Au
milieu du XIXe siècle, en partie sous l’influence des travaux
de Darwin (en partie seulement, car certains de ses articles sont antérieurs à l’Origine des espèces), le linguiste
August Schleicher a émis une théorie (Stammbaumtheorie,
théorie de l’arbre généalogique) selon laquelle l’évolution des langues est
analogue à celle des espèces. Schleicher représente l’évolution des langues
indo-européennes sous la forme d’un arbre généalogique :
Selon cette théorie,
le tronc de l’arbre représente l’indo-européen. Il se sépare, en une
première ramification, en cinq branches principales, représentant
les langues slaves, latines, germaniques, celtes et helléniques. Chacune de ces
branches se sépare, en une deuxième ramification, en plusieurs branches
secondaires, représentant par exemple, pour s’en tenir à la branche
principale des langues latines, les branches secondaires de l’espagnol, du
portugais, du catalan, de l’occitan, du français, de l’italien et du roumain.
En poursuivant l’image, on peut ajouter une troisième ramification,
représentant, pour s’en tenir à la branche secondaire du français, les rameaux
du français de France, de celui du Québec, de celui de Belgique, etc. (Lionel
Meney, « Idée reçue : les langues sont des organismes vivants »)
On
voit un exemple poussé à l’extrême de la théorie généalogique dans
l’illustration suivante tirée du livre de Leigh Oakes et Jane Warren, Langue, citoyenneté et identité au Québec,
PUL, 2009, p. 143 :
Cette arborescence présente une première incohérence de taille : le rameau
« français du Canada ». Le français du Québec et le français acadien
constituent deux rameaux distincts qui ne peuvent pas être subsumés sous un
mythique français du Canada qui ne peut exister que dans les fantasmes de
l’auteur de ce schéma car il contredit tout ce que nous enseigne l’histoire du
français en Amérique.
Il
en va de même pour le français d’Europe qui n’existe pas encore même si les
barrières d’accent et les barrières lexicales tendent à disparaître de plus en
plus. En tout état de cause, ce n’est pas le français de Bruxelles ni celui de
Genève qui est la base du standard vers lequel convergent les variétés
actuelles (régionales, sociales) du français en Europe.
L’illustration,
en utilisant les branches « français du Canada » et « français
d’Europe », mélange de façon maladroite considérations phylogéniques et
considérations politiques.
Encore
plus curieuse est la séparation que l’illustration établit en Beauce entre le
français de Saint-Georges et celui de Saint-Joseph. On peut s’interroger sur
les données scientifiques qui justifient pareille dichotomie : à ma
connaissance, il n’y en a pas. La sociolinguistique permet bien au contraire de
postuler qu’il pourrait y avoir plus de points communs entre, par exemple, la
langue du personnel médical (médecins, dentistes, infirmières) de Saint-Georges
et celle du personnel médical de Saint-Joseph qu’entre la langue du personnel de
santé de Saint-Georges et celle des prolétaires (ouvriers, assistés sociaux) de
cette même ville de Saint-Georges. En outre, nous ne sommes plus au Moyen Âge,
on se déplace facilement entre Saint-Georges et Saint-Joseph, on y reçoit, lit,
entend et regarde les médias basés à Montréal et à Québec, voire en Europe. Il
arrive même que des migrants d’ailleurs au Québec et d’ailleurs dans le monde s’y
établissent ! Il se trouve aussi que des personnes habitant Saint-Joseph
travaillent à Saint-Georges et vice-versa. Il est contre-intuitif de séparer
ces deux localités comme s’il s’agissait de deux ghettos ou de deux vases ne
communiquant pas entre eux.
