lundi 21 octobre 2013

Dendrologie québécoise


Au milieu du XIXe siècle, en partie sous l’influence des travaux de Darwin (en partie seulement, car certains de ses articles sont antérieurs à l’Origine des espèces), le linguiste August Schleicher a émis une théorie (Stammbaumtheorie, théorie de l’arbre généalogique) selon laquelle l’évolution des langues est analogue à celle des espèces. Schleicher représente l’évolution des langues indo-européennes sous la forme d’un arbre généalogique :

Selon cette théorie, le tronc de l’arbre représente l’indo-européen. Il se sépare, en une première ramification, en cinq branches principales, représentant les langues slaves, latines, germaniques, celtes et helléniques. Chacune de ces branches se sépare, en une deuxième ramification, en plusieurs branches secondaires, représentant par exemple, pour s’en tenir à la branche principale des langues latines, les branches secondaires de l’espagnol, du portugais, du catalan, de l’occitan, du français, de l’italien et du roumain. En poursuivant l’image, on peut ajouter une troisième ramification, représentant, pour s’en tenir à la branche secondaire du français, les rameaux du français de France, de celui du Québec, de celui de Belgique, etc. (Lionel Meney, « Idée reçue : les langues sont des organismes vivants »)


On voit un exemple poussé à l’extrême de la théorie généalogique dans l’illustration suivante tirée du livre de Leigh Oakes et Jane Warren, Langue, citoyenneté et identité au Québec, PUL, 2009, p. 143 :




Cette arborescence présente une première incohérence de taille : le rameau « français du Canada ». Le français du Québec et le français acadien constituent deux rameaux distincts qui ne peuvent pas être subsumés sous un mythique français du Canada qui ne peut exister que dans les fantasmes de l’auteur de ce schéma car il contredit tout ce que nous enseigne l’histoire du français en Amérique.


Il en va de même pour le français d’Europe qui n’existe pas encore même si les barrières d’accent et les barrières lexicales tendent à disparaître de plus en plus. En tout état de cause, ce n’est pas le français de Bruxelles ni celui de Genève qui est la base du standard vers lequel convergent les variétés actuelles (régionales, sociales) du français en Europe.


L’illustration, en utilisant les branches « français du Canada » et « français d’Europe », mélange de façon maladroite considérations phylogéniques et considérations politiques.


Encore plus curieuse est la séparation que l’illustration établit en Beauce entre le français de Saint-Georges et celui de Saint-Joseph. On peut s’interroger sur les données scientifiques qui justifient pareille dichotomie : à ma connaissance, il n’y en a pas. La sociolinguistique permet bien au contraire de postuler qu’il pourrait y avoir plus de points communs entre, par exemple, la langue du personnel médical (médecins, dentistes, infirmières) de Saint-Georges et celle du personnel médical de Saint-Joseph qu’entre la langue du personnel de santé de Saint-Georges et celle des prolétaires (ouvriers, assistés sociaux) de cette même ville de Saint-Georges. En outre, nous ne sommes plus au Moyen Âge, on se déplace facilement entre Saint-Georges et Saint-Joseph, on y reçoit, lit, entend et regarde les médias basés à Montréal et à Québec, voire en Europe. Il arrive même que des migrants d’ailleurs au Québec et d’ailleurs dans le monde s’y établissent ! Il se trouve aussi que des personnes habitant Saint-Joseph travaillent à Saint-Georges et vice-versa. Il est contre-intuitif de séparer ces deux localités comme s’il s’agissait de deux ghettos ou de deux vases ne communiquant pas entre eux.


Le modèle utilisé dans le livre d’Oakes et Warren, celui de l’arbre généalogique, est utile en linguistique historique car il a permis des hypothèses sur la préhistoire des langues qui se sont révélées fructueuses. Il peut à la rigueur aider à expliquer la situation linguistique de la France (et d’autres pays) avant la Révolution industrielle et avant l’essor des moyens de communication depuis le XIXe siècle (au premier titre le chemin de fer ; puis le cinéma parlant, la radio et la télévision). Mais même au Moyen Âge les dialectes ne pouvaient pas se couper au couteau, il y avait des chevauchements d’un village à l’autre, il y avait des emprunts de sons (phonèmes) et de mots entre localités voisines, la langue parlée dans les villes avait une influence sur celle parlée aux alentours et réciproquement, et Anthony Lodge[1] a montré que même le français parisien s’est enrichi depuis l’époque médiévale de traits provenant au début de parlers voisins mais ensuite de parlers de plus en plus éloignés de la capitale, allant jusqu’à l’Auvergne et à la Bretagne au moment de la Révolution industrielle.


