Web-master), портал (portal), интерфейс (interface), чат (chat), etc. La langue des jeunes n’est pas en reste : найс (nice), ес (yes), кул (cool), бейба (baby).

L’intégration morphologique se manifeste quand les mots sont employés au pluriel : сайты (sites), десктопы (desktops) ou au féminin : поп-култура (pop-culture).

L’intégration peut aussi s’effectuer par le recours au calque, une partie du mot anglais étant adaptée à la morphologie russe : лидерство (leadership).

Autre preuve d’intégration : le mot produit un dérivé. De футбол (football) on obtient футболка (« tee-shirt »).

Les emprunts peuvent aussi s’intégrer au système verbal russe. Du nom лидер (leader) on a tiré le verbe лидерить (« mener »). Pour пост в Инстаграме (post on Instagram), on a les verbes постить, запостить, перепостить.

Avant de passer en revue des exemples d’emprunts dans d’autres langues, contentons-nous pour l’instant de tirer la conclusion la plus évidente. La différence d’alphabet favorise l’intégration phonétique. Les Russes pourraient se contenter de procéder à une simple translittération mais ils optent plutôt pour écrire le mot comme il se prononce dans leur langue : lunch pourra être écrit ленч ou лaнч. Le français a déjà connu ce type d’intégration : redingote (< riding-coat), paquebot (< packet-boat), boulingrin (< bowling-green). En français québécois on a coutume de citer l’exemple de bécosse (<back-house) auquel on peut ajouter mitaine (< meeting-house) ou taeur (< tyre) et on trouve dans l’œuvre de Jacques Ferron des mots comme swompe (< swamp) ou neveurmagne (< never mind). Le québécois, comme le russe, peut intégrer morphologiquement les mots anglais : bréque (<break), les bréques, bréquer; match, matcher; tinque (< tank), tinquer; toffe (< tough), toffer. Preuve d’intégration, le mot anglais peut produire des dérivés en français : job > jobbeur; badtrip, badtripper, badtrippant; trip, triper, tripant, tripatif. La Politique de l’emprunt linguistique est peu bavarde sur ces modes d’intégration.

Café Starbucks à Krasnodar (avant les sanctions)

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Le hongrois contemporain a emprunté beaucoup de mots anglais : híradó online (informations en ligne), blogmagazin, high-tech. Ces emprunts sont intégrés morphologiquement : partnereink (< partner, nos partenaires), linkek (< links, liens). Et il est vrai que les calques étaient déja nombreux en hongrois standard : földrajz = géo-graphie; részt venni = prendre part; nemzetközi = inter‑nation‑al.

Quel est donc ici le point de comparaison avec le français du Québec ? C’est que les calques sont nombreux, eux aussi, dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française.

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Tournons-nous maintenant vers le japonais. Les emprunts faits à des langues occidentales y sont transcrits à l’aide d’un syllabaire spécial, le katakana. C’est comme si nous écrivions systématiquement soprano, patio, lied, football en italiques puisqu’ils ont été empruntés à des langues étrangères il y a un ou plusieurs siècles. Même un mot comme パン (pan, « pain »), emprunté au portugais il y a des siècles, continue de s’écrire en katakana. Quelques exemples de mots anglais : サイレン sairen (< siren), サイロ sairo (< silo), コーヒー kôhî (< coffee), マーチ mâchi (< march), etc.

Si le mot étranger est en katakana, les morphèmes sont eux en hiragana ou en kanji (caractères chinois) : カナダ Canada, カナダ人 Canadien, アメリカ人 Américain. Quand le kanji hito sert à composer un nom de nationalité il se prononce jin : Canada-jin. Du mot パン (pan) déjà donné en exemple on dérive パン屋 où aux caractères en katakana on a ajouté un kanji pour former le mot pan-ya qui signifie « boulangerie ». Auquel on peut ajouter ensuite le caractère hiragana no qui sert à former un complément déterminatif : パン屋のカウンター (où カウンター est aussi un emprunt < counter ; « comptoir de boulangerie »). Ce dernier exemple combine les trois types d’écriture du japonais : hiragana, katakana et kanji. Quand on regarde comment le japonais réussit à intégrer les mots anglais, on se perd d’émerveillement devant la profondeur de la réflexion des auteurs de la Politique de l’emprunt linguistique qui affirment que le mot selfie ne s’intègre pas au système linguistique du français. Le français serait-il une langue si déficiente ?

