vendredi 25 août 2023

Les relations de la France et du Québec d’après le vocabulaire


Le titre de mon billet s’inspire de celui des deux livres de Fraser Mackenzie, Les relations de la France et de l’Angleterre d’après le vocabulaire (Paris, Droz, 1939). Des linguistes, plus ou moins jeunes, s’étonnent de découvrir que des mots anglais récemment empruntés par le français sont en réalité de vieux mots français. Ce va-et-vient a pourtant été analysé en détail il y a près d’un siècle. On redécouvre sans cesse l’Amérique. Cela me rappelle un incident survenu lors d’un colloque en Finlande. Un jeune universitaire de la Floride (incontestablement pas dans la Ivy League), faussement anobli par l’addition d’un chiffre romain à son nom comme on le voit à l’occasion en Amérique, avait présenté dans une communication ce qu’il croyait être une nouveauté. Quelques auditeurs s’étaient alors exclamés : mais nous connaissons cela en Europe depuis les travaux du Cercle linguistique de Prague !

 

Mon ami Robert Chaudenson a commenté, dans son blog, la façon dont a été reçu en France le mot courriel pour remplacer e-mail :

 

La sotte prétention des Français à tout régenter, seuls et de façon exclusive, dans la langue française, pour le présent comme pour le futur, est illustrée de la façon la plus caricaturale par l'affaire de la création d'un équivalent français de l'anglo-américain e-mail.

 

Je vous invite à lire le texte complet de Chaudenson en cliquant ici.

 

Dans un autre billet, Robert Chaudenson s’en prend au vocabulaire du golf préparé par les soins de la Commission ministérielle de terminologie du Ministère de la jeunesse et des sports : « tout donne à penser que les membres de cette Commission sont, hélas, meilleurs golfeurs que terminologues ! Dans ce dernier domaine, leur ‘ handicap ‘ apparaît en effet très lourd. » Il reproche à la Commission de proposer « des traductions littérales absurdes des mots anglais qu’on prétend éviter. On impose ainsi ‘ aigle ‘ pour ‘ eagle ‘ ou ‘ oiselet ‘ pour ‘ birdie ‘, etc. L’innovation proprement terminologique est donc nulle. » Ce que Chaudenson ne savait pas, c’est que ces traductions proviennent d’un ouvrage de l’Office (québécois) de la langue française, Vocabulaire technique du golf (1971). Malgré ce plagiat, Chaudenson a pu dénoncer « l’évitement systématique des termes proposés par les Québécois » :

 

Pourquoi proposer, par exemple, de dire en français « chien de fusil » pour l’anglicisme « dog leg » (« trou dont le tracé dessine un coude très accentué »), tout en signalant que « les termes allée coudée et trou coudé sont également utilisés au Canada ») (1994 : 37). Les termes québécois sont bien meilleurs que le terme proposé qui, en français moderne, est désuet, hors de l’expression « dormir en chien de fusil ». Qui sait, de nos jours, ce qu’est un « chien de fusil » ? J’ajoute que dire "au Canada " et non "au Québec, me paraît une mesquinerie inutile ou, plus grave encore, une ignorance de la sensibilité des Québécois à l’égard d’une telle formulation. On trouve mieux encore avec l’article « par » : « par n.m., Domaine Sport/golf. Définition « Nombre de coups considéré comme la référence sur [sic; je dirais plutôt « pour », que « sur » mais enfin…] un trou. Note : le terme utilisé au Canada [même remarque que plus haut] pour le par est « la normale ». Anglais : "par". On voit qu’on déroge au principe, réputé fondateur, d’éviter l’emprunt anglais pour la seule satisfaction de ne pas user du terme (québécois) de « normale » qui semble pourtant excellent.

 

On peut lire ce billet de Robert Chaudenson en cliquant ici.

