mercredi 30 mars 2011

Ruade contre le Manifeste des terminologues


L’Aut’ Journal vient de publier un texte contre la lettre ouverte des anciens terminologues de l’Office québécois de la langue française (parue dans Le Devoir du 12 février). L’auteur en est Michel Usereau « professeur dégagé d'enseignement à la Direction des politiques des programmes et de la promotion de la francisation du ministère de l'Immigration et des Communautés culturelles (MICC) » selon le site du Conseil supérieur de la langue française. Le site Euskonewa & Media précise qu’« il enseigne le français et le québécois (dialecte du français) dans les cours de français pour immigrants organisés par le gouvernement du Québec ».

À lire une telle défense de la nouvelle orientation du Grand Dictionnaire terminologique, doit-on conclure que l’Office de la langue française serait devenu l’Office du joual sans que nous l’eussions su ?

Le 12 février 2011, loin de la Soule, Le Devoir publiait une lettre de neuf anciens terminologues de l’OQLF qui s’inquiètent que l’organisme intègre maintenant, par exemple, cabaret comme quasi-synonyme de plateau de service. Pourtant, cabaret, c’est un mot qui appartient clairement à toué registres du français québécois: qui qui serait choqué d’entendre un invité au Point parler de «cabarets dans les cafétérias»?
Quessé qui dérange à ce point-là le groupe des neuf? C’est-tu une idée si détestable d’accepter qu’un mot québécois, perçu par les Québécois comme parfaitement correct, i puisse recevoir une forme de reconnaissance par nos propres institutions? Qu’on puisse voir Déposer les cabarets ici écrit sur une pancarte, comme on voit Gaztelü zaharra sur des pancartes en Soule? Faut-tu à tout prix que le français du Québec devienne une copie conforme de celui de la France pour les satisfaire?
Je repense à la Soule, pi je transpose au Québec… Imaginez des cahiers d’activités pour apprendre le français québécois dans tous ses registres; une grammaire pour se familiariser avec la particule interrogative –tu (comme dans On y va-tu?); ou encore une école qui offrirait des stages d’immersion en français québécois, enseignant chu, qui, linguistiquement, est à je suis ce que niz est à naiz.
On peut remarquer au passage que, de la même façon, on enseigne – heureusement! – I’m en anglais langue seconde, à côté de I am.
Évidemment, on pourrait dire que chu relève de la langue familière. Mais le souletin y’avait-tu un statut formel à l’écrit avant d’apparaitre sé’ pancartes de la Soule, après des décennies de répression française ousque le basque était confiné à’ maison pi ousque les enfants étaient punis si i le parlaient à l’école?
Pour ce qui est de I’m, vous direz peut-être que c’est pas aussi mal vu en anglais que chu en français. Mais justement: les anglophones i se font pas un devoir sacré de freiner l’évolution de leur langue en cloisonnant à tout prix les registres!
Source : L’Aut’ Journal, 16 mars 2011

mardi 29 mars 2011

Fièvre obsidionale à Montréal /2



Y a-t-il vraiment recul du français à Montréal ? Il existe des indicateurs qui permettraient de nous aider à nous faire une idée à ce sujet mais, malheureusement, ils n’ont pas été mis à jour depuis 1995.
L’enquête de Daniel Monnier sur la langue d'accueil et la langue de service dans les commerces à Montréal, publiée en 1989, est basée sur l’observation directe de certains secteurs commerciaux typiques de l'île de Montréal. Elle a été refaite en 1995.

Rappelons certaines constatations de 1989 :
« En ce qui concerne la langue d'accueil, les magasins sur rue du centre-ville ouest, de Mont-Royal, de Côte-des-Neiges et de Snowdon l'accueilleront en français dans 60 % des cas et en anglais, 40 %. À l'extrême ouest, l'accueil dans les commerces sur rue aura lieu pour la moitié en français. Dans les centres commerciaux, l'accueil se fera en français dans environ 80 % des cas au centre de l'île et dans 50 % des cas à l'extrême ouest. Si cette personne contacte les commerces par téléphone, elle sera accueillie en français dans au moins les deux tiers des cas.
Quant à l'impossibilité d'être servie en français, cette personne aura de 9 à 13 chances sur 100 de s'y heurter dans les commerces sur rue des zones suivantes : boulevard Saint-Laurent et ses environs, Mont-Royal, Côte-des-Neiges et Snowdon, Côte-Saint-Luc, Dollard-des-Ormeaux, Dorval, Pointe-Claire. Au centre-ville ouest, les chances seront de 7 sur 100. Dans les centres commerciaux et les magasins à rayons, elle sera servie en français dans au moins 96 % des cas. »
(Daniel Monnier, Langue d'accueil et langue de service dans les commerces à Montréal, Conseil de la langue française, 1989)

