mercredi 29 juin 2016

Le québécois, langue logophage


La tendance est forte de réduire la singularité du français québécois par rapport au français d’Europe (ou international, général, de référence, etc.) à une longue liste de différences d’appellations : poêle au lieu de cuisinière, fournaise au lieu de chaudière, cabaret au lieu de plateau(-repas), patch au lieu de rustine – sans oublier la longue liste des statalismes, c’est-à-dire des mots désignant des réalités propres au Québec : cégep (équivalent approximatif : lycée), sous-ministre, coroner, caucus, etc. C’est ce que j’appellerai la vision lexicocentriste, ou lexicocentrée, qui prédomine trop souvent dans les discussions sur la langue chez nous. Les lexicographes et les terminologues sont souvent les premiers à tomber dans ce panneau. Pourtant, on sait depuis longtemps qu’une langue, ce n’est pas qu’un dictionnaire. Autrement, il suffirait d’apprendre une liste de quelques centaines de mots pour parler une langue étrangère, aussi bien l’anglais que l’arabe, le hongrois ou le russe.


Mais la réelle singularité du québécois, celle qui fait que la communication avec les autres francophones connaît parfois des ratés, réside ailleurs. Un Français invité pour fêter Noël dans une famille québécoise et qui se fait dire à son arrivée : « déshabillez-vous* », pourra un bref instant se demander s’il n’a pas été plutôt invité à une partouze mais il finira bien par comprendre qu’on lui demande d’enlever son manteau. En revanche, si on lui dit : « c’est sa tab(le) », il pourra se demander si c’est sa table à elle, son hôtesse, plutôt qu'à lui, son hôte, avant de comprendre, peut-être difficilement, que l’on a voulu dire : « c’est sur la table » (< s(ur l)a table). Une fois à table et si la conversation dévie vers la politique, l’invité ne saisira peut-être pas du premier coup le sens du mot « constution » mais, le contexte aidant, il rajoutera la syllabe engloutie dans le flot des paroles : constitution. Plus que l’accent (toujours « charmant »), plus que les différences de vocabulaire, c’est le fait de manger les syllabes, voire les mots, qui est l’élément qui nuit le plus à l’intercompréhension entre Québécois et autres francophones. C’est ce que j’appelle la logophagie (λόγοϛ, mot, φαγεν, manger).


Comme je l’ai déjà mentionné, la logophagie peut concerner plusieurs mots, elle devient alors un raccourci de la pensée : « ses parents avaient un chalet autour du lac » pour signifier que ses parents avaient un chalet sur le chemin qui faisait le tour du lac.
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* Fait curieux, on trouve la même formulation en russe : раздеваться signifie « se déshabiller » mais раздеваться в гардеробе « poser son manteau au vestiaire » et non « se déshabiller au vestiaire ».

samedi 18 juin 2016

Dans les marges de la néologie


Dans la foulée de la tuerie d’Orlando, la chanteuse québécoise Cœur de Pirate faisait cette semaine son coming out queer. On s’est demandé ce que queer, « cette insulte devenue mouvement », voulait dire. La chroniqueuse Judith Lussier a expliqué qu' « être queer, c'est une identité qui est ouverte et qui ironiquement rejette les étiquettes de genre et d'orientation sexuelle ». Radio-Canada a mis en ligne un Lexique LGBT sur la diversité sexuelle et de genre en milieu de travail produit par la Chambre de commerce gaie de Montréal avec l’appui de l’Office québécois de la langue française (OQLF). Notons que le titre de l’ouvrage (publié en 2014) est le reflet d’une situation désormais dépassée puisque même le premier-ministre du Canada en est rendu à parler de la communauté LGBTQ2. Justin Trudeau a en effet émis la déclaration suivante le 12 juin :

« J’ai été profondément choqué et attristé d’apprendre la nouvelle aujourd’hui au sujet de la fusillade à Orlando, en Floride, qui a fait tant de morts et de blessés.
« Alors que les autorités poursuivent leur enquête et que d’autres détails continuent à faire surface, il est effroyable de penser qu’au moins 50 vies ont été perdues en raison de cet acte de terrorisme intérieur visant les membres de la communauté LGBTQ2.
« Au nom du gouvernement du Canada, Sophie et moi offrons nos condoléances et nos prières aux familles et amis de ceux qui ont trouvé la mort, et souhaitons un plein rétablissement à tous ceux qui ont été blessés. Nous sommes solidaires avec Orlando et la communauté LGBTQ2.
« Nous compatissons avec nos amis des États-Unis et de la Floride, et offrons toute assistance qui pourrait être requise. »


Que peut bien signifier ce Q2 ajouté à LGBT ? Le Q signifie queer ou questioning. Quant au chiffre 2, il se réfère au concept de bispiritualité (two-spirit) présent dans certaines communautés autochtones. Voici ce qu’en dit le site OK2BME :

Two-Spirited is a modern umbrella term used by some indigenous North Americans to describe gender-variant individuals in their communities, specifically people within indigenous communities who are seen as having both male and female spirits within them.


