vendredi 29 juillet 2011

Banderilles /10

Boyau ou tuyau d’arrosage ?

Louis et Auguste Lumière, L'Arroseur arrosé (1895)


Dans la série de billets où je commente certaines fiches du Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française, me voici rendu à la fiche « boyau / tuyau d’arrosage », où on lit le commentaire suivant : « Certains ouvrages déconseillent l'emploi du terme boyau d'arrosage en raison du fait qu'il est vieilli dans le reste de la francophonie. Cependant, ce terme est toujours prédominant dans l'usage au Québec (et ailleurs au Canada francophone), où il est généralement senti comme relevant du style soigné. »


Boyau d’arrosage « toujours prédominant dans l’usage au Québec et ailleurs au Canada francophone ? » Laissons parler les chiffres :

Terme
Total Google
Langue : français
Langue : français
Domaine : .ca
Langue : français
Domaine : .fr

Boyau d’arrosage

374 000
74 100
5 070

Tuyau d’arrosage

4 000 000
142 000
1 130 000

Google, résultats le 29 juillet 2011

Tuyau d’arrosage est le terme utilisé par Canadian Tire, Home Depot, Sears et Rona, comme en font foi ces illustrations :










Pour terminer, voici la fiche du GDT :

mardi 26 juillet 2011

Banderilles / 9


Le détective poussa la porte, trébucha sur une boîte de savon tombée par terre et aperçut un téléphone public près d'un distributeur de boissons gazeuses.
Yves Beauchemin, Une nuit à l’hôtel, Montréal, Québec Amérique, 2001, p. 43


Je continue ma série d’analyses de fiches du Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française. Aujourd’hui, je traiterai de la fiche « distributrice » :


Première constatation : l’Office québécois, en attribuant au mot mis en entrée la marque [Canada], normalise le terme pour l’ensemble du Canada. Or, le Bureau de la traduction à Ottawa a, pour traduire vending machine, préféré un autre terme (ou, si l'on veut, un autre genre) :



Deuxième constatation : en mettant distributrice en entrée principale, l’Office privilégie le terme le moins international et fait l’impasse sur le fait que distributeur est bien attesté au Québec. Cela est facile à démontrer grâce au moteur de recherche Google. Trois termes sont en concurrence pour traduire vending machine : distributeur automatique, distributrice automatique et machine distributrice. Si l’on additionne les attestations de distributrice (dans les syntagmes distributrice automatique et machine distributrice) dans l’ensemble des pages en français recensées par Google, le résultat est de 90 420 attestations (6 420 + 84 000). Mais une analyse attentive du tableau suivant montre que distributeur est au moins aussi répandu au Canada ou au Québec même. Expliquons-nous.


Terme
Total Google
Langue : français
Langue : français
Domaine : .ca
Langue : français
Domaine : .fr

Distributeur automatique

2 910 000
84 600
1 070 000

Distributrice automatique

6 420
3 040
178

Machine distributrice

84 000
33 000
1 460
Google, résultats le 21 juillet 2011


Depuis peu, Google ne permet plus de faire des recherches par territoire (Canada, France, etc.) mais uniquement par domaine (.ca, .fr, etc.). En d’autres termes, il n’est plus possible de répartir entre pays les pages dont l’adresse se termine par .tv, .com, .net, etc.


À la lecture du tableau, on pourrait croire que les attestations de distributrice (= machine distributrice + distributrice automatique) surpassent de quelques milliers celles de distributeur automatique (90 420 contre 84 000). Mais, pour distributrice, il s’agit du nombre d’attestations dans l’ensemble des pages en français recensées par Google partout dans le monde. Pour distributeur automatique, il s’agit du nombre d’attestations recensées de l’expression complète (et non seulement du mot distributeur) uniquement dans les adresses se terminant par .ca. Il faudrait donc, pour distributeur automatique, ajouter les attestations qui se trouvent dans les pages canadiennes des domaines .com, .net, .org, .info, ce qui n’est pas possible actuellement. Une conclusion se dégage pourtant : au Canada même (au Canada, parce qu’il n’y a pas encore de domaine .qc), distributeur automatique est, selon toute probabilité, le terme le plus fréquent (du moins dans Internet). Et si l’on ne prend en compte que le domaine .ca, il domine largement.


