Allocution d’ouverture
du colloque Cognition, interculturalité
et recherches sociolinguistiques dans l'Océan Indien, Antananarivo, les 23 et 24 février 2005
Parler d’interculturalité comme nous le ferons tout
au cours de cette rencontre régionale des sociolinguistes de l’Océan Indien
nous rapproche du thème de la défense de la diversité culturelle dont la
Francophonie fait la promotion. Il est peut-être bon de faire un rappel
historique qui nous aidera à comprendre les enjeux véritables de la défense de la
diversité culturelle. La France a été très active dans cette défense,
particulièrement depuis l’Uruguay Round et lors des négociations de l’AMI
(Accord multilatéral sur les investissements) ; dans ce dernier cas, la
France et quelques pays de l’Europe se sont rendu compte que les produits
culturels se retrouvaient à la même table de négociation que les autres biens
et services et ils ont essayé d’inclure dans le projet d’accord des
dispositions d’exemption pour protéger et subventionner le secteur culturel de
chacun. À la suite de ces dernières négociations, plusieurs croient aujourd’hui
que la défense de la diversité culturelle résulte d’abord d’une initiative
française. Mais il faut rappeler que la défense de l’exception culturelle n’est
pas une invention française. C’est une invention canadienne. Et il faut
l’avouer : non pas une invention des Canadiens francophones mais des
Canadiens anglophones. Les premiers se croyaient à l’abri des pressions de la
culture américaine à cause de leur langue, ce qui n’était évidemment pas le cas
des seconds lorsqu’ont été négociés des accords de libre-échange avec les
États-Unis d’Amérique (entrés en vigueur le 1er janvier 1989)
L’accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui inclut le Mexique,
prévoit lui aussi la protection du secteur des arts et de la culture.
L’exemple canadien montre bien que la défense de la
diversité culturelle, puisqu’elle s’opère aussi à l’intérieur du monde
anglophone, n’est pas du tout un autre épisode de ce que certains veulent
appeler la guerre des langues.
Il faut toutefois prendre conscience des limites
des actions actuellement menées en faveur de la diversité culturelle :
– ces actions ne concernent pas toute la culture,
mais uniquement une partie des industries culturelles
– elles ne touchent pas directement aux langues.
Je viens de mentionner que les Canadiens
francophones étaient beaucoup plus en faveur des accords de libre-échange avec
les États-Unis que les Canadiens anglophones parce qu’ils se sentaient protégés
du seul fait qu’ils parlent une langue différente. C’est un point qui mérite
qu’on s’y attarde un peu. En effet, la langue constitue une barrière du point
de vue économique ; en termes techniques, on parle de barrière non
tarifaire. Et l’objectif des accords de libre-échange et de la mondialisation
en général est de faire disparaître les barrières, tarifaires ou non. Ce n’est
pas en quelques minutes que je peux vous donner une idée d’une problématique
fort complexe car elle comporte de nombreux aspects juridiques. Disons simplement
que l’histoire de l’Union Européenne a apporté plusieurs exemples de
jurisprudence où des cours de justice ont déclaré que les langues pouvaient
être des barrières non tarifaires.
À l’époque de la négociation de l’ALENA, j’ai eu la
possibilité de participer à un colloque à Mexico et, même si le thème de
l’impact sur la culture des négociations alors en cours était très présent dans
les discussions, j’ai été le seul à aborder l’impact sur les langues que ce
nouveau bloc économique pouvait avoir. Depuis, le Québec a organisé un premier
séminaire inter-américain sur la gestion des langues qui a permis de poser la
question de la place des diverses langues officielles et autochtones dans la
future Zone de libre-échange des Amériques. Dans le document final, les
participants à ce premier séminaire inter-américain ont appelé les États et les
organisations à mieux assurer la place des différentes langues du continent
dans leurs échanges. Un deuxième séminaire sur le même thème a eu lieu à
Asunción et le troisième doit avoir lieu à Brasilia, ce qui montre bien que les
préoccupations québécoises ont désormais un écho en Amérique latine.
Plutôt
que de les considérer comme des obstacles (à la libre circulation des biens et
des personnes, par exemple), on peut et on doit considérer les langues comme
des ressources et c’est le point de vue qui a été adopté au Québec et, plus
généralement, au Canada. J’en donnerai deux exemples. Puisque nous avons avec
nous ma collègue de l’Université de Moncton, je mentionnerai le cas du
Nouveau-Brunswick qui a misé sur le bilinguisme d’une bonne partie de sa
population pour attirer diverses entreprises, en particulier des centres
d’appel. Le deuxième exemple sera celui de l’Inde qui réussit à délocaliser à
son avantage plusieurs entreprises étrangères en misant, en partie, sur les
compétences linguistiques de ses diplômés.
Cette façon de voir les langues comme des ressources tranche
fortement avec l’approche qui dominait il y a quelques années, spécialement
dans les publications de langue anglaise où on voyait des titres où revenait
sans cesse l’expression «language problems», comme par exemple Language
Problems of Developing Nations ou la revue bien connue Language Problems
and Language Planning ou bien encore le titre du colloque auquel j’ai pu
participer en 1998 à l’Université de Hartford, Language Problems of the 21st Century.