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Dernière langue où nous puiserons des exemples, l’allemand. Je les emprunte à la série Nicos Weg produite par Deutsche Welle. Les voici en vrac : Musikfans, cool, Actionfilm, Thriller (avec le [θ] initial), der Chip [ʧip], pluriel [ʧips], der Liferservice, pl. die Liferservices (service de livraison), Au-pair, pl. Au-pairs, der Flyer, der Website, die App [ɛp], das Flipchart, die Aubergine (avec [ʒ]), der Computer [‑ju‑].

Les exemples allemands sont intéressants en ce qu’ils conservent souvent la prononciation anglaise d’origine, même si le phonème en question ne fait pas partie du système phonétique fondamental de l’allemand mais n’apparaît que dans les Fremdwörter : ainsi le [θ] de Thriller ou le [ʒ] d’Aubergine. L’allemand a aussi importé les voyelles nasales du français : Bonbon, dont la finale au pluriel, Bonbons, se prononce comme bonze.

Le français québécois conserve souvent, lui aussi, la prononciation d’origine dans les mots qu’ils emprunte à l’anglais. Cette question est totalement évacuée de la Politique de l’emprunt linguistique de 2017. Dans les premiers temps de l’Office, la responsable de la terminologie de l’alimentation, Thérèse Villa, prônait l’orthographe coquetel pour que le mot ne soit pas prononcé à l’anglaise ou encore baguel pour que bagel ne soit pas prononcé bégueule. Le GDT a changé d’avis dans le premier cas mais sans définir la prononciation recommandée. En revanche, il continue de privilégier la graphie baguel sans qu’on sache pourquoi.

Un francophone qui ne connaît pas l’anglais peut légitimement se demander comment se prononce le mot design. Ce n’est pas le GDT qui va le lui dire. La fiche qui est consacrée à ce terme ne contient aucune information sur sa prononciation.

Autre exemple, smoothie, « acceptable parce qu'il est légitimé en français, notamment au Québec et en France ». Doit-on prononcer « smoussi » comme le suggère le Larousse ? Ou « smouti » selon Usito ? Le GDT est aux abonnés absents.

Tout cela reflète au fond une vision assez primitive de la langue : une langue, ce sont les mots qui sont contenus dans un dictionnaire. Le GDT nous bassine d’une fiche à l’autre avec sa « norme sociolinguistique du français au Québec » mais il est incapable de voir qu’une langue, ça se parle avant d’être dans un dictionnaire. Un emprunt, ça arrive le plus souvent par la langue parlée. Il est invraisemblable de passer sous silence les questions de phonétique.

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Il faudrait aussi traiter des questions de sémantique que peut poser l’intégration des emprunts mais ce sera pour un autre billet.

 

jeudi 23 mars 2023

Il tombe des peaux de lièvre

 

J’ai entendu cette semaine à la radio qu’il était tombé des peaux de lièvre. Je ne me rappelle pas avoir entendu cette expression populaire dans mon enfance. Plusieurs pages Internet y sont consacrées. Elle ne figure pourtant pas (du moins pas encore) dans Usito, dictionnaire prétendument « né du désir de combler les lacunes [des] dictionnaires européens, notamment en ce qui a trait à la description du français en usage au Québec ». Elle est aussi absente du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française, ce qui est compréhensible puisque cet ouvrage n’a pas pour vocation de décrire les usages populaires (quoiqu’il ne s’en garde pas toujours).

 

mardi 21 mars 2023

La langue des jeunes : le cas des élèves de l’enseignement technique

 

En 2006, j’ai dirigé une enquête pour évaluer l’utilisation de cette terminologie chez les concessionnaires de voitures automobiles (vendeurs, commis aux pièces, commis à la clientèle, mécaniciens) et chez les élèves de l’enseignement technique. Une partie de ce questionnaire a été intégrée à une autre enquête, celle-ci portant sur l’utilisation de certains termes standard et non standard par les francophones des régions métropolitaines de recensement de Montréal et de Québec. Voici les conclusions que j’ai tirées de ces enquêtes :

 

1. La connaissance de la terminologie standard de l’automobile est en bonne partie acquise. Plus de 60 % des répondants (72 % dans le cas des commis à la clientèle et des commis aux pièces) connaissent les termes standard désignant les parties de l’automobile dont on leur montrait l’image.

 

2. Le deuxième constat concerne la fréquence d’utilisation de mots standard ou de mots non standard. Les vendeurs et les commis à la clientèle sont plus nombreux à déclarer utiliser plus les termes standard pour nommer des pièces ou des composantes de l’automobile que les commis aux pièces, les mécaniciens ou les élèves. Les travailleurs du secteur de l’automobile qui sont directement en contact avec la clientèle portent donc une attention particulière aux termes qu’ils emploient. En d’autres termes, les répondants se répartissent en deux groupes bien typés : les commerciaux ou cols blancs, plus en contact avec le public et déclarant utiliser dans une forte proportion les termes standard, et les ouvriers ou cols bleus, qui conservent dans une plus forte proportion l’utilisation d’un vocabulaire non standard comprenant plusieurs termes anglais. Les réponses des élèves s’inscrivent dans cette dernière tendance.

