mardi 8 août 2017

La politique de l’emprunt de l’OQLF, de la théorie à la pratique


« Despacito », de l’île au ver d’oreille

C’est l’histoire d’une chanson, qui est l’histoire de son style, qui est l’histoire de son chanteur, et peut-être bien l’histoire d’une île. Despacito, la métaphore de l’embourgeoisement d’une île, de son identité en couches historiques qui se radoucit pour devenir mainstream.

La chanson fracasse tous les records depuis sa sortie. Son clip fait surchauffer YouTube, avec plus de 3 milliards de visionnements en date du 4 août. À la mi-juillet, Despacito était déjà devenue la plus écoutée sur les plateformes de lecture en continu.

Force est d’admettre qu’elle colle à l’oreille comme un Popsicle trop sucré fondu au soleil. […]

En matière de record, c’était également la première chanson en espagnol en 20 ans à figurer au top 10 du Billboard américain. […]

Despacito n’a donc pas trahi son héritage latino, malgré quelques vers chantés par la superstar Justin Bieber, […]
Pour nous en convaincre, Wayne Marshall a lui-même remixé Zombie, le succès des Cranberries, avec Despacito. […]
–Sarah R. Champagne, Le Devoir, 8 août 2017

L’extrait qui précède d’un article du Devoir illustrera la façon dont le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) traite les emprunts… quand il les traite.

Mot
Grand Dictionnaire terminologique
Ver d’oreille
Absent du GDT
Maintream
Absent en ce sens du GDT
Clip
Emprunt accepté par le GDT
Lecture en continu
Le GDT a neuf fiches sur le mot streaming
Popsicle
Marque de commerce que le GDT propose de traduire par sucette glacée. Le GDT mentionne que le terme a été proposé dans les années 1980 mais sans préciser que cette proposition venait de ses propres terminologues. On remarquera la discrétion et la pudeur quand on évoque le travail des prédécesseurs.
Top (Top 10)
Le GDT donne 17 réponses mais aucune qui s’applique au palmarès des chansons.
Superstar
Absent du GDT.
Remixé
La fiche « remixer » de 2016 nous annonce fièrement que cet « emprunt hybride » s’inscrit dans la « norme sociolinguistique du français au Québec ».

Quelques commentaires supplémentaires :


Ver d’oreille est une expression que j’ai récemment entendue à quelques reprises. Comme le GDT n’en parle pas, j’ai dû me rabattre sur Wikipédia et sur le Wiktionnaire qui parlent tous deux d’un calque de l’allemand Ohrwurm. J’ai trouvé sur Internet, sans trop chercher, des attestations de cette expression datant de 2010. Encore un néologisme qui a échappé pendant des années à la vigilance (?) des terminologues du GDT.


Pour mainstream, le GDT donne cinq équivalents, mais aucun qui puisse convenir dans le contexte de l’article du Devoir :



Pour streaming, sur les neuf fiches qui en traitent, l’Office en a produit deux… qui ne disent pas la même chose : lecture en continu (2015) pour l’une, diffusion en continu (2017) pour l’autre. Comme si ce n’était pas assez, le GDT reproduit une fiche de la Commission d’enrichissement de la langue française (France) qui propose une troisième solution : en flux. Il est vrai que si le GDT a une fiche « doublon », il n’a pas de fiche « triplon ». La récente Politique de l’emprunt linguistique ne parle nulle part d’harmonisation dans les propositions de termes pour remplacer les emprunts.


Conclusion provisoire : quelques lignes d’un article de journal ont suffi pour montrer les lacunes du traitement des néologismes et des emprunts dans le GDT. Au lieu de refaire pour une troisième fois sa politique de l’emprunt linguistique, l’Office aurait été mieux avisé de mettre en place une veille néologique sérieuse.


jeudi 3 août 2017

L’OQLF ouvre les vannes /6


Réflexions sur la nouvelle politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la langue française

Conclusions

Dans les billets précédents, j’ai commenté, par « sauts et gambades » (pour reprendre l’expression de Montaigne), la nouvelle Politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la langue française. Avant de résumer mes critiques, je crois qu’il est important de rappeler la proposition principale de l’énoncé de politique : dorénavant, l’Office acceptera les anglicismes non récents (de plus de 15 ans), généralisés et légitimés (?). Tout cela est enrobé dans un discours lénifiant.


1. Le document de l’Office commence par affirmer que la norme sociolinguistique privilégiée dans le traitement des emprunts est le français standard « tel qu’il est employé au Québec, qui partage la majeure partie de ses usages avec ceux du reste de la francophonie, notamment de la France. » Dans les faits, la politique de l’emprunt favorise le séparatisme linguistique par rapport au reste de la francophonie. En effet, elle propose d’accepter les anglicismes non récents généralisés, c’est-à-dire ceux qui nous distinguent le plus des autres francophones. En revanche, l’énoncé de politique refuse les anglicismes récents (moins de quinze ans) venant des autres pays francophones.