Déjà dans la seconde moitié du XIXe siècle, on s’était rendu compte des limites de la Stammbaumtheorie, de la théorie généalogique, en particulier lorsqu’on l’appliquait à la France du Moyen Âge ou au domaine linguistique allemand. Car on avait bien vu qu’il est difficile d’établir des séparations claires entre les dialectes : les variétés dialectales constituent des collections de traits dont certains qui peuvent ou non être communs entre des dialectes voisins. En d’autres termes, il n’y a pas un ensemble de traits qui ne seraient propres qu’à une variété, il y a toujours des traits qui sont partagés avec des dialectes contigus et d’autres qui ne le sont pas. Or, la théorie de Schleicher suppose des variétés de langue bien définies et stables, absentes de contaminations par d’autres parlers. En particulier, elle ne rend pas compte des continuums linguistiques, c’est-à-dire de la variation progressive lorsqu’on passe d’un village à l’autre, en Allemagne par exemple : l’intercompréhension est toujours possible entre villages rapprochés quand on n’emploie que le dialecte mais elle diminue au fur et à mesure que les distances augmentent.


Les insuffisances de la théorie généalogique ont poussé les linguistes à proposer une nouvelle théorie pour en combler les lacunes. La théorie des ondes (Wellentheorie) énoncée en 1872 par Johannes Schmidt[2] explique que les innovations linguistiques se diffusent dans les dialectes sous forme d’ondes circulaires et concentriques comme des ronds dans l’eau. Le modèle postule donc que les innovations se répandent comme des vagues à partir d’un centre.


Il est incroyable que l’on présente sans nuance dans un livre publié au XXIe siècle un modèle théorique dont on avait perçu les insuffisances un siècle et demi plus tôt. Leigh Oakes et Jane Warren vont même jusqu’à affirmer que l’arborescence sur laquelle ils s’appuient (cf. illustration ci-dessus) « est à plusieurs égards une représentation exacte de la réalité actuelle. Il [le modèle] établit une hiérarchie montrant clairement la position sociale des diverses variétés géographiques du français les unes par rapport aux autres, ainsi que les rapports de pouvoir qui existent entre elles […]» (p. 142).


Il est sidérant de parler de la « position sociale » des variétés de français et des « rapports de pouvoir » entre elles en ne prenant en considération que la variation géographique sans même faire mention des sociolectes (dialectes sociaux : parler d’un groupe social, celui des jeunes par exemple, ou parler d’une classe sociale).



De plus, l’arborescence que je critique et dont on nous dit qu’elle est une « représentation exacte de la réalité actuelle » met sur le même pied français de France d’une part et français de Belgique et français de Suisse d’autre part : ce qui occulte une réalité de taille – le fait que c’est le français de France, en particulier celui de Paris, qui est hégémonique depuis des siècles. Parallèlement, on voit que, dans l’arborescence, français du Québec et français d’Acadie sont sur le même pied, ce qui occulte les relations de pouvoir qui existent entre ces deux variétés : la concentration des médias (radio et télévision) à Montréal fait que c’est le modèle linguistique des médias montréalais qui influence le français acadien, comme me l’ont déjà affirmé des linguistes du Nouveau-Brunswick qui ont noté l’apparition chez les jeunes de traits linguistiques québécois qui étaient auparavant inconnus du parler acadien comme l’affrication (prononcer dzire pour dire) et la diphtongaison (mon paère au lieu de mon péére).


Contrairement à l’affirmation des auteurs, le modèle décrit par l’arborescence ne rend pas compte du tout de « la position sociale des diverses variétés géographiques du français les unes par rapport aux autres, ainsi que les rapports de pouvoir qui existent entre elles ». Bien au contraire, ce modèle a plutôt pour effet d’occulter les rapports de pouvoir.


L’endogénisme est décidément un recul sur le plan de la science.




