jeudi 10 mars 2011

Le marteau de Fishman



Pensons au marteau qui appartient à la famille depuis quatre générations : est-il vieux ou neuf ? On en a remplacé la tête trois fois et le manche cinq fois, mais on en parle toujours comme du marteau de l'arrière-grand-père.
Joshua Fishman



Le sociologue américain Joshua Fishman se sert de l’exemple du marteau pour expliquer comment, au fil des siècles et des changements incessants, le sentiment de continuer à parler la même langue se maintient au sein d’une communauté.
Nous n’avons qu’à prendre l’exemple du français pour illustrer le point de vue défendu par Fishman. Le début de La chanson de Rolland, malgré l’orthographe à prime abord un peu rébarbative, demeure compréhensible pour un francophone moyennant un certain effort :
Carles li reis, nostre emperere magnes,
Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne
(« Le roi Charles, notre empereur, le Grand, sept ans tous pleins est resté dans l’Espagne », trad. Joseph Bédier)

Si nous remontons aux premiers documents du français, le sentiment d’étrangeté est évidemment plus fort, comme dans la Cantilène de sainte Eulalie, composée en 881 ou peu après :
Buona pulcella fut Eulalia :
Bel auret corps, bellezour anima
(« Eulalie fut une bonne fille ; elle avait un beau corps, une âme plus belle. »)

Nous disons que ces textes sont écrits en français. Pourtant, comme pour le marteau de Fishman, « on en a remplacé la tête trois fois et le manche cinq fois » : le mot pucelle n’est plus d’usage courant, on ne forme plus le comparatif des adjectifs comme dans bellezour « plus belle », Carles a changé de prononciation et est devenu Charles, set et Espaigne ne s’écrivent plus de la même manière.
Les langues changent sans arrêt, sinon elles meurent. Depuis le xixe siècle, on a assisté à un processus universel de modernisation des langues. Cette modernisation a touché des centaines de langues, comme on peut le constater à la lecture des six volumes La réforme des langues produits par Istvan Fodor et Claude Hagège de 1983 à 1994. Les langues qui ne se modernisent pas ont toutes les chances de disparaître.
Le Québec a connu, lui aussi, le phénomène de la modernisation linguistique. On n’y parle plus comme au temps de la colonisation française, ni comme au xixe siècle, ni même comme dans les années 1950 : non seulement la prononciation a changé, mais le vocabulaire aussi.
Prenons l’exemple de la modernisation de la prononciation. Le livre récent de Jean-Denis Gendron est très éclairant à ce sujet (D'où vient l'accent des Québécois ? Et celui des Parisiens ? Essai sur l'origine des accents. Contribution à l'histoire de la prononciation du français moderne, 2007). Il en ressort que le Québec, comme les provinces françaises mais en retard par rapport à celles-ci, poursuit un mouvement d’ajustement de sa prononciation sur celle de Paris. Le tableau suivant donne quelques exemples de prononciation autrefois courantes au Québec comme, plus anciennement, en France, mais en voie de nette disparition aujourd’hui :

Ancienne prononciation
Prononciation moderne
Urope, Ugène, Ustache
Europe, Eugène, Eustache
Su la table
Sur la table
Sumer
Semer
Néyer
Noyer
Pognée
Poignée
Je leu dis
Je leur dis
Leux habits
Leurs habits
Mécredi
Mercredi
Un habit neu
Un habit neuf
Sarge, varge
Serge, verge
Escuser
Excuser
Berbis
Brebis
Souyer
Soulier
Deusse, troisse
Deux, trois
Ceusse
Ceux
Caneçon
Caleçon
Tourquière
Tourtière
C’te maison
Cette maison
Espécial, estatue, esculture
Spécial, statue, sculpture
Raquemodé
Raccommodé
Commugnon
Communion


Les prononciations de la colonne de gauche sont disparues plus tôt du français européen. La citation suivante illustre la disparition de la prononciation Urope dans un pays où la classe dirigeante s’exprimait en français dans la vie de tous les jours au début du xixe siècle :
--  Eh, mon cher vicomte, -- вмешалась Анна Павловна,  -- l'Urope  (она почему то выговаривала l'Urope,  как особенную тонкость французского языка, которую она могла себе позволить, говоря с французом) l'Urope ne sera jamais notre alliée sincère.