Le document affirme que « les emprunts en usage au Québec le sont aussi souvent ailleurs en francophonie ». Ce qui n’est pas faux, d’autant plus que la formulation parle d’emprunts en général plutôt que d’anglicismes. Nous partageons en effet beaucoup d’emprunts avec les autres francophones : spaghetti, pizza, hamburger, toundra, tong, taïga, troïka, etc. Mais qu’en est-il de nos anglicismes non récents et généralisés qui seraient panfrancophones ? Qu’on prenne les centaines de nos vieux anglicismes répertoriés dans le Colpron et qu’on essaie d’en trouver des attestations dans d’autres pays francophones. J’admets qu’on y parviendra dans quelques cas : ainsi, éligible s’est répandu récemment en Europe au sens d’« admissible ». Et on commence à y entendre «opéré par» au sens d'«exploité par». Mais ce ne sera que des cas isolés.


2. Le document indique qu’il sert d’abord à orienter les travaux des terminologues de l’Office : « … la présente politique comporte des principes et des critères de traitement des emprunts qui doivent être suivis dans tous les travaux terminolinguistiques réalisés par l’organisme. » (p. 4). Mais le principe directeur 2.1 mentionne un autre public visé : « L’Office favorise l’amélioration de la compétence linguistique des locutrices et des locuteurs… » On vise donc aussi la langue parlée par l’ensemble de la population – si le mot locuteur a un sens. Le document fait d’ailleurs sans cesse référence aux locuteurs (pardon : aux locutrices et aux locuteurs, soyons politiquement corrects). Cela est bien curieux quand on sait que, dans une vie antérieure, les rédacteurs de la présente politique reprochaient à l’Office d’intervenir dans la langue parlée, à preuve cette citation de 1989 : « l’Office veut étendre sa mainmise jusque dans le parler usuel des Québécois. »


3. Le document présente plusieurs problèmes conceptuels. Ainsi, l’emprunt lexical est mal défini (cf. billet du 28 juillet). Des définitions sont contradictions : on définit un emprunt généralisé comme « employé par une grande proportion, voire la majorité des locutrices et des locuteurs d’une collectivité » (p. 25) mais au paragraphe suivant on écrit qu’un emprunt peut être « généralisé dans le corpus documentaire consulté », ce qui réduit considérablement le spectre de la généralisation. Par ailleurs, le critère de l’intégration ou non au système linguistique du français est un concept mal compris, j’en ai donné des exemples. Enfin, le simple fait d’utiliser l'expression « norme de référence » montre qu’on n’a pas compris le concept de norme (cf. mon billet du 31 juillet).


4. Le document donne indistinctement comme exemples des mots québécois empruntés surtout à l’anglais, quelques fois à des langues autochtones, mais aussi des mots admis depuis longtemps dans les dictionnaires généraux du français. Ils y ont été admis avant même que l’Office existe. On n’a par conséquent jamais demandé à l’Office de se prononcer sur les mots slalom, manitou ou toundra et on se demande ce qu’ils viennent faire dans un énoncé de politique consacré aux emprunts en français québécois.


5. Parlons maintenant de l’emprunt massif que le document définit ainsi dans ses dernières pages : « phénomène linguistique qui se produit dans certains secteurs d’activité lorsqu’un grand nombre de structures ou d’unités lexicales d’une langue sont empruntées à une autre langue ». Partout dans le document on minimise le phénomène historique de l’emprunt massif et on le cantonne à quelques milieux et secteurs d’activité :

[…] il faut considérer les manifestations du phénomène de l’emprunt dans un contexte qui peut favoriser le recours spontané à l’emprunt, voire à l’emprunt massif, dans certains milieux et secteurs d’activité. (p. 2)

[…] le recours spontané à l’anglais plutôt qu’aux ressources du français ainsi que le phénomène de l’emprunt massif dans certains milieux et secteurs d’activité font en sorte que les emprunts à l’anglais font l’objet d’une analyse plus sévère. (p. 9)


Ainsi donc, l’emprunt massif à l’anglais n’a concerné que certains milieux et certains secteurs d’activité. L’énoncé de politique n’offre pas de cadre historique expliquant le grand nombre d’anglicismes dans le français du Québec. Évacuation donc de l’histoire. Ne surtout pas parler de la Conquête et de ses conséquences. Les rédacteurs de l’énoncé ont oublié les leçons de leur maître :

Il reste que l'anglicisme représentait au 19e siècle une menace réelle pour le français du Canada, en raison de la situation sociopolitique bien sûr, mais aussi parce que le contact avec l'anglais avait pour effet d'influer sur le sens des mots français (anglicisme sémantique) et de favoriser l'emploi d'expressions traduites de l'anglais (anglicisme syntagmatique).

