jeudi 28 juillet 2016

Quand les dictionnaires élisent un mot



Dimanche, le CIO a fixé trois critères pour déterminer les sportifs russes éligibles aux Jeux : ne pas avoir d’antécédent de dopage, ne pas apparaître dans le rapport McLaren qui a détaillé le 18 juillet les rouages du système de dopage d’État en Russie, et pouvoir présenter des résultats de contrôles antidopages crédibles, c’est-à-dire effectués hors de Russie.
– « Poutine déplore l’exclusion des athlètes russes », Le Devoir (Agence France Presse), 28 juillet 2016

Pendant longtemps, le mot éligible n’a eu qu’un sens en français : qui peut être élu.

Il y a une quinzaine d'années, dans une réunion à Paris, j'avais été étonné d'entendre un Africain et un Malgache (ou était-ce un Mauricien ?) parler de projets « éligibles » à des financements. Un collègue français m'avait alors expliqué que cet usage était dû à l’influence de la langue des bureaucrates de Bruxelles, de la Banque mondiale et du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement). Qui lit la presse française actuelle voit qu'éligible commence à prendre en français le sens anglais.


Le sens anglais d’éligible est maintenant enregistré par le Petit Robert de même que par le Petit Larousse.


Voici ce que nous dit le Petit Robert : ÉLIGIBLE adj. 1 Qui remplit les conditions requises pour pouvoir être élu, et SPÉCIALt pour être élu député. - n. Les éligibles2 (de l'anglais) Être éligible à : remplir les conditions requises pour bénéficier de (un service, un produit, etc.). Les foyers éligibles à la fibre optique.


Le Petit Larousse dit la même chose sans prendre la peine toutefois de préciser « de l'anglais ». Avec les exemples : Fonctionnaire éligible à une prime. Médicament éligible au remboursement.



Le Grand Robert (en six volumes), publié en 2001, ne donnait pas la deuxième acception. L’emprunt sémantique n’a donc été enregistré dans les dictionnaires que récemment.

vendredi 22 juillet 2016

Une seule lettre et tout est dit



Michel Rioux, un ancien de la CSN (Confédération des syndicats nationaux), publie ce matin dans Le Devoir un texte sur Raymond Parent, ancien secrétaire général de la CSN récemment décédé. C'est l'occasion de revenir sur une partie de l'histoire de la CSN.


Rappelons qu’en 1972, lors des grèves du Front commun, les chefs des trois centrales syndicales sont emprisonnés par le gouvernement du Parti Libéral de Robert Bourassa. Marcel Pepin, président de la CSN, est à la prison d’Orsainville. Laissons Michel Rioux raconter la suite : « Profitant de l’absence de Marcel Pepin, trois membres du comité exécutif, Paul-Émile Dalpé, Jacques Dion et Amédée Daigle tentent de s’emparer de l’organisation syndicale. […] Dalpé et Dion sont des militants [du Parti libéral]. Ceux qui avaient voulu mettre la main sur le mouvement CSN pouvaient compter sur un appui de poids : celui du gouvernement libéral, trop heureux des circonstances pour mieux écraser les syndiqués. Des militants de ce parti membres de la CSN avaient en effet divulgué, quelques jours plus tôt, le contenu d’une lettre de la présidente, Lise Bacon. Il fallait ‘ mettre sur pied dans chaque localité un commando provocateur destiné à briser la lutte des travailleurs du secteur public. ’ […] Le 28 mai, Pepin sortait de prison, s’étant pourvu en appel. Le lendemain, s’appuyant sur les pouvoirs conférés au président, Pepin destitua Dalpé, Daigle et Dion. Le journal L’Action titra en manchette : Grand ménage à la CSN ! Pepin manie le balai ! Les 3D soutenaient en effet qu’il fallait un grand ménage à la CSN, infestée de socialistes et de séparatistes… »