 

3. Le troisième constat concerne les résultats des élèves de l’enseignement professionnel, presque toujours plus faibles que ceux des quatre catégories de personnel travaillant chez les concessionnaires d’automobiles et même que ceux du grand public. Pendant longtemps, en particulier dans les deux décennies qui ont suivi l’adoption des grandes lois linguistiques québécoises (« loi 22 » en 1974 et « loi 101 » en 1977), on a cru, et on a même entendu dans des colloques, que les élèves apprenaient à l’école la terminologie française de leur discipline et que leur arrivée sur le marché du travail avait pour conséquence, dans un grand nombre de cas, de les angliciser. Or, les données de mon étude invalident cette affirmation. Avant même leur arrivée sur le marché du travail, les élèves déclarent un comportement linguistique analogue à celui des commis aux pièces et des mécaniciens, mais à un niveau plus ou moins sensiblement inférieur. Il faudra s’interroger sur cette situation : la pression des pairs à l’adolescence suffit-elle à provoquer l’utilisation (du moins l’utilisation déclarée) d’un vocabulaire non standard, pour une part anglicisé, alors que, par ailleurs, on connaît en bonne partie les termes standard puisque nos données indiquent, chez les jeunes, un écart marqué entre la connaissance et la préférence déclarée pour l’utilisation des mots standard (environ 26 points d’écart) ?

 

Références

Le vocabulaire français au travail : le cas de la terminologie de l’automobile, OQLF,2008.

Les Québécois et la norme. L’évaluation par les Québécois de leurs usages linguistiques, OQLF, 2008.

 

lundi 13 mars 2023

Le français au collégial : la dégringolade

 

La semaine dernière, j’ai entendu deux ou trois reportages à la radio où il était question de la situation alarmante de l’enseignement du français dans les écoles et dans les collèges du Québec. Ce matin, éditorial de Marie-Andrée Chouinard dans Le Devoir sur « l’urgence d’agir » « pour tenter d’améliorer d’insatisfaisants taux de réussite en français au cégep ». Au fil des ans j’ai envoyé au Devoir et à d'autres médias des textes où je rendais compte de la dégringolade des résultats à l’épreuve uniforme de français du collégial. Aucun n’a été publié. Mes interventions n’étaient pas dans l’air du temps. On a même vu l’Office québécois de la langue française affirmer en 2019 dans son Rapport sur l'évolution de la situation linguistique au Québec que les résultats sont « stables » depuis l’année de la création de l’épreuve (pour une critique du rapport et une présentation sommaire des résultats à l’épreuve depuis 1997-1998, cliquer ici). L’OQLF n’avait pris en compte que les résultats à la première des trois « passations » annuelles de l’épreuve. Voici le graphique que l’on obtient quand on tient compte des résultats aux trois passations :

 


 

En terminant, je ne puis m’empêcher de citer une phrase de l’éditorialiste : « Les statistiques démontrent que les élèves ayant eu moins de 75 % à l’épreuve unique de français de 5e secondaire sont moins susceptibles d’obtenir leur diplôme d’études collégiales que ceux qui ont obtenu plus de 75 %. » Ceux qui sont moins bons au secondaire ont moins de chances de réussir au collégial. Quelle trouvaille !

Les résultats à l’épreuve uniforme de français du collégial de 1997-1998 à 2018-2019 : cliquer ici

mercredi 1 mars 2023

Langue et diversité culturelle

 

 

Allocution d’ouverture du colloque Cognition, interculturalité et recherches sociolinguistiques dans l'Océan Indien, Antananarivo, les 23 et 24 février 2005

 


 

