mardi 15 juillet 2025

L’art de tourner en rond sur un pont

 


Le 14 juillet, l’Office québécois de la langue française (OQLF) a mis en ligne, sur la page d’accueil de son site, le communiqué suivant: 

L’Office québécois de la langue française est fier de dévoiler les particularités du français d’ici qu’il a proposées à l’éditeur du Petit Larousse illustré 2026, et qui viennent enrichir l’ouvrage paru en juin : circulaire (document publicitaire), motard, motarde (motocycliste que l’on associe généralement au milieu criminel), procédurier (document qui présente des procédures) et pont (prothèse dentaire). Enfin, à l’initiative de l’équipe éditoriale du dictionnaire, le mot réduflation (réduction de la quantité d’un produit vendu au même prix) a été ajouté sous l’entrée shrinkflation.

Deux remarques.

Circulaire est non seulement considéré comme une impropriété par le Multidictionnaire et un anglicisme par Lionel Meney (cliquer ici) mais il est condamné dans une fiche du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) du même OQLF : « Au Canada, sous l'influence de l'anglais, on emploie souvent le mot circulaire en ce sens [= document publicitaire]. En français, une circulaire est une lettre reproduite à plusieurs exemplaires et adressée à plusieurs personnes à la fois. »

Une fiche de 2022 est venue contredire la première : « Le terme circulaire est acceptable en français. Les réserves déjà émises sur l'usage de ce terme n'ont plus lieu d'être. Dans son sens premier, le nom circulaire désigne une lettre de nature administrative reproduite à plusieurs exemplaires et envoyée à un grand nombre de personnes à la fois. Par extension de sens [nullement influencée par l’anglais !], il désigne un document publicitaire destiné à un vaste public. Son emploi, qui est attesté sporadiquement au début du XXsiècle, est très fréquent depuis les années 1970-1980. Aujourd'hui, le terme circulaire est bien implanté en français au Québec et est utilisé en contexte neutre, à l'écrit comme à l'oral. »

L’usager, ou plutôt la personne usagère, n’a que l’embarras du choix.

Seconde remarque : pont pour désigner une prothèse dentaire. Non seulement le GDT ne donne même pas bridge comme synonyme, il le déconseille carrément : « Bridge, surtout en usage en Europe francophone, est déconseillé en français au Québec. En effet, bridge est uniquement implanté et légitimé dans le domaine des loisirs. » Contrairement à la banque terminologique Termium du gouvernement fédéral canadien, le GDT ne fait même pas mention du terme normalisé par l’Organisation internationale de normalisation (ISO) : prothèse partielle fixe.

 

lundi 14 juillet 2025

Martel en tête

 

Une jeune femme acadienne m’a confié être désemparée quant à la langue à transmettre à ses enfants. Elle se sentait tiraillée entre la volonté de leur léguer la langue de ses ancêtres, avec la fierté d’avoir su la conserver malgré l’adversité, et l’envie de plutôt leur parler dans un français plus normé, afin de leur éviter de se faire juger.

Le Devoir, 12 juillet 2025

 

Voilà ce qu’on a pu lire samedi dernier dans une « bien-aimée rubrique Point de langue », « à mi-chemin entre l’essai et la vulgarisation scientifique. »

C’est vite oublier que les langues changent sans arrêt, sinon elles disparaissent. On ne peut s’attendre à ce que ses enfants et petits-enfants continuent de parler comme leurs ancêtres. Le sociologue américain Joshua Fisman illustre ainsi l’évolution d’une langue : « Pensons au marteau qui appartient à la famille depuis quatre générations : est-il vieux ou neuf ? On en a remplacé la tête trois fois et le manche cinq fois, mais on en parle toujours comme du marteau de l'arrière-grand-père. » À ce sujet, voir mon billet « Le marteau de Fishman » et les exemples que j’y donne.

La chroniqueuse ne peut s’empêcher de faire référence à « la variété de français longtemps vue comme la plus prestigieuse, celle de Paris ». Dans le marché linguistique de l’est du Canada, puis-je lui faire remarquer que la variété de langue qui influence probablement le plus le français parlé en Acadie est celle des médias de Montréal ? Lors de mon dernier séjour à Moncton (j’admets que cela remonte à un certain temps), j’avais été frappé par le fait qu’on entendait peu l’accent acadien à la radio mais surtout l’accent québécois.

 


lundi 7 juillet 2025

Les endogénistes et le syndrome du fax


Cet été encore, Le Devoir nous sert sa « bien-aimée rubrique Point de langue », « à mi-chemin entre l’essai et la vulgarisation scientifique. » L’année dernière, j’avais exprimé des réserves sur ces chroniques (voir mes billets des 5 août 2024, 12 août 2024 et 19 août 2024).

La chronique du week-end dernier portait sur les mots job, fun et week-end. Je me contenterai de citer ce passage où l’autrice critique l’utilisation de l’expression c’est fun par des Québécois au lieu de c’est l’fun, d’usage courant depuis bien longtemps au Québec : « Pourquoi calquer notre usage d’une expression séculaire sur l’usage somme toute assez récent en France ? » (Le Devoir, 5 juillet 2025). On dirait que la chroniqueuse oublie que les locuteurs, même québécois, ne vivent pas en vase clos, ils ont facilement accès à des médias étrangers, ils voyagent et trimbalent des mots avec eux, des étrangers s’établissent chez eux et on parle même du Plateau Mont-Royal à Montréal comme étant le 21e arrondissement de Paris.