Et Michel Rioux d’ajouter : « Quelques semaines plus tard, la CSD était créée, le Parti libéral se montrant fort actif sur les fonds baptismaux. » Pas « sur les fonts baptismaux ». Un d au lieu d’un t : une seule lettre pour décrire l’ADN du Parti libéral du Québec. Quel styliste que ce Rioux !



mercredi 13 juillet 2016

Syndafall i Wilmslow




Notes de lecture sur une belle infidèle

Les belles infidèles sont des traductions qui prennent des libertés par rapport au texte d’origine. En est-il ainsi de la traduction du livre de David Lagercrantz, Syndafall i Winslow ? Le titre français, Indécence manifeste, est assez loin du titre original, « Cas de péché à Winslow » ou « Chute dans le péché à Winslow ». Le titre anglais en diverge moins : Fall of Man in Winslow.



Mais ce qui est le plus intéressant, c’est de voir comment, dans une traduction française d’une œuvre suédoise, on rend compte d’une action qui se situe en Angleterre. Des surprises nous attendent.


Ainsi apprend-on que les écoles privées en Angleterre s’appellent des « private schools » (p. 43*). Quel terme l’auteur avait-il utilisé en suédois ? Je l’ignore. En tout état de cause, il est absurde d’employer une expression anglaise incorrecte pour ajouter de la couleur locale au récit. En Angleterre, les écoles privées s’appellent des public schools. Cela peut paraître absurde, mais pas plus que d’autres appellations ou coutumes anglaises. Ainsi, à Cambridge (il est beaucoup question de cette ville et de cette université dans le livre), les bals de fin d’année (nos bals de « graduation ») ont lieu au cours de la May Week qui, comme son nom ne l’indique pas, a lieu en… juin et dure… deux semaines.


Page 98, on lit que « le juge d’instruction… devait statuer sur la cause du décès ». Le juge d’instruction est une institution française. Dans le droit anglais, c’est le coroner qui préside les investigations médico-légales. Ici, le traducteur a perdu une occasion de donner un peu de couleur locale à son récit.


À la page 106, il y a au menu « du shepherd’s pie avec des haricots et des pommes de terre ». Le shepherd’s pie, c’est notre pâté chinois. On voit mal pourquoi on y ajouterait un accompagnement de pommes de terre. Quant aux haricots, cela n’est peut-être pas invraisemblable, les Anglais ont l’habitude d’accompagner plusieurs plats de baked beans à la sauce tomate. Tout de suite après, on lit que les protagonistes « décidèrent de boire de la mild ale avant de passer au sherry ». On peut penser ce que l’on veut des habitudes gastronomiques anglaises, je crois qu’ici l’auteur pousse le bouchon un peu loin.


Plus tard, l’inspecteur Corell passe près de la chapelle de King’s College : « On entendait de l’orgue et un chœur. Corell était attiré par la chaleur, la lumière et l’odeur d’encens… » De l’encens dans la chapelle de King’s College ? Invraisemblable. Car la chapelle est plutôt Low Church, courant de l’église anglicane proche du protestantisme et qui refuse l’utilisation de l’encens au contraire de la High Church, qui se rapproche davantage des pratiques catholiques.


Je parlais, au début, de belles infidèles. Mais, au fond, on aurait tort de mettre sur le dos du traducteur quelques insuffisances qui sont dues à l’auteur lui-même.
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* Références d’après l’édition Actes Sud, 2016.


lundi 11 juillet 2016

Misère de la néologie



« Champions, nous sommes champions d’Europe ! » Ils avaient tremblé après la sortie sur blessure de leur idole Ronaldo, puis, c’est l’explosion de joie. Les supporters massés dans la principale fan zone lisboète ont exulté après la victoire historique de la Selecção sur les Bleus.
Le Devoir, 11 juillet 2016


Le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) n’aura donc pas eu assez de tout l’Euro 2016 pour trouver un équivalent à fan zone ou pour dire s’il acceptait cet emprunt. Misère de la néologie !