[1] A Sociolinguistic History of Parisian French, 2004.
[2] Die Verwandtschaftsverhältnisse der indogermanischen Sprachen ; Hugo Schuchardt a aussi contribué au développement de ce modèle.

dimanche 20 octobre 2013

De déictique à article



Dans mon billet précédent, j’ai mentionné le tic langagier d’un chef d’antenne de Radio-Canada qui utilise couramment le démonstratif ce/cet/cette à la place du simple article défini. C’est ce qu’on appelle un idiotisme (au sens de « mot, expression propre à une personne, à un groupe » et non au sens vieilli d’idiotie). Chez cette personne, le démonstratif a presque totalement perdu son sens déictique (« qui sert à désigner », du grec δείκνυμι, montrer), sa fonction se rapproche de celle d’un article. Mais ce qui a l’air aujourd’hui d’un idiotisme ne fait que répéter une évolution qui s’est déjà produite dans l’histoire du français puisque notre article le vient du démonstratif latin ille (à l’accusatif).


La linguistique historique montre que la même évolution s’est aussi produite dans l’histoire du grec puisque l’article de cette langue, ὁ, ἡ, τ, vient d’un ancien démonstratif dont le sens déictique est toujours perceptible dans certains passages d’Homère (Pierre Chantraine, Morphologie historique du grec, 2e édition, Paris, Klincksieck, p. 124).


Même si le passage de démonstratif à article n’est pas une nouveauté du point de vue de la linguistique historique, il n’en demeure pas moins que dans le cas qui nous occupe cette évolution est sûrement induite par l’anglais.


samedi 19 octobre 2013

Un nouveau Lazare ?


Le québécois standard, langue calque / 6


J’ai déjà écrit une série de billets portant sur les calques dans ce que l’on appelle diversement le québécois standard ou le français standard en usage au Québec (pour lire le premier de ces billets, cliquer ici). J’ai attiré notamment l’attention sur la sur-utilisation du démonstratif ce/cet/cette à l’imitation de ce qui se fait en anglais (voir « Le québécois standard,langue calque / 4»).


Il y a un chef d’antenne de Radio-Canada chez qui cet emploi du démonstratif est devenu un tic des plus agaçants. Récemment, lors de la mort du financier Paul Desmarais, on a pu l’entendre ouvrir son émission en annonçant qu’elle serait consacrée à « ce décès de Paul Desmarais » plutôt qu'au décès de Paul Desmarais. Comme si Paul Desmarais était mort plus d’une fois et que l’émission serait consacrée en particulier à son dernier décès… À ma connaissance, dans l’histoire de l’humanité il n’y a que Lazare qui soit mort, ressuscité puis remort.


Pour qui veut bien se donner la peine de considérer les faits sans parti pris, il saute aux yeux que les particularités de ce que l’école endogéniste veut appeler la langue québécoise standard résultent souvent d’interférences de l’anglais.



jeudi 10 octobre 2013

L’art de se tirer dans le pied


L’orientation de l’usage représente la raison d’être de l’Office [québécois de la langue française]. La production et la diffusion du GDT [Grand Dictionnaire terminologique] constituent une intervention par un organisme de l’État sur la composante lexicale de la langue.
– Guide méthodologique du Grand Dictionnaire terminologique


Au cours de mes recherches récentes, je suis tombé sur cette note de la fiche chaussée désignée (fiche de 2013) du Grand Dictionnaire terminologique de l'Office québécois de la langue française :

« Le terme chaussée désignée est un calque de l'anglais dont l'usage est généralisé et légitimé en français du Québec depuis de nombreuses années. »


Deux remarques sur cette phrase.


La première porte sur le calque. N’en faisons pas tout un plat. Le calque est un vieux procédé d’enrichissement lexical présent (sans doute) dans toutes les langues. Quand on refuse un calque au nom de la qualité de la langue, on oublie que le mot qualité lui-même est issu d’un calque créé par Cicéron (voir mon billet « Réflexions sur l’emprunt et en particulier sur le calque »).


Plus intéressante est la notion que le calque en question (chaussée désignée) est « légitimé ». Ce point mérite d’être développé davantage que le premier.