La fiche de l'Office dit : « Distributeur automatique est le terme usuel pour désigner ce concept dans les pays francophones d’Europe. » Au Québec aussi, mais en concurrence avec machine distributrice.


mercredi 20 juillet 2011

Amnésie collective

Source : http://www.corsaires.ca/_photo/8300_1090_iberville_g.jpg

Voici ce qu’écrivent Mario Beaulieu et Christian Gagnon dans Le Devoir du 20 juillet 2011 sous le titre « 350e anniversaire de naissance d’Iberville, héros oublié » :
C'est le propre des peuples fiers que de célébrer leurs héros et leurs victoires. C'est d'ailleurs le rôle de l'État de cultiver cette fierté en soulignant les grands anniversaires de ses plus glorieux personnages et événements. Aussi, le choix de ce qui est jugé valoir un tel effort en dit long sur la psyché de ce peuple. En 1976, les États-Unis ont souligné de façon festive et grandiose les 200 ans de leur guerre d'indépendance. En 1989, la France a célébré dans le faste le bicentenaire de la prise de la Bastille.

Mais au Québec, on ne veut surtout déranger personne ou même risquer de le faire. Ainsi en ce 20 juillet, le 350e anniversaire de naissance de Pierre Lemoyne d'Iberville n'aura fait l'objet d'aucune commémoration officielle.

D'Iberville est réputé être le plus illustre des fils de la Nouvelle-France.

L’année dernière, on a oublié de célébrer le centenaire de la première loi linguistique du Québec, la « loi Lavergne ». Seule trace d’une quelconque commémoration, ce communiqué émis par le Secrétariat à la politique linguistique le 4 juin 2010  (on peut se demander s’il y aurait même eu un communiqué sans une intervention discrète de ma part):
Il y a cent ans aujourd’hui était sanctionnée la première loi québécoise spécifiquement destinée à promouvoir la langue française au Québec.
Au début du vingtième siècle, les compagnies d’électricité, de transport, de télégraphie et de téléphonie ne transigent qu’en anglais avec leurs clients québécois. Pour Armand La Vergne, qui est alors député nationaliste de Montmagny, la défense du français passe par le bilinguisme des relations d’affaire de ces compagnies qui offrent les services d’utilité publique. Il propose une loi qui s’intitule Loi amendant le Code civil concernant les contrats faits avec les compagnies de services d’utilité publique. Le combat de La Vergne dure six ans et vient à bout des pressions des grandes entreprises. Le projet de loi est adopté à l’unanimité par la Chambre le 27 mars 1910 et il est sanctionné le 4 juin 1910. La loi entrera en vigueur le 1er janvier 1911.
Cette première loi linguistique est aujourd’hui connue sous le nom de « Loi Lavergne ».

Armand Lavergne
Source : Wikimedia Commons


lundi 18 juillet 2011

Cabaret ou plateau ?


Je traiterai aujourd’hui de la fiche du GDT « plateau de service », remplaçant une fiche de 1984 (voir les deux fiches, celle de 1984 et celle de 2009, à la fin de ce billet). L’ancien Office se limitait à faire, dans les notes, des remarques sur la langue générale ou sur la prononciation mais il n’allait pas jusqu’à normaliser, en les mettant en entrée comme synonymes, des mots familiers.


Quelques autres remarques brèves sur cette fiche.


« En contexte » est une tournure technique propre à la linguistique et signifie « cité avec son contexte » (selon le Trésor de la langue française). Cette expression n’a pas le sens de « selon le contexte », « quand le contexte est clair », « quand le contexte permet de lever toute ambiguïté » que lui prête le rédacteur (ou la rédactrice).


« Le terme cabaret dans ce sens, qui est très répandu au Québec dans la langue courante, est un héritage de France; il découle de celui de ‘ petite table ou plateau pour tasses à café, à thé, etc. ’ aujourd'hui considéré comme vieilli dans les quelques dictionnaires qui le consignent. » Le terme cabaret découle de celui de petite table ? Ou n’est-ce pas plutôt le sens qui découle ? Et il aurait fallu écrire « dans les quelques dictionnaires qui consignent ce sens ».