Misère que l’on peut aussi illustrer à partir des néologismes de la dernière chronique de Josée Blanchette (« ‘Queer’ platonique tendance bi curieuse », Le Devoir, 8 juillet 2016) qui ne sont pas traités dans le GDT : bucket list, bromance, a-genre, non binaire, pansexuel (« non binaire chez les gens à la page dans leur lexicologie pansexuelle »), plafond de verre*, two-spirit, straight (orientation sexuelle), aromantiques (« n’ont pas d’attirance sentimentale »), graysexuels (« naviguent entre le sexe et le sans sexe »), lithromantiques (« tripent sur la non-réciprocité »), skoliosexuels (« attirés par les non binaires »). À une époque, l’Office ne craignait pas de traiter de termes un peu olé olé : je me rappelle une fiche « flying bordello » des années 1970 où le terminologue n’avait pas hésité à écrire que c’était la dernière façon à la mode de s’envoyer en l’air.


J’ai laissé de côté les mots plus familiers qui, comme je l’ai écrit à maintes reprises, n’ont guère leur place dans un dictionnaire terminologique : hétéro, néo-branché, french [kiss], fuck friend, etc.
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* Il y a bien une fiche « glass ceiling »… mais dans le domaine du bâtiment : plafond vitré. Le sens sociologique ou féministe du terme n'a toujours pas été enregistré par le GDT.

mardi 5 juillet 2016

Non, il n’est rien que Nadine n’ignore*


Nous faisons face à une difficulté plus ancrée, plus ardue à combattre au Québec : celle concernant le genre des mots commençant par une voyelle ou par un h aspiré. Encore une fois, écoutons-nous : “L’autobus, à s’en vient”, “L’ascenseur, à l’arrive”, “lls la trouvent où, l’argent ?” Ou encore : “J’ai eu un idée”, “M’a te dire un affaire”, “J’vas te raconter un histoire”, “Ça a été une belle événement”. On dit “une” aéroport et “un” aérogare, alors que le mot port est masculin et le mot gare, féminin. »
— Simon Durivage, «Pourquoi avons-nous tant de difficulté avec le genre des mots?», Le Devoir, 25 juin 2016.

Ce passage d’un texte de Simon Durivage a servi de prétexte à la tartine de Nadine Vincent publiée dans Le Devoir le 30 juin et dans laquelle, au nom de ce qu’on appelle maintenant le « savoir expert », elle discrédite l’opinion du citoyen Durivage : ce dernier ne connaît pas l’histoire du français, il ignore qu’il y a cinq cents ans (un demi-millénaire !) on hésitait sur le genre de certains mots (pas sur le genre d’autobus ou d’ascenseur, tout de même !), pourquoi nous enquiquine-t-il avec ses préjugés d’ignorant ? Comme je l’ai rappelé dans le billet précédent, on avait servi la même médecine au compositeur, chanteur et poète Georges Dor lorsque, dans trois essais, il s’était inquiété de la langue des jeunes Québécois et de celle des médias : vous n’êtes pas linguiste, vous n’avez pas voix au chapitre. C’est oublier que la langue est d’abord la propriété des citoyens, pas une chasse gardée de spécialistes.


Le texte de la linguiste a suscité quelques commentaires sur le site Internet du Devoir. J’en retiens deux, que je retranscris tels quels :

Commentaire de M. Jérôme Faivre :

Allez, une grosse effort !
Survol intéressant, mais ensuite ?

Que fait-on ? On continue à parler n'importe comment, au hasard des « registres de langue » plus ou moins familiers, et avec l'excuse de notre bien belle histoire si particulière ?

Et cette orthographe française, si difficile : à quoi bon se plier à ces vilaines règles arbitraires venues d'outre-mer ? Question de registres, pour ne pas dire de classes sociales ? L'orthographe a aussi une histoire.

