vendredi 26 août 2011

Niche fiscale ou abri fiscal ?


Je tombe sur ce texte traitant des niches fiscales dans le blog de mon ami Robert Chaudenson :

La niche est, de façon commune, la maison du chien. Toutefois, on ne voit pas comment le fisc peut s'introduire dans une telle métaphore, le contribuable étant moins, en général, un chien qu'un cochon (de payant) ! Certes, on est porté à penser que nombre de ces niches sont occupées par des molosses, à voir la crainte qu'elles inspirent à tous ceux qui semblent avoir l'idée, sincère ou feinte, de leur porter atteinte ou de les supprimer. Pourtant, sans être un grand connaisseur en matière de chiens, j'observe que ces animaux préfèrent souvent se tenir n'importe où plutôt que dans la niche qui leur est en principe dévolue.

Si les chiens sont censés être les occupants de niches qu'ils délaissent souvent et volontiers, il est d'autres niches, celles des saints dont leurs occupants ne sortent guère. Elles ne constituent pas pour eux des abris ou des refuges, mais visent plutôt à les mettre en évidence, souvent dans des poses avantageuses ou traditionnelles, pour permettre à leurs admirateurs de venir les solliciter ou les prier.

J'incline à croire que, contre toute attente, celui qui a inventé cette expression et qui est assez modeste ou prudent pour ne pas se faire connaître, avait plutôt en tête les saints que les clébards, même si à voir la difficulté qu'il y a à y toucher ou même à s'en approcher, on pourrait penser qu'il s'agit plutôt des seconds que des premiers.
(« Fiscalité : niches à chiens ou niches à saints ? », 25 août 2011)


Et je me rends compte, une fois de plus, qu’au Québec nous avons traduit littéralement l’expression anglaise tax shelter et que ce calque est entériné à la fois par le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française et par la base de données terminologiques Termium du Bureau de la traduction à Ottawa.


Comme l’écrivait Louis-Jean Calvet dans son site Internet, les Québécois ont tendance à parler anglais en français, « c'est-à-dire que la néologie se ramènerait souvent pour eux à la traduction, ou plutôt à ce qu'on appelle en termes techniques le calque » (24 juillet 2008). Sans le savoir, il ne faisait que reprendre ce que disait Jean-Paul Tardivel au XIXe siècle quand ce dernier dénonçait l’« habitude, que nous avons graduellement contractée, de parler anglais avec des mots français » (« L’anglicisme, voilà l’ennemi », 1879).


L'acculturation par la traduction est une forme de sujétion à une langue dominante qui conduit à l'appauvrissement du français par l'absence d'utilisation des ressources qui ne sont pas suggérées par l'anglais (cf. J. Poisson, Meta 20/1, p. 64).


Robert Dubuc et moi écrivions dans le document d’orientation préparatoire au colloque « Traduction et qualité de langue » organisé par le Conseil de la langue française : « la traduction implique davantage que le simple transcodage d'un message. Elle représente un affrontement culturel. Si cette rencontre s'opère toujours dans le même sens, il peut se développer un colonialisme culturel, par traduction interposée ».

vendredi 19 août 2011

Mon abreuvoir au Canada

Source : carbec.ca


On apprenait récemment que l’édition 2012 du Petit Robert venait de paraître. Avec sa poignée (pognée ?) habituelle de québécismes : abreuvoir, brasse-camarade, cellulaire, déparler, épais, garnotte, pogner (comme dans… pogner l’autoroute !) et sorteux.


C’est abreuvoir qui a retenu mon attention. La première attestation du mot au sens de « fontaine à eau » est de 1948 dans le Trésor de la langue française au Québec, la dernière de 1995 (le TLFQ relève en tout une dizaine d’attestations). Une recherche, dont on trouvera le détail dans la deuxième partie de ce billet, montre que l’usage au Québec a évolué et qu’on préfère maintenant fontaine.


Dans sa version provisoire en ligne, le dictionnaire Franqus signale que l’emploi d’abreuvoir est parfois critiqué : « le mot fontaine est perçu comme standard en ce sens ».


Plutôt que d’inclure des mots québécois folkloriques ou vieillissants, le Robert ferait œuvre plus utile en acceptant des québécismes qui enrichissent vraiment le français contemporain. Je ne donne qu’un exemple : texter (pour traduire « to SMS »), enregistré dans le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française depuis 2010.


*   *   *


Le tableau qui suit présente les résultats d’une recherche Google portant sur les mots fontaine et abreuvoir. Une recherche sur le mot fontaine donne plus de 10 000 000 résultats pour le seul domaine .ca. Pour tenter de mieux cerner les cas où fontaine est en concurrence avec abreuvoir, j’ai eu recours à l’expression fontaine à boire.


Terme

Nombre de résultats
(langue : français; domaine : .ca)
Fontaine à boire

37 400
Expression exacte : 2 670
Fontaine à eau* : 2 040
Abreuvoir

131 000**

Résultats excluant les mots « animaux, oiseaux, colibris, chats, chevaux, chiens »
22 500

Résultats excluant les mots « animal, animaux, oiseau, oiseaux, volaille, volailles, bœuf, bœufs, bétail, trémie, trémies, colibri, colibris, chat, chats, cheval, chevaux, chien, chiens, taverne***, bar***, pub***, brasserie***, restaurant***, show***, Ontario***, toile****, huile****, carte postale**** »
7 250

* Plusieurs attestations concernent les animaux.
** Mais comprend les abreuvoirs pour animaux.
*** Il y a une taverne appelée L’Abreuvoir à Montréal (rue Ontario) et une autre à Saint-Jérôme
**** À cause de toiles, photos, cartes postales intitulées Les bœufs à l’abreuvoir.
Recherche Google, résultats le 4 août 2011


1re constatation : dans la majorité des cas, abreuvoir, au Québec, ne s’utilise pas dans le cas des humains.