 

mercredi 23 août 2023

Les vieux croûtons


[…] il faut dire qu’au Québec le purisme langagier est aujourd’hui un phénomène du troisième âge. C’est malheureux de le dire et je ne veux pas faire de l’âgisme mais quand on voit qui sont ceux qui ont du temps à perdre pour chialer contre le changement linguistique, force est de constater qu’il s’agit de vieilles personnes parlant de vieilles choses. […] Quand on sait que Jacques Maurais a été terminologue à l’Office québécois de la langue française de 1973 à 1980, que Robert Auclair est un ancien juge retraité depuis 1996 et que Robert Dubuc est entré au service de Radio-Canada en 1956 comme traducteur-terminologue, on peut avoir une idée de l’âge vénérable de ces trois commentateurs.

— Blogueur anonyme, 10 octobre 2018

 

Il me semble vivre un cauchemar à la Samuel Butler, où l’âge serait un péché (le seul impardonnable, d’ailleurs) et l’assassinat des aînés un acte hautement moral.

— Pastiche de Julien Green par Jean-Louis Curtis, La Chine m’inquiète, Paris, Grasset, 1972

 

En 2018, le Blogueur anonyme annonçait mon imminente décrépitude. Il est vrai que je ne suis plus jeune. Je fais partie de la dernière cohorte des collèges classiques. Je l’avouerai, je suis bien fier d’avoir fait des études classiques à l’époque de la Grande Noirceur et, si Méphistophélès m’offrait de rajeunir, je refuserais tout de go à cause de ce qu’est devenue l’école québécoise.

Au primaire, chaque journée commençait par une leçon de catéchisme. C’était la Grande Noirceur. Aujourd’hui on enseigne aux élèves le tri sélectif. C’est le Progrès.

Pendant les premières années du cours classique, on traduisait César, Cicéron, Virgile, Platon, Xénophon. C’était la Grande Noirceur. Les élèves montaient des pièces de théâtre, Meurtre dans la cathédrale de T.S. Eliot, Athalie, La Cantatrice Chauve et La Leçon d’Ionesco. C’était la Grande Noirceur. À l’étude, un de mes voisins lisait Crime et châtiment, un autre Shakespeare. C’était la Grande Noirceur. Nous avions des concerts où on jouait Ravel, Debussy, Bartók et un prêtre nous apprenait comment prononcer le nom du compositeur Kodály, alors presque inconnu du grand public. C’était la Grande Noirceur. Des filles de « Belles-Lettres spéciales » venaient assister avec les garçons au cours de biologie (où nous disséquions des grenouilles et des rats, quelle horreur !) et à celui d’histoire de l’art. C’était la Grande Noirceur. En classe de chimie, nous manipulions éprouvettes, pipettes, béchers, becs Bunsen. C’était la Grande Noirceur.

Plus tard, un Belge venu de Louvain nous faisait découvrir Rutebeuf, Villon, Ronsard, Nerval, Hugo. C’était la Grande Noirceur. Le professeur d’histoire, fils d’un pasteur de Toronto, nous faisait lire le Manifeste du parti communiste. C’était la Grande Noirceur. Un autre Belge nous introduisait à Durkheim. C’était la Grande Noirceur. En cours de littérature française, un prêtre nous faisait lire Madame Bovary, Gide, Mauriac, La Condition humaine, La Peste, Bonjour tristesse. C’était la Grande Noirceur.

À Cambridge, j’étais dans un collège où on devait porter la toge au dîner (« Formal Hall »). Old Times. Le dîner commençait par une prière en latin. Old Times. Le repas se terminait parfois par de retentissants rots sous la voûte sonore du réfectoire, car il n’y avait pas encore de girls. Old Times. Aujourd’hui le collège accepte des « people with wombs ». Brave New World. À mon époque, les étudiants manifestaient contre l’apartheid en Afrique du Sud. Old Times. Aujourd’hui, le collège vient de construire un centre multiconfessionnel avec « two entries for segregated prayers » et un « shoe rack » (sans doute pour remiser les savates des catholiques, presbytériens, juifs et autres non-conformists) et la salle peut être divisée « by a curtain for segregated prayers ». Brave New World.