Parler d’interculturalité comme nous le ferons tout au cours de cette rencontre régionale des sociolinguistes de l’Océan Indien nous rapproche du thème de la défense de la diversité culturelle dont la Francophonie fait la promotion. Il est peut-être bon de faire un rappel historique qui nous aidera à comprendre les enjeux véritables de la défense de la diversité culturelle. La France a été très active dans cette défense, particulièrement depuis l’Uruguay Round et lors des négociations de l’AMI (Accord multilatéral sur les investissements) ; dans ce dernier cas, la France et quelques pays de l’Europe se sont rendu compte que les produits culturels se retrouvaient à la même table de négociation que les autres biens et services et ils ont essayé d’inclure dans le projet d’accord des dispositions d’exemption pour protéger et subventionner le secteur culturel de chacun. À la suite de ces dernières négociations, plusieurs croient aujourd’hui que la défense de la diversité culturelle résulte d’abord d’une initiative française. Mais il faut rappeler que la défense de l’exception culturelle n’est pas une invention française. C’est une invention canadienne. Et il faut l’avouer : non pas une invention des Canadiens francophones mais des Canadiens anglophones. Les premiers se croyaient à l’abri des pressions de la culture américaine à cause de leur langue, ce qui n’était évidemment pas le cas des seconds lorsqu’ont été négociés des accords de libre-échange avec les États-Unis d’Amérique (entrés en vigueur le 1er janvier 1989) L’accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui inclut le Mexique, prévoit lui aussi la protection du secteur des arts et de la culture.

L’exemple canadien montre bien que la défense de la diversité culturelle, puisqu’elle s’opère aussi à l’intérieur du monde anglophone, n’est pas du tout un autre épisode de ce que certains veulent appeler la guerre des langues.

Il faut toutefois prendre conscience des limites des actions actuellement menées en faveur de la diversité culturelle :

– ces actions ne concernent pas toute la culture, mais uniquement une partie des industries culturelles

– elles ne touchent pas directement aux langues.

Je viens de mentionner que les Canadiens francophones étaient beaucoup plus en faveur des accords de libre-échange avec les États-Unis que les Canadiens anglophones parce qu’ils se sentaient protégés du seul fait qu’ils parlent une langue différente. C’est un point qui mérite qu’on s’y attarde un peu. En effet, la langue constitue une barrière du point de vue économique ; en termes techniques, on parle de barrière non tarifaire. Et l’objectif des accords de libre-échange et de la mondialisation en général est de faire disparaître les barrières, tarifaires ou non. Ce n’est pas en quelques minutes que je peux vous donner une idée d’une problématique fort complexe car elle comporte de nombreux aspects juridiques. Disons simplement que l’histoire de l’Union Européenne a apporté plusieurs exemples de jurisprudence où des cours de justice ont déclaré que les langues pouvaient être des barrières non tarifaires.

À l’époque de la négociation de l’ALENA, j’ai eu la possibilité de participer à un colloque à Mexico et, même si le thème de l’impact sur la culture des négociations alors en cours était très présent dans les discussions, j’ai été le seul à aborder l’impact sur les langues que ce nouveau bloc économique pouvait avoir. Depuis, le Québec a organisé un premier séminaire inter-américain sur la gestion des langues qui a permis de poser la question de la place des diverses langues officielles et autochtones dans la future Zone de libre-échange des Amériques. Dans le document final, les participants à ce premier séminaire inter-américain ont appelé les États et les organisations à mieux assurer la place des différentes langues du continent dans leurs échanges. Un deuxième séminaire sur le même thème a eu lieu à Asunción et le troisième doit avoir lieu à Brasilia, ce qui montre bien que les préoccupations québécoises ont désormais un écho en Amérique latine.

        Plutôt que de les considérer comme des obstacles (à la libre circulation des biens et des personnes, par exemple), on peut et on doit considérer les langues comme des ressources et c’est le point de vue qui a été adopté au Québec et, plus généralement, au Canada. J’en donnerai deux exemples. Puisque nous avons avec nous ma collègue de l’Université de Moncton, je mentionnerai le cas du Nouveau-Brunswick qui a misé sur le bilinguisme d’une bonne partie de sa population pour attirer diverses entreprises, en particulier des centres d’appel. Le deuxième exemple sera celui de l’Inde qui réussit à délocaliser à son avantage plusieurs entreprises étrangères en misant, en partie, sur les compétences linguistiques de ses diplômés.

        Cette façon de voir les langues comme des ressources tranche fortement avec l’approche qui dominait il y a quelques années, spécialement dans les publications de langue anglaise où on voyait des titres où revenait sans cesse l’expression «language problems», comme par exemple Language Problems of Developing Nations ou la revue bien connue Language Problems and Language Planning ou bien encore le titre du colloque auquel j’ai pu participer en 1998 à l’Université de Hartford, Language Problems of the 21st Century.