J’ai décidé de vérifier dans l’édition du Devoir de ce jour si les mots employés dans les articles parlant de la tuerie d’Orlando, ou d’éléments liés à cette tuerie, figuraient dans le lexique de la Chambre de commerce gaie et dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’OQLF.


L’article « Des esclaves sexuels dans l’arsenal des talibans » parle du « bacha bazi », terme dari qui signifie « jouer avec les garçons » et qui est utilisé pour désigner la prostitution de garçons prépubères et d’adolescents, pratique fort appréciée des policiers afghans (apparemment, Allah est moins sourcilleux en matière de morale sexuelle en Afghanistan qu’en Arabie). Ce n’est pas pour étonner, le terme bacha bazi est absent à la fois du GDT et du lexique de la Chambre de commerce gaie. Sur le bacha bazi, on peut voir sur Youtube le film La danse des garçons afghans.


Je concentrerai mon analyse sur les néologismes apparaissant dans l’article de Catherine Lalonde, « Avons-nous assez pleuré Orlando ? ». Pour chaque terme, j’indiquerai s’il est présent dans le lexique de la Chambre de commerce gaie et dans le GDT.


Lexique de la Chambre de commerce gaie
Grand Dictionnaire terminologique
LGBT
LGBTQ

LGBTQ2

Homophobie
Homophobe
Racisé


Gai
Hétérocentré


Hétéro


Transphobie
Top


Bottom


Power bottom


Coming out


Quelle conclusion tirer de ce tableau ? Le lexique de la Chambre de commerce gaie avait pour objectif de rassembler les termes relatifs au milieu de travail. Pas étonnant que bottom, par exemple, en soit absent (quoiqu’il doive bien être utilisé par les travailleurs du sexe). Hétéro, mot de la langue courante, ne figure pas dans le GDT, ce qui est normal puisque le GDT est un dictionnaire spécialisé (ce qui certains de ses rédacteurs oublient, comme je l’ai déjà mentionné à plusieurs reprises). Hétérocentré et racisé, mots appartenant à une sociologie peut-être plus militante, sont absents des deux ouvrages.


mercredi 15 juin 2016

Langue de vipère



Durant la course à la succession de Pauline Marois, les adversaires de M. Drainville, qui se présentait comme la « voix de la laïcité », n’avaient qu’un seul désir : refermer cette « canne de vers » au plus vite.
– Michel David, « Le bouc émissaire », Le Devoir, 14 juin 2016


On voit par cette citation que nos journalistes, même les meilleurs, sont conditionnés à recourir à des expressions anglaises, ou à des traductions plus ou moins approximatives d’expressions anglaises. Le Larousse anglais-français en ligne traduit a (real) can of worms par un (vrai) casse-tête. Le site Linguee donne encore plus d’équivalents : un panier de crabes, un guêpier, un débat difficile ; to open a can of worms : ouvrir la boîte de Pandore. J’ai trouvé ailleurs : sac d’embrouilles, nid à emmerdes, sac de nœuds, et pour to open a can of worms, donner un coup de pied dans la fourmilière, lever un lièvre.



J’ajoute la proposition suivante : nœud de vipères, « enroulement de vipères enchevêtrées les unes dans les autres » (Trésor de la langue française informatisé, s.v. nœud). Le TLFi est plus volubile s.v. vipère :

Nid/nœud de vipères. Rassemblement de personnes méchantes, cruelles, malveillantes, médisantes; regroupement de forces hostiles. Charpentier n'en finissait pas sur le nid de vipères qu'est le couple Forain, me donnant à entendre leurs méchancetés (GONCOURT, Journal, 1893, p. 346). Le goût des intrigues et des chicanes qui grouillent dans ces « nœuds de vipères » que sont volontiers ces tribus décadentes [les familles] serrées sur leurs intérêts, sur leurs rancunes jalouses, sur leurs haines aux aguets (MOUNIER, Traité caract., 1946, p. 105).

Littér. Accumulation de choses mauvaises, de méchancetés, de médisances. Un article qui est un vrai nid de vipères, une invraisemblable accumulation de perfidies (GONCOURT, Journal, 1896, p. 937). Je connais mon cœur, ce cœur, ce nœud de vipères: étouffé sous elles, saturé de leur venin, il continue de battre au-dessous de ce grouillement. Ce nœud de vipères qu'il est impossible de dénouer, qu'il faudrait trancher d'un coup de couteau, d'un coup de glaive (MAURIAC, Nœud vip., 1932, p. 163).