Dans L'anglicisme, voilà l'ennemi! (1880), J.-P. Tardivel a pourchassé surtout l'anglicisme sémantique (par ex.: application au sens de «demande », introduire «présenter», ignorer «méconnaître», etc.). Tardivel a bien vu que les mots anglais eux-mêmes, dont il relevait des exemples dans le parler de ses compatriotes (steamer, leader, bill, meeting, etc.) et que les Français de France accueillaient avec grande faveur présentaient beaucoup moins de danger pour la stabilité de la langue. L'anglicisme formel (appellation désignant cette catégorie d'emprunts) est en effet facile à reconnaître pour celui qui souhaite l'éviter alors que, pour reprendre la formulation de Tardivel, « l'habitude de parler anglais avec des mots français est d'autant plus dangereuse qu'elle est généralement ignorée ».

[…]

Bien que l'anglicisme ait fait rage en France et au Canada au cours de la même période, les emprunts qu'on a acceptés dans les deux pays se répartissent de façon différente dans les catégories ci-dessus. Les Français ont adopté surtout, semble-t-il, des anglicismes formels; les Canadiens en ont adopté un bon nombre aussi, même s'ils ont cherché à les éviter, mais, en plus, ils ont été exposés davantage à l'anglicisme sémantique et à l'anglicisme syntagmatique. Une autre différence, qui explique peut- être la précédente, tient à ce que l'anglicisme en France a pénétré surtout par l'écrit, alors qu'au Canada l'influence anglaise s'est exercée aussi fortement à l'oral qu'à l'écrit.
– Claude Poirier, Québec français 55 (1985), p. 23.


La nouvelle politique de l’Office est en rupture avec la position traditionnelle de cet organisme telle que l’a résumée Jean-Claude Corbeil :

L’action de l’Office a été une entreprise de décolonisation. On doit la mettre dans la même perspective que la publication de Nègres blancs d’Amérique ou du Journal d’un colonisé de Memmi. À l’époque de la création de l’Office, les Québécois se resituaient en tant que majorité maîtrisant ses propres institutions. On s’est trouvé dans l’obligation de décoloniser la langue tout comme les institutions publiques, l’économie, etc. Il a donc fallu franciser les entreprises et faire un ménage dans nos anglicismes. Par exemple, le mot bumper doit disparaître non pas parce que c’est un mot anglais, mais parce qu’il fait partie de la logique de la colonisation anglaise. Cette colonisation, nous en sommes toujours menacés. Il faut être vigilant, sinon on va un jour ou l’autre passer à l’anglais.
– Jean-Claude Corbeil cité par Pierre Turgeon, « La bataille des dictionnaires », L’Actualité, avril 1989, p. 22.


À l’Office québécois de la langue française, l’ère de la décolonisation a pris fin. L’essai de Jean Marcel (1973) était prémonitoire : le Joual est désormais entré dans Troie. Commence maintenant l’ère de l’asservissement volontaire.


mardi 1 août 2017

L’OQLF ouvre les vannes /5


Réflexions sur la nouvelle politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la langue française

Avant de conclure dans le prochain billet, il me reste encore quelques remarques à faire sur le document de l’Office.

*   *   *

Certaines définitions données dans la Politique de l’emprunt linguistique posent problème. En voici quelques exemples.


On donne de la norme sociolinguistique la définition suivante : « Norme qui, dans une langue donnée, fait la promotion d’un ensemble d’usages considérés comme légitimes et qui sont valorisés, au détriment d’autres usages. » (p. 27) Cette définition est très réductrice. Il existe des normes sociolinguistiques, différentes selon les milieux sociaux : celle de la langue des jeunes, celle de la langue des universitaires, etc.


J’ai déjà mentionné l’énorme problème qu’il y a dans la définition d’emprunt lexical qu’on trouve à la page 25.


La définition d’emprunt légitimé est elle aussi discutable : « emprunt linguistique reçu dans la norme sociolinguistique d’une langue, accepté par la majorité des locutrices et des locuteurs d’une collectivité donnée. » (p. 25) Ici encore, on fait comme s’il n’y avait qu’une seule norme sociolinguistique. Caoua (café) et gougounes (sorte de sandales) ne sont sûrement pas « légitimés » dans la « norme sociolinguistique du français en usage au Québec », mais ce sont des mots acceptés dans la norme sociolinguistique de sous-groupes sociaux, ici et ailleurs.