Non, je ne regrette rien.

 

mardi 22 août 2023

Tinquer en hongrois

 

Je découvre le verbe hongrois tankolni « faire le plein d’essence ». Je soupçonne un emprunt à l’anglais et, n’ayant pas de dictionnaire étymologique hongrois sous la main, je me rabats sur Internet (Wiktionary). J’apprends que le mot hongrois tank, dont dérive le verbe tankolni, viendrait du néerlandais, ultimement d’un mot sanskrit :

Unadapted borrowing from Dutch tank, from English tank, from Portuguese tanque (“tank, liquid container”), originally from Indian vernacular for a large artificial water reservoir, cistern, pool, etc., for example, Gujarati ટાંકી (ṭā̃kī) or Marathi टाकी (ṭākī), from Sanskrit तडग (taḍaga, “pond”).

L’explication fournie par le Trésor informatisé de la langue française n’exclut pas une origine indienne :

Empr. d'abord au port.tanque att. dep. la fin du xves. (Dalg. t. 2; Mach.3) puis à l'angl. tank att. dep. le déb. du xviies. (NED) et dont les 1res formes laissent supposer une infl. du port. L'orig. du terme port. n'est pas clairement établie, le lien avec estancar corresp. au fr. étancher* n'étant pas certain. L'hyp. d'une orig. indienne n'est pas à exclure. Dans ce cas, les formes corresp. relevées en Inde (v. NED et Dalg.t. 2) seraient autochtones et le terme angl. aurait été directement empr. à une lang. de l'Inde après avoir d'abord été introduit dans l'usage par l'intermédiaire du portugais.

Dans le cas hongrois, le mot serait venu par l’intermédiaire du néerlandais, dans le cas français par l’intermédiaire du portugais. Les deux explications se complètent. Les Portugais avaient jusqu’au milieu du XXe siècle des comptoirs en Inde et les Hollandais administraient les Indes orientales, aujourd’hui l’Indonésie (le mot existe en malais : tank, tang, teng et viendrait du néerlandais).

Le verbe québécois tinquer « faire le plein » (< tank) ne figure pas dans Usito. Les deux sens du substantif tank y sont accompagnés d’une mise en garde : « l'emploi de tank est parfois critiqué comme synonyme non standard de citerne », « ce mot, parfois critiqué, est passé dans l’usage standard ». Les articles d’Usito regorgent de telles mises en garde. 

Le traitement de tank pour désigner une citerne est particulièrement cocasse. Alors qu’au Québec on dit une tinque, Usito présente le mot comme masculin et nous dit qu’il se prononce [tɑ̃k] ! Elle est où, la description du français québécois revendiquée par les promoteurs du dictionnaire ?

Usito, qui enregistre le sens familier franco-français de gazer (« ça gaze »), n’a pas le sens québécois de ce verbe dans mâ aller gâzer « je vais aller faire le plein ».

Je suis sans doute le premier à le dire — et je revendique cette priorité : Usito est plus puriste que le dictionnaire de l’Académie. Bien des mots courants au Québec y sont absents, sans doute parce qu’on les considère comme des verrues. Diane Lamonde n’avait pas tout faux quand elle parlait d’un « joual de parade ».

 

mardi 15 août 2023

Désœuvrés actifs


En France les grèves s’appellent des mouvements sociaux. En Angleterre, dans les mêmes circonstances, on parle d’industrial action. France et Angleterre se rejoignent pour dire que, quand on ne fait rien, ça brasse.