Comme on le voit, on peut facilement se dispenser d’utiliser canne de vers car ce ne sont pas les expressions françaises qui manquent pour rendre l’anglais (to open a) can of worms.


mardi 14 juin 2016

Quand les barreaux se font rembarrer


Dans une publicité intitulée « Je veux monter mon entreprise » – au passage, notons qu’au Québec on aurait dit spontanément : je veux partir mon entreprise… – le Conseil national des barreaux utilise l’anglicisme food truck. Lorsqu’elle diffuse cette publicité, RTL y ajoute son équivalent français :



Pourrait-on s’inspirer de cet exemple au Québec et sous-titrer à la télévision nos anglicismes les plus criants ou les plus courants ?


Le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) a bien une fiche « food truck » mais il privilégie l’équivalent camion de cuisine de rue, plutôt que camion-restaurant, donné simplement comme synonyme. Pourquoi donner comme premier équivalent le terme le plus long et qui a, par conséquent, moins de chances d’entrer dans le parler de tous les jours ?


vendredi 10 juin 2016

La loi du silence, le silence terminologique




Philippe Couillard a bien maladroitement relativisé l’omerta au ministère des Transports en qualifiant l’affaire de « problème profond de culture dans l’administration publique ». À l’écouter, le PLQ n’aurait que peu à voir avec ces pratiques du secret, en matière d’affaires louches, du « plus gros donneur d’ouvrage » au Québec. Faux ! Cette culture s’est enracinée, a prospéré lors de mandats libéraux. S’il veut vraiment assainir le MTQ, il lui faudrait commencer par l’admettre.
– Antoine Robitaille, « Une culture libérale », Le Devoir, 10 juin 2016

Dans son éditorial d’aujourd’hui, Antoine Robitaille emploie à quelques reprises le mot omertà. Google en trouve 21 400 attestations dans les pages canadiennes écrites en français dans Internet. Mais le mot ne figure pas dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF). On ne saura pas s’il faut écrire omerta, sans accent grave comme le fait Antoine Robitaille, ou omertà comme en italien, ou s'il faut lui préférer la loi du silence. On ne saura surtout pas si l’omertà s’inscrit « dans la norme sociolinguistique du français au Québec en vertu des critères de traitement de l'emprunt linguistique en vigueur à l'Office québécois de la langue française ».


samedi 4 juin 2016

Coquille


L’édition électronique du Devoir contient à l’occasion des coquilles, particulièrement les week-ends à ce qu’il me semble :

 
Le Devoir, 4 juin 2016 (édition électronique) 

Au fond, s’éteindre se conjugue comme résoudre : il résoud

jeudi 2 juin 2016

Le québécois standard illustré par l’exemple / 18


Les défecteurs

Cet après-midi, à l’émission Plus on est de fous, plus on lit (première chaîne de Radio-Canada), il a été question de l’oncle et de la tante du leader nord-coréen Kim Jong-un qui sont passés à l’Ouest il y a plusieurs années et qui vivent aujourd’hui aux États-Unis sous une nouvelle identité. Le chroniqueur a dit « ils ont défecté » et un peu plus tard « les défecteurs ». À sa décharge, on dira qu’il résumait un article qu’il avait lu en anglais. Ce qui nous semble aujourd’hui un anglicisme – et qui, dans le cas de ce chroniqueur, en était sûrement un – est quelque peu attesté en français, y compris sous la plume de Voltaire. Le Wiktionnaire nous donne en effet cette citation de sa correspondance : « Cecy est capable de les faire défecter, ils ne venoient que se montrer […] leur habits et ne payoient point ». Mais les trois attestations du Wiktionnaire sont à peine plus que des hapax. Ce qui ne veut pas dire que le mot ne se généralisera pas en français un de ces jours, comme est en train de le faire impacter, ainsi que l'illustre ce titre publié sur le site RTL le 25 mai dernier :

SNCF, RATP, aéroports... Comment les grèves des prochains jours peuvent impacter vos voyages


Encore un usage qui nous vient vraisemblablement de l’anglais où il a longtemps été critiqué : « Impact is not a verb » (Marcia Heroux Ponds, South Florida Sun-Sentinel, 30 août 2001). Pourtant, le verbe to impact est attesté bien plus tôt que le substantif impact, comme le prouve Ammon Shea dans Bad English: A History of Linguistic Aggravation (Perigee, 2014).