L’emprunt tray « s’intègre mal au système morphologique du français ». Vraiment ? Il est du genre masculin (comme gré et pré) et il suffit d’ajouter un s pour former son pluriel. La difficulté d’intégration est affirmée, elle n’est pas démontrée.


Par ailleurs, il est clair que l’emprunt tray, prononcé « tré », s’intègre aussi très bien phonétiquement puisqu’il vient s’ajouter à la série cré (pop.), gré et pré.

mercredi 13 juillet 2011

Langue et démographie au Québec


Aujourd’hui, plutôt que d’écrire un billet en bonne et due forme, je me contente de vous rediriger, si vous cliquez sur le lien plus bas, vers le texte d’un ancien collègue qui a entrepris, lui aussi, de remettre certaines pendules à l’heure :

Michel Paillé, « Le Québec français est-il décompté ? », Le Devoir, 13 juillet 2011.

jeudi 7 juillet 2011

Crosse de fougère ou tête de violon ?


Avant que l’on eût fulminé une fatwa contre ce que l’on finira peut-être par appeler mes « billets sataniques », j’avais pensé réduire de façon marquée ma production, au moins pendant l’été, mais peut-être bien au-delà, pour me consacrer à la lecture de Cioran et à l’étude de la métaphysique de la bêtise universelle quand les événements m’ont poussé à la fois à continuer d’écrire et à contempler de près ce que je n’avais envisagé jusque là d’approcher que sous son angle théorique.

Somme toute, je vais réduire ma production. Mais pour montrer que je ne lâche pas prise, voici, sous une forme un peu raccourcie, un billet mis en ligne il y a plusieurs semaines et qui illustre ma démarche critique.

*   *   *

L’ancien président de l’Asulf, l’Association pour le soutien et l’usage de la langue française, le juge Robert Auclair, a écrit à l’Office québécois de la langue française pour demander des explications sur l’acceptation, par l’Office, du calque tête-de-violon en remplacement du terme crosse de fougère jusqu’alors préconisé. Comme il s’agit de la réponse d’un organisme officiel à une question posée par une association, et avec l’autorisation de M. Auclair, j’en publie le texte.


Québec, le 24 novembre 2008

Monsieur Robert Auclair
ASULF
***
Québec (Québec) ***


Monsieur,

Nous avons bien reçu votre lettre au sujet du quasi-synonyme te-de-violon. Voici les raisons qui ont motivé nos choix terminologiques.
Il est sans doute exact que le terme tête-de-violon pour désigner la crosse de fougère est un calque de l’anglais fiddlehead, mais nous considérons que le seul fait de l'emprunt à l'anglais n'est pas une raison valable pour rejeter d'emblée un terme. Dans tous les cas, il faut pousser l'analyse plus loin. Il faut voir ici que d'une part il s'agit d'une réalité bien de chez nous, la crosse de fougère cuisinée ne faisant pas partie des habitudes alimentaires des Français. En outre, le terme crosse de fougère (que nous présentons tout de même en entrée principale) est quasi inusité au Canada, tant chez les cueilleurs que chez les gourmets et les cuisiniers.
D'autre part, tête-de-violon est une belle analogie avec l'extrémité du manche des instruments à corde. Ce sens est attesté dans les ouvrages français de lutherie (celui de François-Joseph Pommet et celui de Lamario pour ne citer que ceux-là) de même que dans des dictionnaires de langue comme le Trésor de la langue française (celui de France) sous le vocable violon et le Dictionnaire culturel de la langue française (sous tête). En outre, “ notre ” produit est vendu sous te nom de tête de violon en France sous l'étiquette Délices sauvages du Canada, ce qui prouve le pouvoir évocateur de la dénomination.
Enfin, le mot tête est utilisé en botanique pour dénommer l'extrémité arrondie de certains végétaux : tête d'asperge, tête d'artichaut, tête de champignon, tête d'arbre, etc. (voir notamment Le Petit Robert). Ces observations font que nous considérons tête-de­violon comme un emploi légitime qui contribue à conserver le caractère original et vivant de notre variété de français
En espérant que ces explications vous éclaireront sur notre choix, nous vous prions d'agréer, Monsieur, l'expression de nos sentiments distingués.
La directrice générale des services linguistiques,
* * *