 

lundi 14 août 2023

Faire la fête

 

J’ai lu récemment dans le blog d’un linguiste par ailleurs inconnu au bataillon (et pour cause, puisqu’il est anonyme) une remise en question du statut du suffixe ‑fest comme anglicisme. Ce en quoi il a bien raison mais son explication est erronée. Il se réfère à la Banque de dépannage linguistique (BDL) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) qui affirme : « L’emploi de l’élément anglais fest, au sens de ‘ festival , est déconseillé en français ». Loin d’être un mot provenant de l’anglais, le suffixe ‑fest est un germanisme, comme le confirment l’Oxford English Dictionary et le Wiktionary. Le succès de l’Oktoberfest de Münich n’est certainement pas étranger à l’autonomisation de sa finale en anglais et, je dirais même, en français. Le mot allemand a été récupéré par l’anglais et sa fréquence dans cette langue a sûrement eu des répercussions au Québec. Mais quand on fait de l’étymologie, on sort par définition du cadre synchronique et si l’on veut adopter un autre point de vue que le bout de son nez, il faut bien admettre que le suffixe tire son origine de l’allemand.

 

Par ailleurs, le mot de l’ancien français feste, emprunté par l’anglais, est encore bien présent en anglais contemporain mais sous la forme fete (souvent sans accent circonflexe). Lors de mes études en Angleterre, j’ai pu constater que dans les fêtes villageoises on voyait souvent une banderole « FETE ».

 

J’ai écrit à quelques reprises dans ce blog que la BDL me paraissait souvent plus sérieuse que le Grand Dictionnaire terminologique (GDT). Mais je ne puis m’empêcher de constater que dans sa fiche « L’emprunt déconseillé fest » elle affirme à tort:

 

Dans les noms Reggae Fest et Cinéma Fest, par exemple, on constate que l’élément fest est précédé d’un nom qui exprime le thème ou l’objet de la manifestation, ce qui constitue une construction typique de l’anglais. En français, la syntaxe commande plutôt le contraire, le nom précisant la nature de la manifestation devant suivre l’élément à valeur générique (festi ou le nom festival): Festisport, Festival reggae, Festival du cinéma.

 

Beaucoup de termes français à base de racines grecques (géographie) ou latines (multicolore) ou d’un mélange des deux langues (télévision) ont cette structure. Elle n’est donc pas typique de l’anglais.

 

dimanche 13 août 2023

La Maire Ubu

 

On apprenait récemment que le groupe Métro Média, qui comprend le journal Métro et une vingtaine d’hebdomadaires locaux à Montréal et à Québec, suspendait immédiatement l’ensemble de ses activités. La décision de la ville de Montréal de mettre fin à la distribution du Publisac en est pour bonne partie la cause. Le président de Métro Média a affirmé au Devoir qu’à cause de cette décision « près de 75 à 80 % » des revenus du groupe allaient disparaître « d’un coup ».

 

L’idéologie écologiste à la base de la décision de la ville de bannir le plastique a totalement mis de côté le fait que les hebdomadaires distribués gratuitement dans les Publisacs sont souvent la seule lecture en français des immigrants non francophones. Comme le notait l’Office québécois de la langue française (OQLF) dans son Rapport sur l’évolution de la situation linguistique (2008), « le comportement des personnes de langues tierces a connu une évolution importante au fil des ans, qui représente en fait un renversement de tendance. En 1995, dans la RMR de Montréal, 53,8 % d’entre elles lisaient des quotidiens en anglais seulement. En 2005, 51,8 % lisaient des quotidiens en français seulement (graphique 5.5). Ce phénomène s’explique probablement en partie par l’arrivée sur le marché de nouveaux quotidiens gratuits en français, dont Métro et 24 heures » (le gras est de moi). Le graphique qui accompagne cette constatation est on ne peut plus éloquent :

 

Cliquer sur le graphique pour l'agrandir

 

Je n’ai trouvé aucune mise à jour de ces données dans le rapport produit par l’Office en avril 2019. Oubli ? Censure ? Je n’ose rien suggérer d’autre.

 

Un ancien président de la Société Saint-Jean Baptiste de Montréal, Gilles Rhéaume, avait suggéré que les décisions politiques à Montréal fassent l’objet d’une analyse de leurs répercussions sur la situation linguistique. Les écologistes imposent des études d’impact sur toutes sortes de plantes et de bestioles. On aurait pu penser à évaluer la répercussion sur la francisation des immigrants de l’abandon de la distribution gratuite de journaux locaux qui étaient souvent la seule lecture française de ces personnes.