Les endogénistes (partisans d’une norme proprement québécoise) sont profondément ringards : voir mon billet « Le purisme pure-laine ou le Grand Bond en arrière ». Le purisme pure-laine cherche à maintenir en vie des mots ou des expressions qui tendent à disparaître en arguant du fait qu’ils étaient anciennement en usage au Québec. Ces puristes ont fréquemment recours à des citations de textes antérieurs au xxe siècle pour justifier leur conservatisme.

On trouve un parallèle de cette attitude dans le mode de communication des pharmaciens avec les médecins : pour le renouvellement des ordonnances ils continuent de recourir au fax, technologie dépassée depuis des lustres partout ailleurs qu’au Québec. J’utilise sciemment l’anglicisme fax car il n’y a plus lieu de se battre pour imposer un terme français pour désigner un appareil qui aurait dû disparaître depuis longtemps.

Certains commentateurs sont victimes du syndrome du fax, ils se refusent à la modernité.

 

 

vendredi 27 juin 2025

La langue française entre globbish et créole

 

Dans Le Devoir d’aujourd’hui (cliquer ici), Christian Rioux commente la déclaration de Jean-Luc Mélenchon « nous parlons tous le créole ». Je ne commenterai pas cette sornette. Je vous propose plutôt de regarder cette vidéo :

 



 


lundi 16 juin 2025

Un pluriel fort singulier


Dans son billet « Quelques âneries relevées dans le tract des Linguistes atterrées », Lionel Meney relève celle-ci : « L’anglais ne connaît pas de genre grammatical » (p. 17). Parmi les signataires du tract, je connais deux ou trois linguistes fort respectables. Je ne comprends pas comment cette sottise ait pu échapper à leur attention.

Il y a trois genres en anglais et cela est particulièrement clair dans le système pronominal : he, she, it. Dans cette langue, on doit même préciser si le possesseur est un homme ou une femme (his, her) ou s’il est inanimé (its).

Certains noms inanimés ont même un genre autre que le neutre : les voitures automobiles et les bateaux sont féminins. Pour faire le plein d’essence, on dit fill her up (à ne pas interpréter comme une injonction machiste !).



Il y a un usage anglais des pronoms qui est particulièrement déroutant pour un francophone et qui aurait dû signaler aux linguistes atterré·e·s qu’iels (!) étaient dans l’erreur (encore eût-il fallu qu’iels connussent l’anglais à un niveau dépassant l’Assimil) : c’est l’utilisation du pronom pluriel they pour se référer à un antécédent indéterminé ou désigner une (seule) personne, ce qui permet d’éviter d’en préciser le sexe. L’usage de they pour désigner un singulier est ancien (remontant au Moyen Âge) mais il a été longtemps critiqué. Avec la vague du politico-linguistiquement correct, il se généralise dans l’écriture dite inclusive ou épicène. J’en ai relevé de nombreux exemples dans le dernier roman d’Anthony Horowitz, Marble Hall Murders :

(1)               Someone’s thrown themselves under a tube and the whole Central line is shut down. (p. 165)

(2)               He dressed, moved and smiled like someone who took care of themselves and knew their efforts had paid off. (p. 242)

Dans l’exemple 2, il est difficile de comprendre pourquoi l’auteur n’a pas écrit plus spontanément care of himself et knew his efforts. Je me demande si cela n’est pas dû au zèle intempestif de quelque copy editor. Quiconque a déjà publié comprendra ce soupçon.

(3)               […] I saw someone creep out of her room […] and the next day she was dead. I can even tell you how they did it […]. (p. 362)

L’exemple 3 est encore plus curieux. Il n’y a qu’un seul suspect, de sexe indéterminé (someone), mais il devient pluriel dans la phrase suivante (they).

(4)               Every child expects their mother to love them. (p.379)

Cette dernière citation est un exemple chimiquement pur de l’utilisation d’un pronom pluriel pour neutraliser l’expression du genre.

 

lundi 2 juin 2025

Atocas, canneberges et cranberries


Lionel Meney a mis en ligne récemment un billet sur le double langage d’Ocean Spray qui appelle canneberges au Québec ce qu’il met en vente sous le nom de cranberries en France (cliquer ici).

Malheureusement il ne sait pas pourquoi ce fruit est vendu sous le nom de canneberge au Québec. Je tiens le renseignement de Thérèse Villa qui fut à une époque (tournant des années 1970) responsable de la terminologie des produits alimentaires à l’Office de la langue française.

Un article du règlement 683 du ministère de l’Agriculture d’avril 1967 avait rendu obligatoire la présence du français sur les emballages des produits alimentaires (article inspiré d’une disposition française beaucoup plus ancienne). L’Office a laissé l’industrie choisir entre deux termes, atoca et canneberge. À l’époque, l’industrie, c’était uniquement Ocean Spray et elle a choisi canneberge. C’est ce qui explique la disparition progressive du mot atoca, cause que le Dictionnaire historique du français québécois ignore (consulté le 2 juin 2025).

 

Peindre maladroitement

 


Dans l’édition en ligne du Devoir du 30 mai je vois l’expression « peinturer dans le coin ». L’emploi du calque (se) peinturer dans le coin (paint oneself into a corner) dans un journal que certains considèrent comme un média de référence pourrait laisser croire qu’il fait partie du « français standard en usage au Québec ». Pourtant le dictionnaire qui est censé décrire cette variété de français l’omet complétement (Usito consulté le 2 juin 2025). On la trouve pourtant dans le Wiktionnaire qui, lui, n’a pas coûté un sou aux contribuables québécois.

Le verbe peinturer est absent des monographies du Dictionnaire historique du français québécois.

Je n’ai rien trouvé sur se peindre dans le coin dans la Banque de dépannage linguistique (BDL) ni dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF).

Suis-je le seul à m’étonner de ce genre de lacune ?