Curieusement, la deuxième enquête (Daniel Monnier, Langue d’accueil et de service dans le domaine commercial, mars 1996), publiée en annexe du bilan de la situation linguistique, n’est pas disponible sur le Web. Le Rapport du Comité interministériel sur la situation de la langue française[1] résume ainsi l’évolution de 1989 à 1995 :

« L’accueil en français est majoritaire dans tous les types de commerces et dans toutes les zones de l’enquête qui a été menée en 1995. On remarque que l’usage du français est resté stable ou a progressé de 1988 à 1995 dans l’ensemble des zones d’observation.
En 1995, la possibilité de se faire servir en français est quasiment généralisée dans toutes les zones d’observation. Les consommateurs réussissent à se faire servir en français dans 95% à 100 % des commerces visités. »

Si le résumé fait par le Comité n’est pas entièrement faux, il n’est pas complètement fidèle aux conclusions de l’auteur de l’étude. En particulier :
– là où le Comité écrit « l’usage du français est resté stable ou a progressé de 1988 à 1995 dans l’ensemble des zones d’observation », l’auteur a plutôt écrit : « entre 1988 et 1995, le sens de l’évolution est moins net puisque selon les aires d’observation, on enregistre à la fois de la stabilité, du progrès et un recul ».
– Selon le résumé du Comité, « les consommateurs réussissent à se faire servir en français dans 95% à 100 % des commerces visités ». Mais selon l’auteur de l’étude, « en ce qui concerne le service en français, l’impossibilité de l’obtenir est au plus de l’ordre de 10 %, mais les centres commerciaux du centre-ville ouest et les magasins à rayons font exception (de 0 à 3 %). »

Puisque le rapport de l’enquête de 1995 n’est pas facilement accessible, en voici quelques extraits :


« Le volet de l’étude de 1995 qui a eu recours à des observateurs d’ethnies diverses montre, dans plusieurs cas, un écart important de la proportion d’accueil en français par rapport aux observateurs appartenant à la majorité. Ainsi, dans les commerces sur rue des zones englobant le boulevard Saint-Laurent et le centre-ville ouest, de même que dans les centres commerciaux de Côte-des-Neiges–Snowdon, l’accueil en français a été nettement inférieur à l’endroit des observateurs dits ethniques. » (p. 15)
« La conclusion générale qu’appellent ces données est que, si l’usage du français domine dans les contacts entre les commerçants et la majorité, une proportion appréciable de francophones se fait accueillir en anglais dans certains types de commerces de certaines zones, et cela est vrai notamment pour le centre-ville ouest. Les personnes d’origines ethniques diverses, identifiables par leurs traits physiques, sont, dans 3 aires d’observation sur 7, accueillis [sic] autant en anglais qu’en français. Il ne peut alors s’en dégager pour eux [sic] l’image d’un Québec nettement francophone, une situation de fait qui n’aide pas à leur intégration en français. En ce qui concerne le service en français, l’impossibilité de l’obtenir est au plus de l’ordre de 10 %, mais les centres commerciaux du centre-ville ouest et les magasins à rayons font exception (de 0 à 3 %). Ajoutons toutefois que notre méthode d’enquête, qui force l’observateur a [sic] demander le service en français, tronque un peu la réalité puisque ce n’est pas tout le monde qui continue la conversation en français, après un accueil en anglais. Selon une étude du Conseil faite en 1985, entre 4 ou 5 francophones bilingues sur 10 accueillis en anglais dans un commerce disaient continuer tout de go en anglais. Nos études de 1988 et de 1995 révèlent donc, en ce qui a trait à la langue de service, la possibilité d’utiliser le français plutôt que son usage réel. De plus, il serait intéressant de faire une réplique de ces études en demandant aux observateurs d’utiliser l’anglais plutôt que le français lorsqu’ils font leur demande de service. Il est plausible que, sans atteindre le niveau de service en français ici constaté, l’obtention du service en anglais serait néanmoins élevé [sic] : l’anglais occupe déjà une part importante dans l’accueil du client et les employés de commerce doivent être un peu plus bilingues que la population montréalaise en général. » (pp. 24-25)

« […] si l’on essaie de saisir le sens de l’évolution, on peut croire qu’il y a eu une évolution importante et favorable au français dans les contacts entre les clients et les commerçants depuis les années 1960, mais sur une perspective à plus court terme, soit entre 1988 et 1995, le sens de l’évolution est moins net puisque selon les aires d’observation, on enregistre à la fois de la stabilité, du progrès et un recul. » (p. 25)


 [1] Rapport du Comité interministériel sur la situation de la langue française, Ministère de la Culture et des Communications, Québec, 1996, 319 p.

jeudi 24 mars 2011

Un pavé dans la mare

On n'a pas toujours dit que les habitants de ce qui est aujourd'hui le Québec parlaient mal. Les Européens de passage en Nouvelle-France ont souvent fait des commentaires élogieux sur la langue qui était parlée dans ces contrées nordiques, dès le tout début du peuplement français. Ainsi, le 28 octobre 1651, Simon Denys écrit dans une lettre : Sunt urbani mores ; non inconcinnus gallicae linguae viget usus (Les mœurs sont polies ; la langue française y est parlée avec élégance).

Nous avons plusieurs témoignages sur le xviii e siècle, avant la Conquête anglaise. Le père Pierre-François-Xavier de Charlevoix notait en 1744 : « ... nulle part ailleurs on ne parle plus purement notre langue. On ne remarque même ici aucun accent. » Le témoignage de Bacqueville de la Potherie, en 1753, va dans le même sens : « On parle ici parfaitement bien sans mauvais accent. Quoiqu'il y ait un mélange de presque toutes les Provinces de France, on ne saurait distinguer le parler d'aucune dans les Canadiennes... » Et à peine trois ans avant la Conquête, le marquis de Montcalm écrivait dans son journal : « J'ai remarqué que les paysans canadiens parlent très bien le français, et comme sans doute ils sont plus accoutumés à aller par eau que par terre, ils emploient volontiers les expressions prises de la marine. »

Les jugements positifs des voyageurs sur la variété de français parlé en Nouvelle-France s'expliquent en partie par le fait que l'unification linguistique s'est produite beaucoup plus tôt sur les rives du Saint-Laurent que dans la mère patrie. On ne doit pas oublier qu'au XVIIe siècle le français n'était pas compris partout en France, comme en témoigne Racine à l'occasion du voyage qu'il fit à Uzès en 1661 : « J'avais commencé dès Lyon à ne plus entendre le langage du pays, et à n'être plus intelligible moi-même. » Ce qui a surpris les voyageurs européens en Nouvelle-France, c'est que, malgré l'étendue du territoire (à son apogée, l'empire français s'étendait des rives du Saint-Laurent à l'Est jusqu'aux Rocheuses à l'Ouest et jusqu'à la Nouvelle-Orléans au Sud), le français y est partout compris et parlé, sans différence notable d'accent.
Carte de la Nouvelle-France vers 1750
Source : Wikimedia Commons

         Or, l’évaluation que les étrangers de passage font de notre façon de parler change radicalement au début du XIXe siècle. Les jugements, naguère positifs, sur le français parlé au Canada deviennent négatifs. John Lambert, Anglais venu en Amérique du Nord au début du XIXe siècle, remarque : « The Canadians have had the character of speaking the purest French ; but I question whether they deserve it at the present day. » Il écrit aussi : « Previous to the conquest of the country by the English, the inhabitants are said to have spoken as pure and correct French as in old France : since then they have adopted many anglicisms in their language, and have also several antiquated phrases, which may probably have arisen out of their intercourse with the new settlers. » Les Français Théodore Pavie et Alexis de Tocqueville considèrent l’accent québécois comme déplorable.

         Quelle explication a-t-on cherché à donner de ces jugements négatifs ? Essentiellement une explication militaro-politique.
D’abord, on y a vu une conséquence de la Conquête :
[...] sur le plan de la pratique quotidienne du langage, le phénomène le plus important qui résulte de la Conquête, c’est l’expansion de la langue du peuple au sein de la société. Il s’agit là d’un changement qui va avoir une grande influence sur l’évolution de notre modèle linguistique.

Mais le même auteur***, dans un autre texte, ajoute comme cause l’échec de la Rébellion de 1837-1838 :

Vers le milieu du XIXe siècle, on observe en effet un changement radical dans le discours public. Parler à la canadienne devient un défaut national dont il faut extirper les moindres manifestations. Cette opinion est bientôt véhiculée à travers toute une série de manuels et de lexiques correctifs aux formulations virulentes dont on ne verra la fin qu’après la Révolution tranquille. Cette campagne de dénigrement de l’accent canadien tranche avec l’attitude d’avant 1840. Que s’est-il donc passé qui puisse expliquer un pareil revirement ?
À l’évidence, c’est l’échec de la rébellion des patriotes, en 1827-1838, qui est à l’origine de cette volte-face. Dans la foulée des mesures répressives de l’Angleterre contre ce soulèvement figure le retrait du statut officiel du français dans l’enceinte du Parlement. L’Acte d’Union, qui entre en vigueur en 1841, a pour objectif évident l’assimilation des Canadiens français. Les Anglais justifieront leur politique en prétextant la mauvaise qualité du français canadien, qui devient synonyme d’inculture. C’est ce qui incitera l’élite à implorer le peuple d’aligner son usage sur celui de Paris de façon à faire la preuve qu’on parle la vraie langue française au Canada, et non un patois. (Cap-aux-Diamants, no 96, 2008, p. 15-16)

Notons le recours à la formulation « à l’évidence » au début du deuxième paragraphe de la citation : on n’a pas à donner de preuves puisqu’il s’agit d’une évidence !

         Jusqu’à tout récemment prévalait donc une explication nationaliste, pour ne pas dire nationaleuse, de ce changement d’attitude des étrangers à l’égard de notre façon de parler. Mais Jean-Denis Gendron, ancien président de la commission d’enquête du même nom, avec son livre D'où vient l'accent des Québécois ? Et celui des Parisiens ? Essai sur l'origine des accents. Contribution à l'histoire de la prononciation du français moderne (paru en 2007), est venu jeter un pavé dans la mare : on ne peut plus donner comme unique explication « l’expansion de la langue du peuple au sein de la société », c’est-à-dire la généralisation d’une façon populaire de parler, car, avant la Conquête, il y aurait eu « uniformité sociale de l’accent » selon Gendron.

L’explication fournie par Jean-Denis Gendron peut se résumer de la façon suivante : la communauté de prononciation se comprend par l'origine parisienne de l'accent québécois et les commentaires laudatifs sur l'accent des Canadiens d'alors s'expliquent par l'étroite parenté que cet accent entretient avec la prononciation de style familier pratiquée à la Cour et dans les salons : « ce qui est commun, ce qui rapproche les accents de Paris et de Québec aux XVIIe et XVIIIe siècles, c'est la variation phonétique persistante, l'uniformité sociale de l'accent, l'élocution non corrigée de la langue commune et le mode d'articulation » (p. 30). À ce style familier, « le bel usage », Gendron oppose le style soutenu du discours public pratiqué au parlement de Paris, en chaire et au théâtre (« le grand usage »), caractérisé par une prononciation ferme et énergique qui était enseignée dans les collèges et au théâtre. À la Révolution, la bourgeoisie impose la prononciation (le style soutenu du « grand usage ») qu'elle a apprise dans les collèges, ce qui aura pour effet de réduire progressivement l'ancienne prononciation de style familier au rang de prononciation populaire, voire paysanne. Ainsi Gendron explique-t-il les changements d'évaluation des voyageurs européens à partir du XIXe siècle et qui s'entendent tous pour traiter l'accent des Canadiens de populaire et de paysan : c'est que leur point de référence est le nouvel accent bourgeois de Paris. L'ouvrage de Gendron cherche à expliquer « comment, en l'espace de cinquante ans, la prononciation parisienne a […] pu s'éloigner si fortement de la prononciation québécoise » (p. 96).
Le livre de Gendron remet donc en cause l’interprétation traditionnelle de la dévaluation du parler québécois comme conséquence de la Conquête et de la Rébellion. Si l’évaluation est devenue négative, c’est que le modèle de référence pour les Européens – et, par la suite, pour une bonne partie de l’élite québécoise – était le nouveau modèle qui s’était imposé à Paris après la Révolution de 1789.
         L’autre conclusion que l’on peut tirer de cette analyse, c’est qu’il faut éviter de mêler nationalisme et science, y compris science historique.
***J'ai oublié de mentionner dans ma première chronique, «Mise en bouche», que je comptais ne pas nommer les personnes que je critiquerais et cela dans le but évident d'éviter des polémiques acerbes. Je critique les idées, je ne m'en prends pas aux personnes.

mardi 22 mars 2011

Fièvre obsidionale à Montréal /1

 

Depuis des années, on entend et on lit des témoignages sur le recul du français à Montréal. Recul avéré ? On peut hésiter à l'affirmer : des témoignages isolés quoiqu’assez nombreux ne constituent pas nécessairement un indicateur fiable, d’autant que les indicateurs dont nous disposons actuellement n’invitent pas à autant d’alarmisme (abstraction faite, bien sûr, des prévisions démolinguistiques). Mais c’est pure perte de temps que de combattre des perceptions en leur opposant des indicateurs. Car l’insécurité linguistique à Montréal est un fait social et, comme tel, elle existe bel et bien.
Les perceptions, fondées ou non, peuvent s’imposer et devenir un fait social.
L’idée du recul du français à Montréal a fini par s’imposer avec l’évidence d’un fait social.
Tous les témoignages alarmistes proposent la même solution : affirmer davantage le fait français dans la vie publique à Montréal et, en particulier, lorsque les francophones entrent en relations avec des locuteurs d’autres langues. D’ailleurs, le français, s’il était vraiment la langue commune, devrait être spontanément utilisé entre personnes de langues différentes, même entre les anglophones et les allophones. Rappelons que faire du français la langue commune, la langue de communication normale et évidente entre Québécois d’origines diverses, était l'objectif de la Charte de la langue française. Cela n’a toutefois pas empêché le gouvernement du Québec de continuer à envoyer des messages ambigus, comme celui-ci, dissimulé dans une note de bas de page de l’énoncé de politique sur l’immigration de 1990 :
Cependant, il est probable — et somme toute compréhensible — que certains de ces immigrants continueront de privilégier l’intégration à la communauté anglophone, surtout à la première génération. Par la suite, l’impact de la fréquentation de l’école française par leurs enfants devrait favoriser leur intégration progressive à la communauté francophone. Le Gouvernement reconnaît donc le rôle qu’ont à jouer certaines institutions anglophones — notamment celles du réseau de la santé et des services sociaux — dans l’intégration d’une partie des nouveaux arrivants ainsi que dans le soutien à la pleine participation des Québécois des communautés culturelles plus anciennes qu’elles ont accueillis dans le passé. C’est pourquoi, même si la priorité sera accordée à l’adaptation à la réalité pluraliste des institutions francophones où le rattrapage à effectuer est plus important, le Gouvernement soutiendra également, dans le cadre de sa politique d’intégration, les institutions anglophones.
Au Québec pour bâtir ensemble. Énoncé de politique énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration, 1990, p. 4, note 8.

Comment parvenir à l’affirmation du français comme langue normale de convergence entre Québécois d’origines diverses ? Cela ne peut être laissé seulement à la simple initiative individuelle. Il faut un plan d’ensemble impulsé par l’État. La Catalogne peut nous servir d’exemple. Dans les premières années de normalisation de la langue catalane – normalisation : rendre normal l’usage du catalan dans la vie de tous les jours – le gouvernement de la Generalitat avait entrepris une campagne de publicité très originale.
La campagne de « la Norma », de 1982 à 1985, a été la première campagne de sensibilisation pour lancer le projet de normalisation de l’utilisation du catalan. Rappelons le contexte, très semblable à celui qui est vécu à Montréal : la population catalanophone avait pris l’habitude de passer au castillan (c’est-à-dire à l’espagnol) dans ses relations avec les personnes parlant cette dernière langue et ce, tant dans services publics que dans les relations privées avec les voisins, les commerçants, etc. Dès qu’un catalanophone était en présence d’un inconnu, l’usage de l’espagnol s’imposait. Et la raison invoquée le plus souvent pour justifier ce comportement était le besoin de se montrer poli et respectueux de la langue de l’autre. Quant aux hispanophones, ils s’adressaient en espagnol à tout le monde, même aux personnes de langue maternelle catalane. Quand on leur demandait de justifier leur comportement, ils répondaient que, s’ils ne voulaient pas parler catalan, c’était par peur de commettre des fautes. Pour contrecarrer ces habitudes, les autorités catalanes ont lancé une campagne de sensibilisation basée sur le personnage d’une petite fille impertinente appelée Norma, prénom qui évoquait évidemment la normalisation linguistique souhaitée (en fait, la petite fille s’appelait « la Norma », car, en catalan, on utilise l’article avec les prénoms). La publicité utilisait un slogan mobilisateur : « le catalan, c’est l’affaire de tout le monde » (« El català, cosa de tots »).
La petite Norma, fillette d’une douzaine d’années, est apparue dans des publicités filmées, des bandes dessinées, des émissions de radio et un court-métrage où elle véhiculait un message critique et souvent impertinent. Ce type de message critiquant le comportement des adultes aurait été inacceptable dans une publicité traditionnelle émanant des pouvoirs publics mais il perdait son caractère offensant dans la bouche d’une petite fille présentée comme impertinente. C’est ainsi qu’elle se permettait de demander à son père pourquoi il parlait espagnol plutôt que catalan avec des inconnus.

Campagne de 1982 de promotion du catalan

Pourquoi ne tenterait-on pas la même expérience au Québec ? Il pourrait y avoir une publicité où on verrait un enfant demandant à son père : papa, pourquoi tu as changé de langue lorsque le commis du dépanneur t'a répondu en anglais, pourquoi tu as passé ta commande en anglais au restaurant, etc. ?
On pourrait même s’inspirer d’une campagne menée par l’Office de la langue française des années 1960-1970 : bien parler, c’est se respecter et respecter ceux à qui on s’adresse. Je verrais très bien un slogan comme le suivant : parler français, c’est se respecter et se faire respecter. Bien entendu, un tel slogan fera peur aux timorés, aux bonne-ententistes, aux pusillanimes et aux pleutres. Si le gouvernement hésite à entreprendre une campagne pour recanaliser vers le français le mouvement de convergence linguistique des francophones trop portés à faire usage de l’anglais dès qu’ils entrent en contact avec des personnes de langue différente, je ne peux pas croire qu’il n’y aura pas d’associations assez courageuses pour le faire.
L’expérience catalane montre toutefois qu’il faudra plus qu’une simple campagne de sensibilisation pour changer des comportements linguistiques ancrés aussi profondément. Mais ce pourrait être le début d’une mobilisation qui pourrait par la suite cibler des secteurs plus problématiques. Le laisser-aller ne peut, dans les circonstances actuelles, que faire croître le sentiment d’insécurité linguistique.



Campagne 2009-2010 de promotion du catalan

mardi 15 mars 2011

Les Québécois d’aujourd’hui parlent-ils la même langue que Louis XIV ?

Commençons par une vidéo qui présente la façon dont Louis XIV ne parlait certainement pas :
(La Prise de pouvoir par Louis XIV, téléfilm réalisé par Roberto Rossellini, 1966)
*   *   *
Dans l’émission Bazzo.TV du 11 mars 2010, le dramaturge Jean-Claude Germain a affirmé que, si Louis XIV avait été présent sur le plateau, il aurait compris la langue qui y était parlée mais qu’il n’aurait pas compris celle des descendants de ses anciens sujets en France. Voilà une idée fausse qui ne tient pas la route mais que l’on entend depuis les années 1970.
La langue parlée au Québec, comme toutes les langues vivantes, évolue. Malgré les discours populistes et démagogiques des Léandre Bergeron, des Jean-Claude Germain et de leurs épigones, les Québécois des années 2010 ne parlent pas comme leurs ancêtres du XVIIe siècle. Pour tout linguiste normalement constitué, cela relève de l’évidence et n’a pas à être démontré. Mais pour détromper les entêtés il ne sera pas inutile d’apporter quelques éléments de preuve.
Le vocabulaire fournit les preuves les plus évidentes. Il y a des centaines de mots nouveaux que nous utilisons tous les jours, autant d’ailleurs en France qu’au Québec, dont nous avons l’impression qu’ils existent depuis des siècles et qui pourtant seraient tout à fait incompréhensibles à un Hibernatus du XVIIe siècle que l’on décongèlerait aujourd’hui : aspirine, comprimé, liste électorale, maire, calepin, poubelle, etc. Les mots reflétant l’évolution des mœurs et des idées seraient tout aussi impénétrables : restaurant, sandwich, casse-croûte, boîte de nuit, sport, (État) laïc, etc. Et ne mentionnons même pas les mots désignant les technologies apparues depuis le XVIIe siècle : train, automobile, avion, véhicule spatial, film, cinéma, ordinateur, souris, fibre optique, logiciel, courriel, blogue, etc. La liste est quasi inépuisable.
D’autres mots, qui existent encore, ne seraient pas compris dans le sens que nous leur donnons aujourd’hui : chagrin (mauvaise humeur), cornu (biscornu), fâcheux (difficile, pénible), servir (être esclave), entendre (comprendre), fuite[1], superbe (orgueilleux), etc.
Du point de vue du vocabulaire, Louis XIV trouverait donc pour une bonne part incompréhensible la langue des descendants tant métropolitains qu’ultramarins de ses anciens sujets : il n’entraverait que dalle à nos conversations.
Mais, objectera-t-on, notre Hibernatus-Louis XIV comprendait facilement notre prononciation. Imagine-t-on vraiment que les Québécois de 2010 prononcent le français comme le faisait Louis XIV parce que certains d’entre eux continuent de prononcer moué et toué ? La grande majorité des Québécois ne dit plus Urope, hureux, estatue, poumme (pomme), tiroué (tiroir), mouchoué (mouchoir), qu’ri (quérir, verbe d’ailleurs disparu de l’usage courant), plaisi (plaisir), sumer (semer), fumelle (femelle), russo (ruisseau), berbis (brebis), deusse, troisse, ceusse, segrétaire, caneçon, quemencer (commencer), crère (croire), jeveux (cheveux)[2], toutes des prononciations attestées dans le « bel usage » et dans la haute société de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Il faut arrêter de faire croire aux Québécois que leur langue n’a pas évolué depuis l’époque de la Nouvelle-France et que nous parlerions un français plus « pur » parce qu’il n’aurait pas changé. S’il n’avait pas changé, cela serait digne de mention dans l’histoire des langues et cela aurait fait l’objet d’un nombre considérable de publications scientifiques. Bref, ça se saurait…
En fait, qu’il s’agisse du vocabulaire ou de la prononciation, la langue des Québécois a évolué depuis le temps du Roi Soleil. Et cette évolution s’est faite, parfois avec un certain décalage, mais toujours en phase avec celle des francophones européens.
Il est quand même étonnant que nos linguistes patentés, qui se sont mis à six, au moins, pour donner une leçon à ce pauvre George Dor dont le seul tort était de s’inquiéter de constater que les enfants autour de lui parlaient une langue pauvre, n’aient pas mis autant d’ardeur à pourfendre les idées fausses des démagogues de la langue québécoise.
Signature de Louis XIV



[1] « Vous cependant ici servez avec votre frère » : êtes esclave ;  « … et j’entends votre fuite» : je comprends votre faux-fuyant (Racine, Mithridate, III, 5).
[2] Tous ces exemples sont pris à l’ouvrage de Jean-Denis Gendron, D’où vient l’accent des Québécois ? Et celui des Parisiens ? Québec, Presses de l’Université Laval, 2007.

jeudi 10 mars 2011

Le marteau de Fishman



Pensons au marteau qui appartient à la famille depuis quatre générations : est-il vieux ou neuf ? On en a remplacé la tête trois fois et le manche cinq fois, mais on en parle toujours comme du marteau de l'arrière-grand-père.
Joshua Fishman



Le sociologue américain Joshua Fishman se sert de l’exemple du marteau pour expliquer comment, au fil des siècles et des changements incessants, le sentiment de continuer à parler la même langue se maintient au sein d’une communauté.
Nous n’avons qu’à prendre l’exemple du français pour illustrer le point de vue défendu par Fishman. Le début de La chanson de Rolland, malgré l’orthographe à prime abord un peu rébarbative, demeure compréhensible pour un francophone moyennant un certain effort :
Carles li reis, nostre emperere magnes,
Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne
(« Le roi Charles, notre empereur, le Grand, sept ans tous pleins est resté dans l’Espagne », trad. Joseph Bédier)

Si nous remontons aux premiers documents du français, le sentiment d’étrangeté est évidemment plus fort, comme dans la Cantilène de sainte Eulalie, composée en 881 ou peu après :
Buona pulcella fut Eulalia :
Bel auret corps, bellezour anima
(« Eulalie fut une bonne fille ; elle avait un beau corps, une âme plus belle. »)

Nous disons que ces textes sont écrits en français. Pourtant, comme pour le marteau de Fishman, « on en a remplacé la tête trois fois et le manche cinq fois » : le mot pucelle n’est plus d’usage courant, on ne forme plus le comparatif des adjectifs comme dans bellezour « plus belle », Carles a changé de prononciation et est devenu Charles, set et Espaigne ne s’écrivent plus de la même manière.
Les langues changent sans arrêt, sinon elles meurent. Depuis le xixe siècle, on a assisté à un processus universel de modernisation des langues. Cette modernisation a touché des centaines de langues, comme on peut le constater à la lecture des six volumes La réforme des langues produits par Istvan Fodor et Claude Hagège de 1983 à 1994. Les langues qui ne se modernisent pas ont toutes les chances de disparaître.
Le Québec a connu, lui aussi, le phénomène de la modernisation linguistique. On n’y parle plus comme au temps de la colonisation française, ni comme au xixe siècle, ni même comme dans les années 1950 : non seulement la prononciation a changé, mais le vocabulaire aussi.
Prenons l’exemple de la modernisation de la prononciation. Le livre récent de Jean-Denis Gendron est très éclairant à ce sujet (D'où vient l'accent des Québécois ? Et celui des Parisiens ? Essai sur l'origine des accents. Contribution à l'histoire de la prononciation du français moderne, 2007). Il en ressort que le Québec, comme les provinces françaises mais en retard par rapport à celles-ci, poursuit un mouvement d’ajustement de sa prononciation sur celle de Paris. Le tableau suivant donne quelques exemples de prononciation autrefois courantes au Québec comme, plus anciennement, en France, mais en voie de nette disparition aujourd’hui :

Ancienne prononciation
Prononciation moderne
Urope, Ugène, Ustache
Europe, Eugène, Eustache
Su la table
Sur la table
Sumer
Semer
Néyer
Noyer
Pognée
Poignée
Je leu dis
Je leur dis
Leux habits
Leurs habits
Mécredi
Mercredi
Un habit neu
Un habit neuf
Sarge, varge
Serge, verge
Escuser
Excuser
Berbis
Brebis
Souyer
Soulier
Deusse, troisse
Deux, trois
Ceusse
Ceux
Caneçon
Caleçon
Tourquière
Tourtière
C’te maison
Cette maison
Espécial, estatue, esculture
Spécial, statue, sculpture
Raquemodé
Raccommodé
Commugnon
Communion


Les prononciations de la colonne de gauche sont disparues plus tôt du français européen. La citation suivante illustre la disparition de la prononciation Urope dans un pays où la classe dirigeante s’exprimait en français dans la vie de tous les jours au début du xixe siècle :
--  Eh, mon cher vicomte, -- вмешалась Анна Павловна,  -- l'Urope  (она почему то выговаривала l'Urope,  как особенную тонкость французского языка, которую она могла себе позволить, говоря с французом) l'Urope ne sera jamais notre alliée sincère.

Eh! Mon cher vicomte, intervint Anna Pavlova, l’Urope…– En s’adressant à un Français, elle croyait pouvoir recourir à cette finesse de prononciation, qu’elle tenait Dieu sait de qui.– L’Urope ne sera jamais notre alliée sincère.
Tolstoi, La guerre et la paix, livre 2, chapitre 6 (trad. Henri Mongault, Bibliothèque de la Pléiade).
Au tournant du xxe siècle, la prononciation su au lieu de sur était perçue comme paysanne, comme l’illustre cet autre exemple littéraire :
– Mais voyons, elle est venue réciter, avec un bouquet de lis dans la main et d’autres lis « su   » sa robe. (Mme de Guermantes mettait, comme Mme  de Villeparisis, de l’affectation à prononcer certains mots d’une façon très paysanne, quoiqu’elle ne roulât nullement les r comme faisait sa tante.)
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, VII, Le côté de Guermantes (deuxième partie).

Le même mouvement de modernisation a touché le vocabulaire, en particulier depuis l’après-guerre. Dans les années 1950, la réclame vantait « mon beau poêle Bélanger ». En 2006, quand on leur présentait une photo représentant cet appareil ménager, 52,3 % des Québécois le nommaient « cuisinière ». En 1983, quand on leur a présenté des illustrations de différents objets, 37,4 % des Québécois les ont nommés par un mot du français « international ». En 2006, cette proportion a grimpé à 49,8 %. La modernisation du vocabulaire est donc bel et bien en cours.
Le tableau qui suit donne des exemples des réponses en français « international » lors des enquêtes de 1983 et de 2006.
Mots du français international
(entre parenthèses, le mot québécois traditionnel)
Pourcentage de personnes ayant répondu par un mot du français international en 1983
Pourcentage de personnes ayant répondu par un mot du français international en 2006
Épi de maïs (blé d’Inde)
19,3
38,5
Cintre (support)
33,2
48,1
Gomme à effacer (efface)
27,9
39,7
Seau (chaudière)
37,4
47,7
Ventilateur (fan)
40,8
74,6
Bicyclette, vélo (bicycle)
47,5
73,9
Réveille-matin (cadran)
40,9
50,3
Aspirateur (balayeuse)
49,6
61,0
Robinet (champlure)
53,1
72,1
Trombone (clip)
40,8
84,7

Jacques Maurais, Le vocabulaire des Québécois. Étude comparative (1983-2006), Office québécois de la langue française, 2008.

Dans l’enquête de 2006, une vingtaine d’illustrations ont été ajoutées au questionnaire. Voici quelques exemples de réponses :
Mots du français international
(entre parenthèses, le mot québécois traditionnel***)
Pourcentage de personnes ayant répondu par un mot du français international en 2006
Cuisinière (poêle)
52,3
Four (fourneau)
79,9
Plateau (cabaret)
51,4
Crevaison (flat)
65,8
Pneu (tire)
81,9
Essuie-glace (wiper)
69,6
Pare-brise (windshield)
72,5
***[Eh oui ! Il y a des anglicismes dans la liste des mots québécois traditionnels ; mais, dans les années 1950, flat était aussi courant que poêle.]


Les données dont nous disposons sont donc claires : il y a alignement sur le vocabulaire international ou standard. Mais c’est un processus qui n’est pas terminé. Ce processus ne concerne pas que le Québec : on l’a bien vu à propos de la prononciation où le Québec ne fait qu’emboîter le pas à ce qui se passe dans les régions francophones d’Europe. Ce qui se passe au Québec n’est donc pas exceptionnel.
On aurait donc tort de croire que la modernisation n’est essentiellement qu’un mouvement d’imitation d’un modèle étranger. La modernisation, c’est s’inscrire dans un mouvement qui concerne toute la langue française et auxquels tous les francophones sont invités à adhérer et à participer. Et le Québec fait déjà sa part en proposant des néologismes comme courriel, clavardage ou baladodiffusion.
Il est normal que la modernisation d’une société – et c’est ce que le Québec a vécu particulièrement dans la seconde moitié du xxe siècle – s’accompagne d’une modernisation de sa langue. Seuls les puristes, et nous avons nos puristes pure-laine, refusent cet état de fait.