 

jeudi 10 août 2023

Le cercle des anglicismes disparus /2

 

M. Gaston Bernier, secrétaire général de l’Asulf (Association pour l’usage et le soutien de la langue française), a commenté mon premier billet sur les anglicismes disparus et propose, entre autres, d’ajouter à ma liste flat (crevaison), tyre (pneu), bumpers (pare-chocs). Son intervention m’amène à compléter mon billet précédent par des considérations sociolinguistiques.

 

Ces trois exemples sont effectivement presque disparus de la langue écrite. Mais pas de la langue parlée. C’est ainsi que, dans mon enquête de 2006 sur le vocabulaire des Québécois, 6,9 % ont déclaré utiliser plus souvent tyre que pneu. Cette autodéclaration de l’usage ne reflète certainement pas la réalité puisque les enquêtés étaient placés dans une situation où, implicitement, ils ont dû croire qu’ils devaient donner « la bonne réponse », celle que l’on attendait d’eux. En effet, on leur présentait des illustrations et on leur demandait : « comment nommez-vous habituellement cet objet ? » Il n’en demeure pas moins que, dans cet exemple, plus de 80 % ont donné le mot standard.

 

Quand on a présenté l’illustration d’un pneu, on a posé une deuxième question : « existe-t-il un autre mot ? ». Plus de deux enquêtés sur cinq ont répondu par l’anglicisme.

 

On a aussi demandé quel mot, pneu ou tyre, les enquêtés utilisaient le plus souvent : 76,7 % ont répondu pneu.

 

Pour l’ensemble des illustrations relatives à l’automobile (il y en avait dix), 46,5 % ont répondu en donnant le mot standard, 41,7 % le terme non standard[1].

 

On voit donc très bien la dynamique sociolinguistique entre terme prestigieux ou non connoté et terme populaire. Comme me l’a fait remarquer un jour Jean-Claude Corbeil[2], quand on paie des dizaines de milliers de dollars pour s’acheter une voiture, on ne l’appelle pas un char.

 

J’ai mené une autre enquête, cette fois uniquement sur le vocabulaire de l’automobile. La population cible : les vendeurs, commis aux pièces, commis à la clientèle, mécaniciens chez les concessionnaires de voitures automobiles et les élèves de l’enseignement technique. Les vendeurs et les commis à la clientèle ont été plus nombreux à déclarer utiliser plus les termes standard pour nommer des pièces ou des composantes de l’automobile que les commis aux pièces, les mécaniciens ou les élèves. Les travailleurs du secteur de l’automobile qui sont directement en contact avec la clientèle portent donc une attention particulière aux termes qu’ils emploient. En d’autres termes, les répondants se répartissent en deux groupes bien typés : les commerciaux ou cols blancs, plus en contact avec le public et déclarant utiliser dans une forte proportion les termes standard, et les ouvriers ou cols bleus, qui conservent dans une plus forte proportion l’utilisation d’un vocabulaire non standard comprenant plusieurs termes anglais. Les réponses des élèves s’inscrivent dans cette dernière tendance.

 

Les cas des élèves est intéressant. Ils devraient utiliser les mots standard puisqu’on les leur enseigne. Mais avant même leur arrivée sur le marché du travail, ils déclarent un comportement linguistique analogue à celui des commis aux pièces et des mécaniciens, mais à un niveau plus ou moins sensiblement inférieur. Ce n’est pas parce que les jeunes ne connaissent pas les mots standard mais ils déclarent préférer utiliser les anglicismes (environ 26 points d’écart). La pression des pairs doit en bonne partie expliquer cette situation. Du point de vue proprement linguistique, on pourrait faire intervenir la notion de connotation : dans le domaine de l’automobile, les anglicismes ont probablement une connotation de virilité.