Dans la perspective où l’on gère les langues d’abord comme des ressources, on ne peut plus faire l’impasse sur l’écologie. Mais à part le fait que les langues, la faune et la flore disparaissent à un rythme accéléré, qu’ont-elles d’autre en commun? Pour reprendre une formulation de Louis-Jean Calvet, peut-on mettre sur le même pied la couche d’ozone, les bébés phoques et les langues, le projet de déclaration universelle des droits linguistiques et le Protocole de Kyoto? Pour d’aucuns, les langues autochtones sont associées à la diversité biologique. La disparition des langues est-elle vraiment un symptôme d’une crise écologique mondiale? Soyons réalistes et avouons qu’il pourrait s’agir plus d’une intuition que d’une démonstration scientifique.

        Il faut aussi situer la problématique de la gestion des langues comme des ressources dans la perspective des suites à donner aux états généraux sur l’enseignement du français en Afrique subsaharienne où les langues sont présentées comme agents dans le développement durable.

        Toujours dans le même ordre d’idées, rappelons quelques-unes des conclusions de nos dernières Journées scientifiques communes et du colloque sur le développement durable de Ouagadougou (2004) :

1.   Les langues sont la base du développement durable ;

2.   On ne peut travailler isolément sur une seule langue, car aucune langue, aucune culture, aucune civilisation ne se suffit à elle-même ;

3.   Par sa défense et sa promotion de la diversité linguistique, la Francophonie peut aider au développement ;

4.   Le développement passe par l’éducation. Et l’éducation passe par l’aménagement linguistique.

Pourquoi sauvegarder, préserver les langues, minoritaires, autochtones, ou encore celles qui ont une assise démographique moins large que les langues dites de communication internationale ? Les réflexions qui vont suivre me sont venues à la suite d’une réunion récente avec quelques représentants autochtones du Québec et elles s’inspirent aussi de l’ouvrage de Joshua Fishman, Reversing Language Shift.

        Il y en a qui pensent qu’il est trop tard pour essayer de sauver bien des langues puisque certains spécialistes prévoient la disparition de 90 % des langues sur un siècle. D’un point vue philosophique, certains croient que la préservation de la diversité linguistique n’est ni nécessaire ni souhaitable. C’est un choix philosophique que l’on peut discuter mais que l’on doit respecter.

        Mais la survie des langues minoritaires contribue à redonner aux populations locales des choix, des outils de contrôle, des espoirs et un sens de la vie dont elles seraient privées si les forces majoritaires détruisaient complètement leur langue. Il n’est que juste que les unités sociales de base (familles, voisinages, écoles, associations, etc.) cherchent à fonctionner dans la langue que préfèrent la majorité de leurs membres, fût-ce une langue très minoritaire.

À ceux qui allèguent qu’il est possible de s’identifier à un peuple ou à une nation sans en parler la langue, on peut répliquer que c’est peut-être partiellement vrai, mais que le mode de vie de ceux qui maintiennent l’usage de la langue ancestrale est différent de celui des personnes qui ne parlent plus la langue. Chaque parler est particulièrement apte à exprimer et à symboliser la culture qui lui est traditionnellement associée. Celui ou celle qui ne peut plus utiliser ce parler est donc souvent perçu comme n’étant plus un véritable porteur de sa culture ou un vrai membre de son groupe d’origine. C’est le cas des Inuit, par exemple, qui admettent généralement qu’on peut être Inuk sans connaître la langue, mais qu’un « Inuk véritable » (inutuinnaq) doit parler l’inuktitut.

À ceux qui se demandent s’il est vraiment important de préserver son identité d’origine, que le rejet de sa culture et de cette identité peut être dû à un manque de confiance en soi provoqué par la toute-puissance apparente de la majorité environnante, on peut objecter que l’acceptation de ce que l’on est peut ouvrir la porte à l’acceptation des autres cultures, alors que le rejet de son identité propre, aggravé par la perte de sa langue ancestrale, risque de mener tout droit à l’étroitesse d’esprit et à l’intolérance envers les autres. La diversité ethnique et linguistique est donc beaucoup plus souhaitable que l’homogénéité culturelle.

Au-delà de ces arguments, le témoignage de personnes qui combattent elles-mêmes pour la préservation de leur langue montre que, de nos jours, parler une langue minoritaire a surtout une fonction identitaire, quasi spirituelle, dont l’absence peut provoquer un vide difficile à combler.

        Comme vous le percevez par ces quelques remarques trop sommaires, notre champ d’étude et d’action (j’insiste sur ce dernier mot) est fort vaste et la rencontre régionale d’Antananarivo, je n’en doute pas, sera l’occasion de faire progresser nos connaissances. Nous pourrons d’ailleurs poursuivre nos réflexions sur ces thèmes lors des prochaines Journées scientifiques du réseau Sociolinguistique et dynamique des langues en novembre 2005 à Moncton.