Bref, on dirait ici un argumentaire encyclopédique à l'usage d'enseignants un peu fainéants qui voudraient rester populaires devant des élèves dissipés : le français comme on le parle nous-autres est un magnifique produit de notre histoire, pi nous-autres on est de même et on est fier. Joie et victoire contre l'oppression !

L'enseigner correctement et simplement, sans nous dire constamment qu'elle est si particulière icitte, et arrêter le radotage souvent entendu ailleurs sur sa difficulté, serait déjà un point de départ pour la « respecter et éviter de la malmener encore plus », bref pour pouvoir vraiment l'aimer.

M. Durivage avait soulevé un excellent point.

Et puis, un contre exemple : on dit un Jeep au Québec ! :-)


Commentaire de Mme Danielle Dufresne :

les jeunes
Bonjour,
Ce sujet autour de notre manière de parler le français est toujours très d'actualité. J'ai remarqué, et je ne sais pas si vous l'aurez remarqué aussi, mais les jeunes de 20 ans et moins qui vont à l'école ne parlent pas le même français que celui des générations antérieures. En fait, c'est l'accent qui a changé! Les sons «a» à la fin des mots sont moins gras, les sons «ent» sont plus ouverts, les sons «i» sont moins é. J'écoute les jeunes autour de moi, les petits-enfants et leurs amis et je suis surprise d'entendre cela. Je ne juge pas si j'aime ou pas, mais je constate que ce n'est pas le même niveau de parlure. Il est vrai que l'histoire de la langue est importante pour comprendre comment on parle au Québec, mais il est certainement encore plus vrai que l'enseignement est primordial et que la valorisation de cette langue est full essentielle. Il faut que les autres membres de la francophonie mondiale puissent nous comprendre sans pour autant nier cette histoire et nos particularismes. Bon WE !
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* Adaptation d’un vers de Voltaire : Non, il n’est rien que Nanine n’honore ! Malheureusement, il a une perte d’allitération dans mon adaptation.

samedi 2 juillet 2016

Retour en arrière


Dans le Devoir du 30 juin, la linguiste Nadine Vincent reproche à Simon Durivage (Le Devoir, 25 juin) ses critiques sur la méconnaissance par certains Québécois du genre des mots commençant par une voyelle ou un h aspiré. Si M. Durivage connaissait l’histoire du français, croit-elle, il aimerait mieux sa langue : car, « pour aimer, il faut d’abord connaître ». M. Durivage, vous devriez donc vous taire. C’est la même médecine qu’on a servie au compositeur, chanteur et poète Georges Dor lorsque, dans trois essais, il s’était inquiété de la langue des jeunes Québécois et de celle des médias : vous n’êtes pas linguiste, vous n’avez pas voix au chapitre. C’est oublier que la langue est d’abord la propriété des citoyens, pas une chasse gardée de spécialistes.

Pour la linguiste, dire « une autobus », « c’est de l’oral familier au Québec ». « Dans un oral plus standard », écrit-elle, « autobus » est masculin. Pourtant, j’ai entendu à Ici Radio-Canada Première, cette semaine même, un journaliste qui parlait de deux autobus, « la première » et « la deuxième ».


Si les Québécois ont autant d’hésitations sur le genre de certains noms, ne mettons surtout pas en cause l’enseignement du français : après tout, « l’hésitation dans l’attribution des genres est déjà notée depuis quelques siècles pour l’ensemble des francophones ». C’est un héritage des xvie et xviie siècles. Rien n’empêche en effet de préférer la chaise à porteurs au vélo, la diligence au train, l’époque où la médecine vous soignait à coup de saignées et de clystères, où n’existaient pas encore l’aspirine et les antibiotiques, mais où on disait « un asparge » et « une escalier ». Pourtant, la langue évolue et, avec elle, la norme; certains linguistes, pas. Ils reprennent, en leurs termes savants, la formule des anciens chauffeurs d’autobus : avancez en arrière !