 

On parle peu de la connotation des anglicismes. Citons une anecdote. Lors de l’inauguration du REM (Réseau express métropolitain), alors que toutes les autres personnalités avaient commencé leur intervention par un « bonjour ! », la mairesse de Montréal y est allée d’un « bon matin ! ». Comment expliquer l’utilisation de cette formule décriée comme anglicisme depuis des années ? Je n’exclus pas l’ignorance. Ou l’insouciance de la part d’une personne qui a reçu en 2019 le Prix Citron d’Impératif français pour avoir prononcé à Montréal un discours uniquement en anglais. Mais on peut aussi penser que, pour la mairesse, l’expression contestée a une connotation de familiarité, de proximité — et pour certains auditeurs une connotation de populisme.

 

Encore un mot sur la connotation. Quand on fait un emprunt, on n’emprunte en fait que le mot avec sa dénotation (son sens littéral) sans sa connotation (élément qui s’ajoute au sens littéral : connotation familière, vulgaire, péjorative, poétique, etc.). La connotation n’est pas empruntée, elle peut venir par après dans la langue emprunteuse et différer de celle que le mot pouvait avoir à l’origine dans la langue prêteuse.

 

Les emprunts à l’arabe sont intéressants à cet égard. De l’époque où la civilisation arabe surpassait la civilisation occidentale datent des emprunts comme goudron et jupe. Avec la colonisation française en Algérie sont apparus de nouveaux emprunts comme caoua ou bled. Ces mots signifient simplement « café » et « terrain, pays » en arabe. Ils n’y ont pas de valeur familière ou péjorative. C’est le français qui leur a par la suite donné ces valeurs. On voit par ces exemples que la connotation acquise par les emprunts peut être liée au statut culturel et politique de la langue prêteuse (ou plutôt de ses locuteurs).

 

L’anglais contemporain conserve des traces d’une ancienne hiérarchisation dans des doublets comme beef/ ox ou mutton/ sheep. L’aristocratie anglo-normande voyait la viande sur sa table (beef, mutton), les paysans anglais l’animal dans le pré (ox, sheep).

 



[1] L’addition des deux pourcentages ne donne pas 100 % parce qu’il y a eu des réponses non pertinentes.

[2] Ancien directeur de l’Office de la langue française.

mardi 1 août 2023

Le cercle des anglicismes disparus

 

Je viens de lire quelques billets du blog d’un anonyme (il ne donne pas son nom complet) qui se présente comme professeur de linguistique spécialisé en lexicologie. Pour lui, les campagnes contre les anglicismes ne contribuent qu’à les diffuser. Je veux aujourd’hui donner quelques exemples d’anglicismes disparus de la parlure québécoise. Je m’attends, bien évidemment, à ce qu’il me rétorque qu’en seulement les mentionnant je contribue à leur donner une nouvelle vie.

 

Le professeur Gaston Dulong, dans son cours de « langue franco-canadienne » à l’Université Laval, citait comme anglicisme disparu le mot papier-nouvelles, traduction littérale de newspaper faite au XIXe siècle. Il mentionnait aussi l’utilisation, au même siècle, du mot membre au sens de « député ». Et il ajoutait, sur un ton égrillard, que Damase Potvin avait écrit en 1916 un roman intitulé Le membre.

 

Jusque dans la seconde moitié du XXe siècle dans la langue parlementaire, tant à Québec qu’à Ottawa, on disait Orateur, Monsieur l’Orateur (Mister Speaker) plutôt que Président (de l’Assemblée nationale, de la Chambre des Communes). Et on votait dans des polls plutôt que dans des bureaux de scrutin (quoique poll ne semble pas encore complètement disparu, du moins à Radio-Canada si je me fie à ma mémoire des dernières élections).

 

Quant à la ronne de lait (milk run), elle a disparu avec les laitiers.

 

Voilà quelques exemples d’anglicismes disparus que j’ai trouvés sans trop chercher. Je suis persuadé qu’on pourrait en trouver quelques dizaines d’autres si l’on s’en donnait la peine.