M. Auclair m’a demandé ce que je pensais de la réponse qu’il avait reçue de l’Office. Voici les commentaires que je lui ai fait parvenir. Copie en a été transmise par mes soins à qui de droit à l’Office :

Québec, le 22 décembre 2008

M. Robert Auclair
***
Québec (Québec)


Monsieur le Juge,

Vous m'avez transmis la lettre que vous adressait le 24 novembre la directrice générale adjointe des Services linguistiques de l'Office québécois de la langue française en me demandant si l'argumentation qu'elle présentait me convainquait. La lettre de Mme *** portait sur le mot tête-de-violon, donné comme « quasi-synonyme » de crosse de fougère dans le Grand dictionnaire terminologique de l'OQLF.

J'ai passé plusieurs heures à étudier la réponse de l'Office.

Je commenterai chacun des points mentionnés dans la lettre de Mme ***.

L'expression « quasi-synonyme » utilisée dans le premier paragraphe
         Si tête-de-violon est acceptable, il est alors un synonyme de plein droit, non un quasi-synonyme. Il y là une erreur de conceptualisation. [La fiche a depuis été modifiée.]

« … la crosse de fougère ne faisant pas partie des habitudes alimentaires des Français. »
         Vérification faite, il est signalé à plusieurs endroits que les crosses de fougère se sont consommées autrefois en France, particulièrement en période de disette. Aujourd'hui ceux qui pratiquent la survie en forêt savent encore qu'on peut en consommer moyennant certaines précautions (toxicité).
         Du point de vue de la simple logique, il est toujours hasardeux de faire des assertions portant sur la non-existence d'un terme. La formulation utilisée dans la lettre est donc imprudente. La même remarque s'applique au point qui suit.

« Le terme crosse de fougère est quasi inusité au Canada »
         Dans le domaine du vocabulaire, les travaux de Claude Poirier l'ont amené à parler de l'« intrication » des québécismes et des mots du français dit de référence car il est impossible de prouver qu'un mot du français de référence n'est pas utilisé au Québec. Mon étude récente Le vocabulaire des Québécois, étude comparative (1983 et 2006) apporte de nouveaux arguments à cette position.
         D'un point de vue plus pratique, une simple consultation dans Internet par le moteur de recherche Google permet de trouver plus de 900 attestations de l'emploi du terme crosse de fougère, la plupart dans des textes canadiens et québécois. Il est utilisé dans des sites officiels des gouvernements du Canada et du Nouveau-Brunswick et dans celui de l'émission L'épicerie (Radio-Canada). Le site de l'Association canadienne de distribution de fruits et légumes ne donne que l'appellation crosse de fougère. Le site de la chaîne d'alimentation Métro n'utilise, dans la page « Les légumes tiges », que le terme crosse de fougère, celui de la chaîne IGA l'utilise comme synonyme de tête-de-violon.

Le terme crosse de fougère est inusité « chez les gourmets et les cuisiniers »
         Il est toujours difficile de prouver une assertion portant sur la non-existence. C'est la troisième occurrence dans la lettre de ce type d'argumentation.
         Une recherche sur Google révèle qu'en plus d'être utilisé par des chaînes d'alimentation, le terme se trouve dans la revue Coup de pouce. Le site Passeport Santé offre une recette de crosses de fougère sautées au sésame. On trouve aussi dans Internet des recettes de velouté de crosses de fougère et poires et de crosses de fougères aux champignons. Le Bulletin des agriculteurs donne aussi une recette de crosses de fougère et précise que le terme tête-de-violon est à proscrire.

« Tête-de-violon est une belle analogie avec l'extrémité du manche des instruments à corde. »
         Plus exactement, c'est une métaphore.

« Ce sens est attesté dans les ouvrages français de lutherie (celui de François-Joseph Pommet et celui de Lamario pour ne citer que ceux-là.) »
         Renseignement pris, il n'y pas d'ouvrage de ces deux auteurs à la bibliothèque de l'OQLF ni dans aucune bibliothèque gouvernementale.
         En fait, François-Joseph Pommet est un luthier de Reims qui a son propre site Internet où on peut voir des images présentant les diverses parties d'un violon.
         Lamario n'est pas un nom de personne mais la marque de commerce d'un luthier québécois, Mario Lamarre.
         La formulation de la phrase est donc de nature à induire en erreur.

« Ce sens est attesté … dans des dictionnaires de langue comme le Trésor de la langue française (celui de France, sous le vocable violon)… »
         Mais il ne désigne pas alors une partie du violon, encore moins d'une plante, mais une partie d'un foret de sculpteur utilisé pour percer le béton :
b) TECHNOL. Petit touret à main actionné à l'aide d'un archet; foret de sculpteur utilisé pour percer le marbre. Le ministre et son amie voyaient avec effroi tout autour de la chambre à coucher les vrilles percer les portes et les volets, les violons faire des trous dans les murs [pour les observer] (A. FRANCE, Île ping., 1908, p. 377).
Tête de violon, clef de violon. Tête de vis ayant la forme des clefs de cheville et que l'on manœuvre à la main. Lorsque le fléau est muni d'une vis de sûreté à tête de violon placée sur le support au-dessus du fléau, une plus-value est prévue [à la série] (ROBINOT, Vérif., métré et prat. trav. bât., t. 3, 1928, p. 72).
         Il est pour le moins curieux que des terminologues, dont la mission consiste à travailler sur des vocabulaires spécialisés, puissent faire ce genre de confusion.
         Par ailleurs, le Trésor de la langue française donne bien l'expression tête de violon pour désigner la partie recourbée de l'instrument de musique mais on trouve ce sens au mot… crosse !
Ce que l'Office ne dit pas : dans le Trésor de la langue française, sous le vocable crosse, on indique clairement que ce mot est le terme technique pour désigner l'extrémité de la tige de certaines plantes, en particulier des fougères :
Spéc. [En parlant de certaines parties de plantes, en partic. lorsqu'il s'agit de fougères] Feuille en crosse. Les fougères sèches jonchaient le sol que perçaient les nouvelles crosses, d'un vert acide (MAURIAC, Th. Desqueyroux, 1927, p. 193).P. méton. Partie d'un élément présentant une certaine courbure.
A. [En parlant d'obj. fabriqués]
1. Usuel. Crosse de canne. Mme de Cambremer tenait à la main, avec la crosse d'une ombrelle, plusieurs sacs brodés (
PROUST, Sodome, 1922, p. 808).
2. MUS. [Dans un instrument à cordes] Partie recourbée du manche qui porte les chevilles. Crosse de luth, de viole, de violon, La tête ou crosse [du luth] était légèrement renversée et était munie de chevilles qu'on tournait pour tendre plus ou moins les cordes (ROUGNON 1935, p. 379).

         Ce que l'Office ne dit pas non plus : dans le Trésor de la langue française au Québec, on trouve au moins 27 attestations de l'expression crosse de fougère, par exemple :
« Plusieurs lecteurs ont gentiment appelé et écrit à l'auteur de ces lignes pour lui rappeler que son texte sur les crosses de fougère (cessez donc d'appeler ça à tort des têtes de violon) ne faisait nulle part mention de la façon de les cueillir pour éviter leur disparition. » (Robert Fleury, Le Soleil, 30 mai 1984, p. D-2).

         En comparaison, le TLFQ donne 77 attestations de tête-de-violon (ratio 3/1), dont plusieurs disent soit que c'est un synonyme de crosse de fougère, soit que c'est un anglicisme à éviter.

« Ce sens est attesté … dans le Dictionnaire culturel de la langue française (sous tête). »
         Le sens est attesté dans cet ouvrage pour la partie de l'instrument de musique, non pour la crosse de la fougère, même si l'article tête fait plus de quatre colonnes et demie.
         En revanche, ce que l'Office ne dit pas : dans le même ouvrage, au mot crosse, on indique le sens « jeune feuille de fougère enroulée sur elle-même ».

« En outre, 'notre' produit est vendu sous le nom tête de violon en France sous l'étiquette Délices sauvages du Canada. »
         Je ne vois pas ce que cela apporte comme argument puisqu'une simple consultation d'Internet nous apprend que le produit est étiqueté au Canada.

« Enfin, le mot tête est utilisé en botanique pour dénommer l'extrémité arrondie de certains végétaux : tête d'asperges, tête d'artichaut, tête de champignon, tête d'arbre, etc. (voir notamment Le Petit Robert) »
Mais il y manque la tête de violon (et, me permettrai-je d'ajouter, la tête de nœuds).
En fait, il s'agit de deux séries qui n'ont rien de commun : en botanique, le syntagme est composé de tête + nom d'une plante, alors que le syntagme tête de violon, est composé de tête + nom d'un instrument ! Dans tête d'artichaut, seul le terme tête est métaphorique, alors que dans tête de violon, c'est l'ensemble qui l'est : curieux dérapage dans le raisonnement et manque de rigueur.
         Le Petit Robert est un ouvrage de lexicographie générale et on pourrait s'attendre à ce que des terminologues citent plutôt des ouvrages spécialisés. S'ils avaient consulté l'Encyclopaedia Universalis, par exemple, ou un ouvrage pour spécialistes comme Le Bon Jardinier, ils auraient découvert que le terme technique est crosse.
[...]

         Mes analyses m'amènent à conclure que la réponse de l'Office est mal rédigée, confuse et incomplète.         

         Veuillez recevoir, Monsieur le Juge, avec mes meilleurs vœux pour la nouvelle année, l'expression de mes meilleurs sentiments.

mercredi 6 juillet 2011

Franchise c. déductible


J’ai choisi aujourd’hui d’écrire un billet sur la fiche franchise (dans le domaine des assurances) du Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française.

Dans une version antérieure de la fiche, on acceptait comme synonyme le mot déductible. Lors du congrès de l'ACFAS en 2002, Marie-Éva de Villers, la célèbre auteure du Multidictionnaire de la langue française, a posé une question sur cette fiche (et sur deux ou trois autres) et s’est demandé si cela ne témoignait pas d’une nouvelle orientation de l’Office.

Il est résulté de cette intervention que le rédacteur a dû refaire ses devoirs et signaler déductible comme « terme non retenu ». Toutefois, il a ajouté une note amphigourique pour tenter de se justifier (reproduction de la fiche à la fin du billet). L’Institut d’assurance de dommage du Québec, dans le lexique récemment mis en ligne sur son site, est beaucoup plus clair : « Le mot déductible est un adjectif seulement. Il ne peut être employé comme substantif. »

Source : Institut d'assurance

Quand, au début des années 2000, après trente ans d’efforts, les polices d'assurances utilisent toutes la terminologie de l'Office (y compris le mot franchise), on est en droit de s’étonner que quelqu’un ait tenté, de sa propre initiative, d'intervenir dans ce domaine, remettant en cause l'œuvre de ses prédécesseurs. Mais l’incident témoignait de la nouvelle orientation en train de s’implanter dans les travaux terminologiques.

*   *   *

Par-delà son côté anecdotique ce cas est exemplaire du manque de mémoire institutionnelle à l'Office. En effet, il a fallu que la direction de l'Office déploie beaucoup d'efforts, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, pour convaincre les compagnies d'assurances (souvent britanniques) de se franciser. Déjà en 1966, le deuxième Cahier de l’Office était consacré au Vocabulaire des assurances sociales.

Les premiers artisans de la francisation de la terminologie des assurances furent Jean-Paul de Grandpré et Louis-Paul Béguin.

De Jean-Paul de Grandpré l’Office publia en 1969 le Vocabulaire bilingue des assurances sur la vie.

Louis-Paul Béguin, né en France en 1923, arrive au Canada en 1960 et s’établit d’abord à Toronto, où il travaille pour une compagnie d’assurance. En 1968, il publie dans Meta, la revue des traducteurs, un article (« La refrancisation du domaine de l’assurance et ses conséquences ») qui décrit bien les difficultés que présentait à l’époque la francisation de ce domaine.

Louis-Paul Béguin déménage au Québec en 1970. Il travaille quelques années à Québec puis va s’établir à Montréal. Il se fait connaître par ses chroniques de langue dans Le Nouvelliste et Le Devoir mais surtout en tant que responsable de la francisation de la terminologie de l’assurance à l’Office de la langue française.

Voici ce qu’en dit Gaston Cholette dans son histoire de l’Office :

[…] l’Office ouvre un nouveau chantier en 1971 […]. Il s’agit cette fois, non seulement de poursuivre le travail de Jean-Paul de Grandpré, mais d’abord, dans un premier temps, de faire un vocabulaire correctif. Celui-ci s’attaquera en effet aux nombreux anglicismes sémantiques (application, conversion), morphologiques (assurance contributive) et syntaxiques (invoquer une loi) qu’une traduction littérale a fait passer dans l’usage depuis longtemps. Le Vocabulaire correctif des assurances qui sera le résultat de la première phase du nouveau chantier ne sera pas un glossaire mais un instrument de redressement d’une situation linguistique anormale. [Caractères gras ajoutés]

Le chantier est sous la direction de Louis-Paul Béguin, terminologue à l’Office qui a déjà travaillé dans le monde des assurances. Une première réunion destinée à jeter les bases de l’opération a lieu à Montréal le 14 juin 1971.
Gaston Cholette, L’Office de la langue française de 1961 à 1974, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture et Office de la langue française, 1993, p. 327

Trente ans plus tard, on a voulu redorer le blason du terme déductible, pourtant disparu des polices d’assurance. C’est ce que, dans un autre billet, j’ai appelé le Grand Bond en arrière du purisme pure-laine. En fait, c'était proposer de revenir à la situation linguistique que Gaston Cholette qualifiait d'anormale. Et voilà ce qui, fondamentalement, m'oppose à la nouvelle orentation constatée dans quelques fiches du GDT (car il n'y a pas encore lieu de généraliser, après tout le GDT compte des centaines de milliers de fiches).



Quelques observations finales sur la note de la fiche de l’Office. « Ce procédé linguistique de dérivation qu'est le changement de catégorie grammaticale est courant et légitime en français. » Ce procédé = this process, or this method…, le démonstratif remplace l’article défini sous l’influence de l’anglais. En français : le procédé linguistique de dérivation… Ou mieux : la dérivation est un procédé… Notons ensuite un tout petit problème conceptuel, de rien du tout – une broutille, je vous l’accorde : le changement de catégorie grammaticale n’est pas à proprement parler une dérivation. Voyons ce qu’en dit le Trésor de la langue française en ligne, s.v. dérivation :
b) GRAMM. Procédé qui consiste à former de nouveaux mots en modifiant le morphème par rapport à la base. Dérivation impropre, régressive.
Le changement de catégorie grammaticale est ce que l’on appelle techniquement une dérivation impropre, ou une conversion, ou une translation. Plus simplement, dans l’explication, on aurait pu parler de la substantivation d’un adjectif, terme sans doute un peu abstrait, mais relativement facile à comprendre pour qui veut s’en donner la peine. Ou dire encore plus simplement : l’utilisation d’un adjectif en fonction de nom (ou de substantif). Ne chicanons pas trop sur ces détails. Mais remarquons tout de même que l’Institut d’assurance a su s’exprimer de façon claire sur ce point : « Le mot déductible est un adjectif seulement. Il ne peut être employé comme substantif. » Un exemple de simplicité à suivre car il aide l’usager à s’y retrouver.

Dernière remarque : « Ce procédé […] est […] légitime en français ». Il y a quelques décennies, on aurait écrit : ce procédé est de bon aloi. Quand on pense à ce que l’Office a dû essuyer comme critiques pour avoir osé utiliser, dans les années 1960, l’expression « de bon aloi » ! (L’aloi est d’abord le titre légal – légitime ? – de la monnaie d’or ou d’argent.) L’oripeau neuf de la légitimité désigne en fait la même notion. Plus ça change…