2e constatation : sur les 7 250 résultats d’abreuvoir, malgré les exclusions demandées à Google, beaucoup désignent l’appareil destiné aux animaux ou se rapportent à la taverne L’Abreuvoir. Le québécisme abreuvoir n’a peut-être que 5 000 à 6 000 attestations dans le domaine .ca.


3e constatation : dans ses 37 400 attestations le mot fontaine n’est pas toujours synonyme du québécisme abreuvoir; mais même en supposant que cela soit le cas pour seulement le quart des attestations (et j’use d’un raisonnement ab absurdo), on voit très bien qu’avec seulement 9 350 attestations fontaine serait encore plus utilisé qu’abreuvoir.

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Dossier iconographique








mardi 9 août 2011

Changement de venue = dépaysement


Pour fêter les 50 ans de l’OQLF

Pour célébrer le cinquantième anniversaire de l’Office québécois de la langue française, je me permets, en guise de présent, d’apporter une modeste contribution pour combler une lacune du Grand Dictionnaire terminologique.


Changement de venue est une expression des plus courantes dans la langue des tribunaux au Québec et au Canada. Quelques exemples suffiront à le prouver :

Source : Code Criminel et lois connexes annotés, 2008


Pourtant changement de venue (dans le sens de changement de district judiciaire) est absent du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française. Le GDT a toutefois une fiche (de 1984) angl. venue = lieu du procès (notons quand même qu’en anglais courant venue a aussi le sens de « lieu de réunion » et de « rendez-vous »). Venue et changement de venue sont absents de la Banque de dépannage linguistique.


L’expression changement de venue figurait pourtant dans Le parler populaire des Canadiens français de Narcisse–Eutrope Dionne (1909).


Une « capsule linguistique » de Radio-Canada nous offre déjà plus de renseignements que le GDT :


Un changement de venue, c'est pour être jugé dans un autre district judiciaire…

Le terme « changement de venue » est un calque de l’anglais qu’on doit généralement remplacer par changement de lieu, dans la langue générale. Dans la phrase ci-dessus, compte tenu du contexte juridique, il aurait plutôt fallu parler d’un RENVOI DEVANT UNE AUTRE JURIDICTION.
Source : http://www.radio-canada.ca/radio/francaismicro/ description.asp?ID=1415&CAT=C&leid=553&lacat=z


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En fait, il y a un terme parfaitement français – et beaucoup plus court – que changement de lieu ou renvoi devant une autre juridiction : c’est dépaysement, que j’ai entendu pour la première fois presque par hasard au 20 Heures de France 2. On essaiera de faire valoir contre ce mot qu’il est « totalement inusité au Québec » (voir ce qu’il y a à penser de ce genre d’argument dans mes billets « Banderilles /1 » et « Banderilles /2 »). Et puis, quand on y pense un peu, la terminologie étant l’étude des termes techniques, il est bien normal que, plus souvent qu’autrement, elle s’occupe de termes peu usités ou quasi inusités, sauf chez les spécialistes.


Même en France, le terme dépaysement (dans le sens de renvoi à une autre juridiction) n’est guère connu du grand public. C’est d’ailleurs pourquoi je reproduis, pour conclure mon billet, un communiqué de France Info.



Le "dépaysement" en Droit, c’est quoi ?
Drôle de terme que "dépaysement" pour qualifier le simple fait de faire instruire une affaire par une autre cour. Ce vocable imagé d’ailleurs est introuvable dans les textes. Dans le Code de procédure pénal, on parle plus prosaïquement du "renvoi d’une affaire d’une juridiction à une autre". Autrement dit, on la déménage de son tribunal naturel vers un autre tribunal siégeant plus loin.
Dans quel cas, peut-on dépayser ?
"Pour cause de sûreté publique" ou "dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice", dit le Code. Dans l’affaire Bettencourt, c’est le deuxième motif qui est invoqué, motif plutôt vague, qui peut donc prêter à diverses interprétations.
Le but, in fine, est évidemment de dépassionner les débats, notamment dans les affaires politico-judiciaires. Ainsi, en 1992, le procès d’Henri Emmanuelli dans l’affaire Urba avait eu lieu devant le tribunal correctionnel de Saint-Brieuc, dans les Côtes d’Armor, alors que les faits portaient sur le financement occulte du Parti socialiste dans la Sarthe.
Autre exemple, plusieurs volets du dossier des disparues de l’Yonne, normalement instruits à Auxerre, avaient été dépaysés à Paris en mars 2002 pour "lever le trouble et la légitime émotion des familles", après des "accusations et insinuations" à l’encontre de l’institution judiciaire.
En tout état de cause, c’est la chambre criminelle de la Cour de cassation qui statue sur une demande de dépaysement. Elle a, selon les cas, 8 à 15 jours pour le faire.
On notera enfin qu’on ne peut dépayser une enquête préliminaire. C’est pour ça qu’à la demande de sa hiérarchie, le procureur Philippe Courroye s’est résolu à ouvrir une information judiciaire regroupant trois enquêtes préliminaires.