Eh! Mon cher vicomte, intervint Anna Pavlova, l’Urope…– En s’adressant à un Français, elle croyait pouvoir recourir à cette finesse de prononciation, qu’elle tenait Dieu sait de qui.– L’Urope ne sera jamais notre alliée sincère.
Tolstoi, La guerre et la paix, livre 2, chapitre 6 (trad. Henri Mongault, Bibliothèque de la Pléiade).
Au tournant du xxe siècle, la prononciation su au lieu de sur était perçue comme paysanne, comme l’illustre cet autre exemple littéraire :
– Mais voyons, elle est venue réciter, avec un bouquet de lis dans la main et d’autres lis « su   » sa robe. (Mme de Guermantes mettait, comme Mme  de Villeparisis, de l’affectation à prononcer certains mots d’une façon très paysanne, quoiqu’elle ne roulât nullement les r comme faisait sa tante.)
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, VII, Le côté de Guermantes (deuxième partie).

Le même mouvement de modernisation a touché le vocabulaire, en particulier depuis l’après-guerre. Dans les années 1950, la réclame vantait « mon beau poêle Bélanger ». En 2006, quand on leur présentait une photo représentant cet appareil ménager, 52,3 % des Québécois le nommaient « cuisinière ». En 1983, quand on leur a présenté des illustrations de différents objets, 37,4 % des Québécois les ont nommés par un mot du français « international ». En 2006, cette proportion a grimpé à 49,8 %. La modernisation du vocabulaire est donc bel et bien en cours.
Le tableau qui suit donne des exemples des réponses en français « international » lors des enquêtes de 1983 et de 2006.
Mots du français international
(entre parenthèses, le mot québécois traditionnel)
Pourcentage de personnes ayant répondu par un mot du français international en 1983
Pourcentage de personnes ayant répondu par un mot du français international en 2006
Épi de maïs (blé d’Inde)
19,3
38,5
Cintre (support)
33,2
48,1
Gomme à effacer (efface)
27,9
39,7
Seau (chaudière)
37,4
47,7
Ventilateur (fan)
40,8
74,6
Bicyclette, vélo (bicycle)
47,5
73,9
Réveille-matin (cadran)
40,9
50,3
Aspirateur (balayeuse)
49,6
61,0
Robinet (champlure)
53,1
72,1
Trombone (clip)
40,8
84,7

Jacques Maurais, Le vocabulaire des Québécois. Étude comparative (1983-2006), Office québécois de la langue française, 2008.

Dans l’enquête de 2006, une vingtaine d’illustrations ont été ajoutées au questionnaire. Voici quelques exemples de réponses :
Mots du français international
(entre parenthèses, le mot québécois traditionnel***)
Pourcentage de personnes ayant répondu par un mot du français international en 2006
Cuisinière (poêle)
52,3
Four (fourneau)
79,9
Plateau (cabaret)
51,4
Crevaison (flat)
65,8
Pneu (tire)
81,9
Essuie-glace (wiper)
69,6
Pare-brise (windshield)
72,5
***[Eh oui ! Il y a des anglicismes dans la liste des mots québécois traditionnels ; mais, dans les années 1950, flat était aussi courant que poêle.]


Les données dont nous disposons sont donc claires : il y a alignement sur le vocabulaire international ou standard. Mais c’est un processus qui n’est pas terminé. Ce processus ne concerne pas que le Québec : on l’a bien vu à propos de la prononciation où le Québec ne fait qu’emboîter le pas à ce qui se passe dans les régions francophones d’Europe. Ce qui se passe au Québec n’est donc pas exceptionnel.
On aurait donc tort de croire que la modernisation n’est essentiellement qu’un mouvement d’imitation d’un modèle étranger. La modernisation, c’est s’inscrire dans un mouvement qui concerne toute la langue française et auxquels tous les francophones sont invités à adhérer et à participer. Et le Québec fait déjà sa part en proposant des néologismes comme courriel, clavardage ou baladodiffusion.
Il est normal que la modernisation d’une société – et c’est ce que le Québec a vécu particulièrement dans la seconde moitié du xxe siècle – s’accompagne d’une modernisation de sa langue. Seuls les puristes, et nous avons nos puristes pure-laine, refusent cet état de fait.

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