La fiche du GDT se contente d’affirmer que le calque est légitimé sans que ce participe passé soit suivi d'un complément d'agent (un lapsus digiti m’a d’abord fait écrire claque, dont le sens argotique a au moins le mérite de montrer ce qu’est devenu le GDT depuis plus de dix ans). Or, en lexicographie (car on fait de moins en moins de terminologie et de plus en plus de lexicographie à l’Office), quand on utilise le participe passé légitimé, on le fait habituellement suivre des mots « par l’usage », ce qu’omet pudiquement (ou prudemment) de faire le rédacteur de la fiche. Légitimé par l’usage : on est ainsi rendu au bout de la logique lexicographique, tout à faire contraire au mandat même de l’Office (« L’orientation de l’usage représente la raison d’être de l’Office »). Le GDT n’a plus qu’à enregistrer les milliers de calques légitimés par l’usage parce qu’ils sont employés depuis longtemps dans des textes de lois, dans des directives administratives, dans les interventions des personnes légitimement élues à l’Assemble nationale, dans des circonstances « formelles » (formal) comme la lecture des informations à la radio et à la télévision, dans la presse, etc. Rien que dans le domaine du droit, ils sont quelques centaines à en juger par la liste dressée par Wallace Schwab. Mais est-ce le rôle du GDT ? À partir du moment où le GDT ne remplit plus son mandat d’orienter l’usage, il n’a plus sa raison d’être, c’est écrit noir sur blanc dans son guide méthodologique : « L’orientation de l’usage représente la raison d’être de l’Office ». Dans les autres pays, y compris les pays francophones, on laisse le soin d’enregistrer les usages aux dictionnaires produits par des éditeurs privés.


mardi 1 octobre 2013

Le vaudeville du boulevard, quatrième acte



Ce qui me choque le plus, c'est qu'ils ne pas capables de travailler de façon systématique en étudiant les notions entres elles, même à l'intérieur d'une toute petite nomenclature. Pas capables de voir la relation entre le corridor cyclable et leur vélorue. Tout ça parce que les principes de la recherche terminologique, on s'en fout.
– Témoignage d’une personne qui a travaillé comme terminologue à l’Office québécois de la langue française


Je continue mes commentaires sur la fiche vélorue du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office de la langue française et sur le vocabulaire À vos vélo ! en ligne sur le site de l’Office.


Rappelons qu’en 2011 le Grand Dictionnaire terminologique affirmait :

Les calques de l'anglais vélo boulevard et boulevard vélo (de bicycle boulevard) sont à déconseiller. Vélo boulevard ne respecte pas le mode de composition en français où, généralement, c'est le nom qui suit qui détermine le nom qui précède.


La même année, 2011, la commission générale de terminologie et de néologie de France officialisait le terme véloroute qui, lui non plus, « ne respecte pas le mode de composition en français où, généralement, c'est le nom qui suit qui détermine le nom qui précède ». Ce terme sera pourtant repris par le GDT en 2013 avec la remarque : « Le terme véloroute a déjà été critiqué, mais il est dorénavant considéré comme correct. »


On pourrait croire que le mode de composition qui condamnait le terme vélo boulevard est dorénavant accepté par l’Office. Sauf que…


Sauf que, dans le vocabulaire À vos vélo !, on trouve la forme corridor-vélo qui, lui, respecte « le mode de composition en français où, généralement, c'est le nom qui suit qui détermine le nom qui précède ».


Il y a dans tout cela un manque de systématicité qui non seulement est navrant mais qui est contraire à l’esprit même de l’activité terminologique. Ce manque de systématicité se manifeste aussi dans le fait que les définitions ne précisent pas clairement ce qui différencie la vélorue du corridor-vélo (appelé aussi corridor cyclable).


Même à l’intérieur d’une toute petite nomenclature, on s’est révélé incapable de distinguer clairement les concepts entre eux. On ne fait même pas de renvoi d’une fiche à l’autre. Et pour cause : l’usager ne s’y retrouverait plus.


La recherche terminologique est l’étude systématique des termes d’un domaine. En bonne méthode, on doit préciser les concepts du domaine et déterminer les termes qui les désignent. Ce qu’on constate dans les fiches dont j’ai traité, c’est l’atomisation de la recherche, aucun lien n’étant fait entre les concepts. D’ailleurs, y a-t-il bien deux concepts différents dans le cas qui nous occupe aujourd’hui ? Vélorue (« …suite de rues… ») et corridor-vélo (corridor cyclable), n’est-ce pas la même chose ?


Encore une fois, on voit que les anciens terminologues de l’Office québécois de la langue française ont eu raison d’attirer l’attention sur les dérives de la recherche terminologique à l’Office depuis plus d’une dizaine d’années.