*   *   *

Les exemples utilisés dans le document ne sont pas, eux aussi, sans poser bien des problèmes.


Ainsi, dans la catégorie des calques non acceptés, on donne comme exemple d’emprunt non récent et non généralisé le mot char (voiture, automobile). D’abord, c’est un emprunt sémantique, non un calque. Non généralisé? Cela dépend de la catégorie sociale. Si les rédacteurs de la Politique de l’emprunt linguistique sortaient du centre-ville de Québec, ils rencontreraient des gens qui ne peuvent pas se payer une BMW mais tout au plus un char. D’ailleurs, à bien y penser, même au centre-ville, tout à côté des bureaux de l’Office, il y a de telles gens. Char est un emprunt non généralisé quand on se ferme les yeux et se bouche les oreilles.


Dans la section consacrée aux emprunts aux langues autres que l’anglais, on donne comme exemples d’emprunts non acceptés : « cilantro (de l’espagnol; coriandre), oregano (de l’espagnol; origan) » (p. 21). Je n’ai jamais entendu un Québécois utiliser le mot cilantro en français, mais j’admets que ce n’est pas impossible. En revanche, il m’est arrivé d’entendre orégano et cela n’est pas surprenant : il se trouve qu’oregano est le mot anglais pour désigner l’origan (depuis 1771), que l’étiquetage des produits alimentaires chez nous est bilingue et même qu’à une certaine époque il était unilingue anglais.


Alors que l’énoncé de politique se sert de cilantro et d’oregano comme exemples de mots empruntés à l’espagnol, il prend avocado comme exemple de mot emprunté à l’anglais (qui l’a emprunté à l’espagnol et ce dernier au nahuatl). Si le document ne comptait que cette seule contradiction...


Prenons un exemple tout à fait similaire (mot d’une langue étrangère passé dans le français du Québec via l’anglais) et voyons comment le traite le Grand Dictionnaire terminologique : le mot zucchini (courgette). Selon le Trésor de la langue française au Québec, il est attesté chez nous depuis 1971, il répond donc à au moins un des critères d’acceptation des emprunts. Il est d’origine italienne mais nous est parvenu par l’intermédiaire de l’anglais. Mais contrairement à cilantro et à oregano, le GDT l’accepte comme « terme utilisé dans certains contextes » :

Le terme zucchini est un emprunt à l'anglais, qui l’a lui-même emprunté à l’italien. Bien qu’il ne soit pas employé en botanique, zucchini est implanté et généralisé dans l’usage au Québec, en coexistence avec courgette, notamment dans les vocabulaires de la cuisine et du commerce alimentaire.


Zucchini est donc, pour le GDT, implanté et généralisé dans l’usage au Québec. Selon les critères de la Politique de l’emprunt linguistique, la fiche du GDT devrait présenter zucchini comme synonyme de plein droit de courgette, pas simplement comme « terme utilisé dans certains contextes ». Mais il est vrai qu’il n’est pas légitimé par les terminologues de l’Office : l’arbitraire…

*   *   *

Dans la Politique de l’emprunt linguistique, la plupart des exemples de non-intégration au système linguistique du français sont discutables. La non-intégration est décrétée de façon arbitraire, il suffit pour s’en rendre compte de jeter un coup d’œil aux exemples de la page 17 : ainsi, on nous dit que levée (de l’angl. lift; en français : porté), mot du patinage artistique, est « non intégrable au système linguistique du français » : en quoi est-il non intégrable ? Il est non intégrable comme votre chien a la rage, parce qu’on veut s’en débarrasser. L’expression hockey sur étang (pond hockey) ne serait pas intégrable, contrairement à hockey sur glace naturelle. Elle est bien au contraire tout à fait intégrée. S’il y a un problème, le système linguistique n’est pas en cause. Et problème il y a : ce sport ne se joue pas que sur des étangs, il peut se jouer sur d’autres étendues d’eau glacée. C’est donc un problème de référent*, pour utiliser un terme technique, qui n’a rien à voir avec le système linguistique. Mais il n’est somme toute pas étonnant que des personnes qui, depuis des années, parlent du « rapatriement du référent » en utilisant ce terme technique dans un sens qu’il n’a pas ne soient pas capables d’en reconnaître un quand ils le croisent.

________
*Le référent est l’objet (réel ou imaginaire) désigné par un mot. Il n’a aucun rapport direct au système linguistique. C’est pourquoi des mots différents peuvent désigner un même référent selon les langues : on a table en français et en anglais, mais Tisch en allemand, asztal en hongrois, mesa en espagnol, tavola en italien, etc.