Dans la perspective où l’on gère les langues
d’abord comme des ressources, on ne peut plus faire l’impasse sur l’écologie.
Mais à part le fait que les langues, la faune et la flore disparaissent à un
rythme accéléré, qu’ont-elles d’autre en commun? Pour reprendre une formulation
de Louis-Jean Calvet, peut-on mettre sur le même pied la couche d’ozone, les
bébés phoques et les langues, le projet de déclaration universelle des droits
linguistiques et le Protocole de Kyoto? Pour d’aucuns, les langues autochtones
sont associées à la diversité biologique. La disparition des langues est-elle
vraiment un symptôme d’une crise écologique mondiale? Soyons réalistes et avouons
qu’il pourrait s’agir plus d’une intuition que d’une démonstration
scientifique.
Il
faut aussi situer la problématique de la gestion des langues comme des
ressources dans la perspective des suites à donner aux états généraux sur
l’enseignement du français en Afrique subsaharienne où les langues sont
présentées comme agents dans le développement durable.
Toujours
dans le même ordre d’idées, rappelons quelques-unes des conclusions de nos
dernières Journées scientifiques communes et du colloque sur le développement
durable de Ouagadougou (2004) :
1.
Les langues sont
la base du développement durable ;
2.
On ne peut
travailler isolément sur une seule langue, car aucune langue, aucune culture,
aucune civilisation ne se suffit à elle-même ;
3.
Par sa défense et
sa promotion de la diversité linguistique, la Francophonie peut aider au
développement ;
4.
Le développement
passe par l’éducation. Et l’éducation passe par l’aménagement linguistique.
Pourquoi sauvegarder, préserver les langues,
minoritaires, autochtones, ou encore celles qui ont une assise démographique
moins large que les langues dites de communication internationale ? Les
réflexions qui vont suivre me sont venues à la suite d’une réunion récente avec
quelques représentants autochtones du Québec et elles s’inspirent aussi de
l’ouvrage de Joshua Fishman, Reversing Language Shift.
Il y
en a qui pensent qu’il est trop tard pour essayer de sauver bien des langues
puisque certains spécialistes prévoient la disparition de 90 % des langues
sur un siècle. D’un point vue philosophique, certains croient que la
préservation de la diversité linguistique n’est ni nécessaire ni souhaitable.
C’est un choix philosophique que l’on peut discuter mais que l’on doit
respecter.
Mais
la survie des langues minoritaires contribue à redonner aux populations locales
des choix, des outils de contrôle, des espoirs et un sens de la vie dont elles
seraient privées si les forces majoritaires détruisaient complètement leur
langue. Il n’est que juste que les unités sociales de base (familles, voisinages,
écoles, associations, etc.) cherchent à fonctionner dans la langue que
préfèrent la majorité de leurs membres, fût-ce une langue très minoritaire.
À ceux qui allèguent qu’il est possible de
s’identifier à un peuple ou à une nation sans en parler la langue, on peut
répliquer que c’est peut-être partiellement vrai, mais que le mode de vie de
ceux qui maintiennent l’usage de la langue ancestrale est différent de celui
des personnes qui ne parlent plus la langue. Chaque parler est particulièrement
apte à exprimer et à symboliser la culture qui lui est traditionnellement
associée. Celui ou celle qui ne peut plus utiliser ce parler est donc souvent
perçu comme n’étant plus un véritable porteur de sa culture ou un vrai membre
de son groupe d’origine. C’est le cas des Inuit, par exemple, qui admettent
généralement qu’on peut être Inuk sans connaître la langue, mais qu’un
« Inuk véritable » (inutuinnaq) doit parler l’inuktitut.
À ceux qui se demandent s’il est vraiment important
de préserver son identité d’origine, que le rejet de sa culture et de cette
identité peut être dû à un manque de confiance en soi provoqué par la
toute-puissance apparente de la majorité environnante, on peut objecter que
l’acceptation de ce que l’on est peut ouvrir la porte à l’acceptation des
autres cultures, alors que le rejet de son identité propre, aggravé par la
perte de sa langue ancestrale, risque de mener tout droit à l’étroitesse
d’esprit et à l’intolérance envers les autres. La diversité ethnique et
linguistique est donc beaucoup plus souhaitable que l’homogénéité culturelle.
Au-delà de ces arguments, le témoignage de
personnes qui combattent elles-mêmes pour la préservation de leur langue montre
que, de nos jours, parler une langue minoritaire a surtout une fonction identitaire,
quasi spirituelle, dont l’absence peut provoquer un vide difficile à combler.
Comme
vous le percevez par ces quelques remarques trop sommaires, notre champ d’étude
et d’action (j’insiste sur ce dernier mot) est fort vaste et la
rencontre régionale d’Antananarivo, je n’en doute pas, sera l’occasion de faire
progresser nos connaissances. Nous pourrons d’ailleurs poursuivre nos
réflexions sur ces thèmes lors des prochaines Journées scientifiques du réseau
Sociolinguistique et dynamique des langues en novembre 2005 à Moncton.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire