jeudi 18 juin 2015

Quinze ans plus tard


[…] un jugement de la Cour supérieure de 2014, confirmé par la Cour d’appel ce printemps, […] avait conclu que l’Office québécois de la langue française (OQLF) n’avait pas le pouvoir, en vertu de la Charte, d’imposer l’affichage de descriptifs en français à des détaillants dont la marque de commerce est seulement en anglais.
[…]
« Nous croyons qu’il est possible d’assurer la visibilité du français sans altérer la marque d’origine », a fait valoir Hélène David dans un point de presse. La ministre a rappelé que les marques de commerce sont de compétence fédérale et bénéficient d’une protection en vertu du droit international et des traités de libre-échange.
[…]
Comme c’était le cas auparavant, il ne s’agit pas de traduire la marque de commerce, a rappelé Hélène David. « Il s’agit plutôt de l’ajout d’inscriptions ou de mentions en français qui peut prendre la forme d’une description de produits ou de services, d’un slogan ou, si préféré [sic], de l’ajout d’un générique ou autre sans altérer la marque de commerce d’origine. »
– Robert Dutrisac, « Marques de commerces – Québec officialise les modifications », Le Devoir, 18 juin2015


Un jugement de la Cour supérieure de 2014 […] avait conclu que l’Office québécois de la langue française (OQLF) n’avait pas le pouvoir, en vertu de la Charte, d’imposer l’affichage de descriptifs en français : dans son Avis sur l’affichage du nom d’entreprise publié en 2000, le Conseil de la langue française avait déjà dit que l’Office ne pouvait imposer des descriptifs en français. L’Office s’est pourtant lancé dans une bataille judiciaire que les observateurs sérieux savaient perdue d’avance.


Aujourd’hui, la ministre Hélène David donne l’impression qu’elle veut « forcer les entreprises à ajouter à leur marque de commerce en anglais un vocable en français », comme l’écrit Robert Dutrisac. Ne soyons pas dupes de cette manœuvre politicienne et relisons l’avis du Conseil qui décrit les limites juridiques d’une intervention sur les marques de commerce. Car, quinze ans plus tard, le gouvernement semble en voie de se rendre à l’évidence  :


Le Conseil s'est penché sur l'introduction de diverses mesures pour que la prolifération de l'affichage des marques de commerce ne porte pas atteinte à la visibilité du français au Québec.
Il a étudié sérieusement la possibilité d'imposer l'ajout d'un terme générique en français, lorsque la marque de commerce est rédigée dans une autre langue. En effet, la réglementation actuelle sur l'affichage ne prévoit pas d'obligation en ce sens. Lorsqu'il n'existe pas de version française, une entreprise a le droit d'afficher une marque de commerce rédigée uniquement dans une autre langue. Selon l'hypothèse étudiée par le Conseil, un établissement serait tenu d'ajouter un terme comme « magasin », « entreprise », « boulangerie », « quincaillerie », etc., devant une marque de commerce libellée en langue étrangère, lorsque cette marque de commerce sert à identifier un établissement commercial.
Cette hypothèse soulève bon nombre de difficultés. Une marque de commerce forme un tout, protégé par des lois et des accords internationaux; son utilisation s'inscrit souvent dans une stratégie de mise en marché d'un produit ou d'un service, stratégie internationale, voire mondiale. Tout ajout dans son affichage pourrait porter atteinte à son intégrité et aux objectifs de visibilité commerciale de l'entreprise qui en possède les droits exclusifs. De plus, pour de nombreuses marques de commerce, le choix d'un générique ne s'impose pas d'emblée et pourrait rendre la situation encore plus confuse aux yeux des consommateurs. Enfin, il a paru évident qu'il n'était pas possible de trouver une solution unique pour couvrir une multitude de cas particuliers.
Pour ces raisons, le Conseil n'a pas retenu l'hypothèse mentionnée précédemment. […]
Dans cette perspective, le Conseil estime souhaitable d'envisager certaines mesures incitatives visant à ajouter du français lorsque l'affichage d'une marque de commerce sert à identifier un établissement :
§  ce pourrait être, bien sûr, l'ajout d'un terme générique;
§  ce pourrait être un libellé descriptif de l'activité de l'établissement;
§  ce pourrait être un message publicitaire;
§  ce pourrait être la traduction ou, mieux encore, une version adaptée en français de la marque de commerce.
Dans les faits, comme on l'a vu, bon nombre d'établissements retiennent déjà l'une ou l'autre de ces mesures dans leur affichage. Il suffirait alors d'encourager l'élargissement de ces pratiques en laissant au propriétaire de l'établissement la liberté de retenir celle qu'il juge la plus appropriée à ses activités, à sa clientèle, à la marque de commerce et, le cas échéant, aux exigences contractuelles du « franchiseur ». L'analyse du Conseil l'amène à proposer que l'Office de la langue française élargisse son rôle de service et de soutien pour inciter les commerçants à accorder plus de place au français dans les noms qu'ils affichent, et pour leur apporter son aide et son soutien technique.
En outre, pour que les commerçants puissent bénéficier, en cas de besoin, d'un soutien à un affichage en français de bonne qualité, l'Office de la langue française pourrait promouvoir davantage son service spécialisé d'aide linguistique.
Le Conseil juge également qu'une intervention plus approfondie devrait être faite auprès des représentants des entreprises étrangères qui songent à s'établir au Québec, afin de les convaincre de traduire ou d'adapter leur marque en français ou, encore, de la faire accompagner d'un slogan ou d'un descriptif en français, et ce, en leur faisant valoir l'avantage, sur le plan économique, de tenir compte du fait que la majorité de leur clientèle québécoise est francophone. D'ailleurs, certains franchiseurs étrangers ont retenu comme valable une telle pratique, en adoptant une version française ou adaptée de leur nom pour leurs franchisés québécois; par exemple, « Poulet frit Kentucky », « Chalet Suisse », « Centre japonais de la photo », « Bureau en gros », « L'équipeur », « Un dollar ou deux », etc. Les démarches de l'Office de la langue française, en collaboration avec les associations de franchisés québécois, pourraient favoriser la multiplication de cette pratique.


   
En bout de course, on finira par proposer, une fois de plus, des mesures incitatives, ce qui n’exclut évidemment pas le recours à des… incitatifs financiers. Fallait-il attendre quinze ans pour aboutir à ce résultat ?

jeudi 11 juin 2015

La lexicographie au temps de la glaciation


Quand il s’agit d’un cornet de « molle » à la vanille trempée dans le chocolat, les Québécois sont unanimes : ils mangent de la crème glacée. Mais quand ils se laissent tenter par une spécialité italienne, ils hésitent subitement, passant de glace italienne ou glace à l’italienne, à crème glacée italienne ou crème glacée à l’italienne, ou même à gelato.
Infolettre Usito, juin 2015


Cette page de l’Infolettre s’accompagne de la reproduction de trois entrées du dictionnaire Usito (glace, crème et gelato). Dans le baratin de l’Infolettre, il n’est nulle part fait mention du sorbet, qui fait pourtant partie du même champ sémantique. Pas non plus question du granité (y compris dans le dictionnaire lui-même s.v. glace).


Grave lacune dans la description de l’usage québécois, au terme crème anglaise l’article du dictionnaire ne mentionne pas le synonyme québécois cossetarde (de l’anglais custard), pourtant très courant.


Usito accepte le terme glace noire sans le critiquer même s’il indique qu’il vient de l’anglais black ice. À qui va-t-on faire croire que la glace noire (définie comme un « mince film de glace transparente, presque invisible sur la chaussée ou ailleurs ») est différente du verglas (qui, depuis le xiie siècle, comme le signale le Trésor de la langue française informatisé, désigne une « couche de glace mince et transparente qui couvre le sol ») ? Même le traducteur automatique de Google, après avoir donné la traduction littérale « glace noire », mentionne en note le mot verglas :


mercredi 10 juin 2015

Décalage par rapport à l’usage



Je ne sais pas combien de temps dure l’enregistrement, mais dans une émission de 30 minutes, on peut y caler près de 15 « shooters » de vodka !
[…]
Les connaissances scientifiques sont claires : ce type d’émission, qui a pour effet de glorifier et banaliser le calage, la surconsommation et l’intoxication, avec des personnalités publiques modèles et très en vue à l’appui, soutient et exacerbe les normes sociales favorables à l’excès d’alcool.
– Jean-Sébastien Fallu, « Les recettes ‘sur la meth’ : à peine une parodie ! », Le Devoir, 10 juin 2015

Le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française a bien 15 fiches « caler » et 32 fiches « calage » mais aucune qui corresponde à la définition que donne de ces mots le site Éduc’Alcool :

Le calage est une activité qui consiste à boire la plus grande quantité d’alcool possible le plus rapidement possible.
Il peut s’agir d’un concours ou d’un défi organisé par un bar, un organisme, une association ou, encore, d’une activité improvisée par un groupe d’amis dans un lieu public ou privé, avec ou sans spectateurs.
C’est une pratique dangereuse qui peut prendre plusieurs formes et porter différents noms : Olymbières, Century, Chope d’or, etc.


Qu’il est difficile d’orienter l’usage quand on ne parvient même pas à le suivre !


lundi 8 juin 2015

Glanures


Quelques glanures dans l’édition du 8 juin du Devoir.

Il n’est plus possible d’en douter : on vit une époque formidable ! Et depuis quelques jours, les Producteurs de lait du Québec en font joliment la démonstration avec leurs séries de publicités télévisées mettant en vedette des « foodies » d’ici pour faire la promotion des fromages d’ici. Un « foodie », c’est quoi ? C’est un gourmet — oui, oui, il y a un mot en français qui existe pour nommer la chose ! — qui prend un peu trop au sérieux son attachement à la gastronomie […].
Dans une des capsules publicitaires pilotées par les marchands de lait, on voit une jeune urbaine vanter toute l’extase qu’elle a à manger des fromages d’ici. Elle parle du fromage comme d’une composante de son « lifestyle » (!), entre deux bouchées de pâte molle, sur fond de vêtements mode suspendus sur des présentoirs dans un atelier. Des baies vitrées ouvrent sur la ville et ses possibles. Sans être plus ayatollah de la langue que l’ayatollah du français à Radio-Canada, elle aurait aussi pu être présentée comme une gastronome urbaine et évoquer son « style de vie » que ça aurait fonctionné pareil.
– Fabien Déglise, « Une époque formidable », Le Devoir, 8 juin 2015, p. A5


Il faut arrêter de dire que la norme du français au Québec se caractérise par le rejet des anglicismes. D’abord rappelons que le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) est farci de calques et d’emprunts sémantiques : comptoir de cuisine (plan de travail), têtes-de-violon (crosses de fougère), détour (déviation), etc. Comme le texte de Fabien Déglise le montre, les Québécois ne sont pas immunisés contre la mode des anglicismes lexicaux qu’ils prennent plaisir à dénoncer chez les Français. En fait, ce dont peu de linguistes semblent avoir pris conscience, c’est que l’attitude normative des Québécois envers les anglicismes a changé depuis, en gros, un quart de siècle, comme le montre le graphique suivant tiré de mon enquête Les Québécois et la norme (2008) :



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Entre-temps, c’est la réputation d’une entière profession qui a été sévèrement écorchée.
– Patrick Lacroix, « Destruction programmée de l’idéal-médecin », Le Devoir, 8 juin 2015, p. A6

Cette courte citation illustre une fois de plus (j’en ai donné plusieurs exemples dans d’autres billets) l’antéposition de l’adjectif à l’imitation de l’anglais (la romaine patrouille, le Royal 22e Régiment). La présence du trait d’union dans « idéal-médecin » interdit de le considérer comme un cas d’antéposition de l’adjectif. Il doit plutôt s’agir d’une imitation du germanisme idéal-type (traduction littérale de l’allemand Idealtypus / Idealtyp), terme depuis longtemps accepté dans le vocabulaire de la sociologie.


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Démocrature : mot-valise formé à partir des termes « démocratie » et « dictature ». Il désigne des régimes politiques qui, tout en ayant au moins certains attributs de la démocratie, comme des élections pluripartites, n’en sont pas moins dirigés d’une façon autoritaire voire dictatoriale.

Ce mot a été forgé il y a plusieurs décennies, en espagnol, par le célèbre écrivain uruguayen Eduardo Galeano […].
– François Brousseau, « Démocratures », Le Devoir, 8 juin 2015, p. B1

Le mot démocrature est (évidemment) absent de la nomenclature du Grand Dictionnaire terminologique.

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La minorité catholique se sent à l’étroit dans ce pays divisé en deux, où elle est censée cohabiter avec les musulmans bosniaques dans le cadre de la fédération croato-musulmane, aux côtés de la Republika Srpska (République serbe).
Le pape a toutefois exhorté les catholiques bosniens à rester en Bosnie, en dépit du départ depuis les années 1990 de plus de 300 000 croyants (sur 800 000 avant la guerre).
 Olivier Baube et Calin Neacsu (Agence France-Presse), « Un ‘climat de guerre’ », Le Devoir, 8 juin 2015, p. B ?


Le GDT n’a pas de fiche anglaise « Bosnian ». Il n’a qu’une fiche française de 1995 « Bosniaque », « nom des habitants de la Bosnie-Herzégovine ». Ce n’est donc pas dans le GDT qu’on apprendra la différence entre bosnien et bosniaque. Wikipédia (article « Bosnien (homonyme) » donne l’explication suivante : « Les Bosniens […] sont les habitants (citoyens) de Bosnie-Herzégovine quelle que soit leur origine ethnique : Bosniaques, Serbes, Croates et les autres minorités de Bosnie-Herzégovine (Roms,...). » L’explication est plus détaillée sur le site Culture-générale.fr :

Avant que l’équipe de France ne se ridiculise une nouvelle fois en Bosnie-Herzegovine, il serait bon de rappeler à messieurs les commentateurs sportifs la différence entre une joueur bosnien et un joueur Bosniaque.
La Bosnie-Herzegovine est composée depuis 2001 de 3 grandes communautés religieuses : les Croates (catholiques), les Serbes (orthodoxes) et les Bosniaques (musulmans) mais tous les membres de cette communauté sont des habitants de la Bosnie-Herzégovine, dont le gentilé est « bosnien/bosnienne ». Il est donc naturel de parler de bosnien lorsque l’on désigne un joueur de l’équipe de Bosnie et non pas de bosniaque car cela reviendrait à le considérer comme membre d’une communauté religieuse.
Dans cette équipe il peut donc y avoir des Bosniens bosniaques et dans d’autres équipes il peut y avoir des Bosniaques non bosniens !



dimanche 7 juin 2015

Quand l’usage tire plus vite que votre ombre ou la malédiction de Lucky Luke


La technologie utilisée au départ avait de grandes lacunes. La numérisation se faisait en mode image et n’offrait donc pas la possibilité de recherche par mot. L’océrisation, soit la reconnaissance optique de caractère (OCR en anglais), coûtait alors dix fois plus cher.
[…]
L’institution utilise un nouveau serveur dédié à la reconnaissance optique (« l’océrisation ») qui permet de transformer très rapidement les fichiers image en fichiers texte.
[…]
« Malgré la numérisation et l’océrisation, notre taux de réussite n’est jamais de 100 %, dit-elle. Les gens peuvent donc contribuer à faire de la transcription. »
– Stéphane Baillargeon, « BAnQ de données », Le Devoir, 6 juin 2015


Ne cherchez pas le mot océrisation dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) : vous ne le trouverez pas. L’OQLF ne parvient pas plus à suivre l’usage qu’à faire du français la langue de travail sur le chantier du mégahôpital francophone de Montréal.


Le Wiktionnaire définit l’océrisation comme la « transformation automatique d’un fichier contenant l’image d’un document en fichier texte ». Le mot n’est pas si nouveau. On le trouve en 2010 dans un document produit par l’École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques de Villeurbanne :

Le terme océrisation dérive de l'abréviation OCR : Optical Character Recognition, c'est-à-dire en français : Reconnaissance optique des caractères (ROC, peu utilisé).
Techniquement, il s'agit du traitement d'une image (le texte est scanné, comme par une photocopieuse) sur laquelle on fait intervenir un logiciel de reconnaissance de caractères : le logiciel déchiffre les formes et les traduit en lettres.
Une étape d'apprentissage est parfois nécessaire, c'est-à-dire qu'à chaque caractère non reconnu, il faut lui indiquer quelle est la lettre en question.
Le logiciel "traduit" ainsi l'ensemble de l'image en texte, ce qui permet d'obtenir ainsi un fichier texte.
Ce procédé permet de convertir des grands ensembles de données en textes, permettant ainsi la recherche plein-texte. Elle s'applique de préférence aux textes imprimés mécaniquement.
Il existe toujours un taux d'erreur dans la reconnaissance de caractère, lié à la qualité du document initial, aux polices employées, aux notes et à la forme du texte...

L'océrisation est une des étapes du processus de numérisation, qui inclut parfois aussi une structuration des documents (par exemple en xml).