[…] il
faut dire qu’au Québec le purisme langagier est aujourd’hui un phénomène du
troisième âge. C’est malheureux de le dire et je ne veux pas faire de l’âgisme
mais quand on voit qui sont ceux qui ont du temps à perdre pour chialer contre
le changement linguistique, force est de constater qu’il s’agit de vieilles
personnes parlant de vieilles choses. […] Quand on sait que Jacques Maurais a
été terminologue à l’Office québécois de la langue française de 1973 à 1980,
que Robert Auclair est un ancien juge retraité depuis 1996 et que Robert Dubuc
est entré au service de Radio-Canada en 1956 comme traducteur-terminologue, on
peut avoir une idée de l’âge vénérable de ces trois commentateurs.
— Blogueur
anonyme, 10 octobre 2018
Il me
semble vivre un cauchemar à la Samuel Butler, où l’âge serait un péché (le seul
impardonnable, d’ailleurs) et l’assassinat des aînés un acte hautement moral.
— Pastiche
de Julien Green par Jean-Louis Curtis, La Chine m’inquiète, Paris,
Grasset, 1972
En 2018, le Blogueur anonyme
annonçait mon imminente décrépitude. Il est vrai que je ne suis plus jeune. Je
fais partie de la dernière cohorte des collèges classiques. Je l’avouerai, je
suis bien fier d’avoir fait des études classiques à l’époque de la Grande
Noirceur et, si Méphistophélès m’offrait de rajeunir, je refuserais tout de go à
cause de ce qu’est devenue l’école québécoise.
Au primaire, chaque journée
commençait par une leçon de catéchisme. C’était la Grande Noirceur. Aujourd’hui
on enseigne aux élèves le tri sélectif. C’est le Progrès.
Pendant les premières années
du cours classique, on traduisait César, Cicéron, Virgile, Platon, Xénophon. C’était
la Grande Noirceur. Les élèves montaient des pièces de théâtre, Meurtre dans
la cathédrale de T.S. Eliot, Athalie, La Cantatrice Chauve et
La Leçon d’Ionesco. C’était la Grande Noirceur. À l’étude, un de mes
voisins lisait Crime et châtiment, un autre Shakespeare. C’était la
Grande Noirceur. Nous avions des concerts où on jouait Ravel, Debussy, Bartók
et un prêtre nous apprenait comment prononcer le nom du compositeur Kodály, alors presque inconnu du grand public. C’était la
Grande Noirceur. Des filles de « Belles-Lettres spéciales » venaient
assister avec les garçons au cours de biologie (où nous disséquions des
grenouilles et des rats, quelle horreur !) et à celui d’histoire de l’art.
C’était la Grande Noirceur. En classe de chimie, nous manipulions éprouvettes,
pipettes, béchers, becs Bunsen. C’était la Grande Noirceur.
Plus tard, un Belge venu de Louvain nous faisait découvrir Rutebeuf,
Villon, Ronsard, Nerval, Hugo. C’était la Grande Noirceur. Le professeur d’histoire,
fils d’un pasteur de Toronto, nous faisait lire le Manifeste du parti
communiste. C’était la Grande Noirceur. Un autre Belge nous introduisait à Durkheim.
C’était la Grande Noirceur. En cours de littérature française, un prêtre nous
faisait lire Madame Bovary, Gide, Mauriac, La Condition humaine, La
Peste, Bonjour tristesse. C’était la Grande Noirceur.
À Cambridge, j’étais dans un collège où on devait porter la toge au dîner (« Formal
Hall »). Old Times. Le dîner commençait par une prière en latin. Old
Times. Le repas se terminait parfois par de retentissants rots sous la
voûte sonore du réfectoire, car il n’y avait pas encore de girls. Old
Times. Aujourd’hui le collège accepte des « people with wombs ».
Brave New World. À mon époque, les étudiants manifestaient contre l’apartheid
en Afrique du Sud. Old Times. Aujourd’hui, le collège vient de construire
un centre multiconfessionnel avec « two entries for segregated prayers »
et un « shoe rack » (sans doute pour remiser les savates des
catholiques, presbytériens, juifs et autres non-conformists) et la salle
peut être divisée « by a curtain for segregated prayers ». Brave
New World.
Non, je ne regrette rien.
Il est vrai que le passé n'est pas à dédaigner. Dans bien des secteurs, le passé à produit de très bons fruits.
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