Le
modèle utilisé dans le livre d’Oakes et Warren, celui de l’arbre généalogique, est
utile en linguistique historique car il a permis des hypothèses sur la
préhistoire des langues qui se sont révélées fructueuses. Il peut à la rigueur aider
à expliquer la situation linguistique de la France (et d’autres pays) avant la
Révolution industrielle et avant l’essor des moyens de communication depuis le
XIXe siècle (au premier titre le chemin de fer ; puis le
cinéma parlant, la radio et la télévision). Mais même au Moyen Âge les
dialectes ne pouvaient pas se couper au couteau, il y avait des
chevauchements d’un village à l’autre, il y avait des emprunts de sons
(phonèmes) et de mots entre localités voisines, la langue parlée dans les
villes avait une influence sur celle parlée aux alentours et réciproquement, et
Anthony Lodge[1]
a montré que même le français parisien s’est enrichi depuis l’époque médiévale
de traits provenant au début de parlers voisins mais ensuite de parlers de plus
en plus éloignés de la capitale, allant jusqu’à l’Auvergne et à la Bretagne au
moment de la Révolution industrielle.
Déjà
dans la seconde moitié du XIXe siècle, on s’était rendu compte
des limites de la Stammbaumtheorie, de
la théorie généalogique, en particulier lorsqu’on l’appliquait à la France du
Moyen Âge ou au domaine linguistique allemand. Car on avait bien vu qu’il est
difficile d’établir des séparations claires entre les dialectes : les
variétés dialectales constituent des collections de traits dont certains qui
peuvent ou non être communs entre des dialectes voisins. En d’autres termes, il
n’y a pas un ensemble de traits qui ne seraient propres qu’à une variété, il y
a toujours des traits qui sont partagés avec des dialectes contigus et d’autres
qui ne le sont pas. Or, la théorie de Schleicher suppose des variétés de langue bien définies et stables,
absentes de contaminations par d’autres parlers. En particulier, elle ne rend
pas compte des continuums linguistiques, c’est-à-dire de la variation
progressive lorsqu’on passe d’un village à l’autre, en Allemagne par exemple :
l’intercompréhension est toujours possible entre villages rapprochés quand on
n’emploie que le dialecte mais elle diminue au fur et à mesure que les
distances augmentent.
Les
insuffisances de la théorie généalogique ont poussé les linguistes à proposer
une nouvelle théorie pour en combler les lacunes. La théorie des ondes (Wellentheorie) énoncée en 1872 par
Johannes Schmidt[2]
explique que les innovations linguistiques se diffusent dans les dialectes sous
forme d’ondes circulaires et concentriques comme des ronds dans l’eau. Le
modèle postule donc que les innovations se répandent comme des vagues à partir
d’un centre.
Il
est incroyable que l’on présente sans nuance dans un livre publié au XXIe siècle
un modèle théorique dont on avait perçu les insuffisances un siècle et demi
plus tôt. Leigh Oakes et Jane Warren vont même jusqu’à affirmer que l’arborescence
sur laquelle ils s’appuient (cf. illustration ci-dessus) « est à plusieurs
égards une représentation exacte de la réalité actuelle. Il [le modèle] établit une hiérarchie montrant
clairement la position sociale des diverses variétés géographiques du français
les unes par rapport aux autres, ainsi que les rapports de pouvoir qui existent
entre elles […]» (p. 142).
Il est sidérant de parler de la « position sociale » des variétés de français et des « rapports de pouvoir » entre elles en ne prenant en considération que la variation géographique sans même faire mention des sociolectes (dialectes sociaux : parler d’un groupe social, celui des jeunes par exemple, ou parler d’une classe sociale).
Il est sidérant de parler de la « position sociale » des variétés de français et des « rapports de pouvoir » entre elles en ne prenant en considération que la variation géographique sans même faire mention des sociolectes (dialectes sociaux : parler d’un groupe social, celui des jeunes par exemple, ou parler d’une classe sociale).
De
plus, l’arborescence que je critique et dont on nous dit qu’elle est une « représentation
exacte de la réalité actuelle » met sur le même pied français de France d’une
part et français de Belgique et français de Suisse d’autre part : ce qui
occulte une réalité de taille – le fait que c’est le français de France, en particulier
celui de Paris, qui est hégémonique depuis des siècles. Parallèlement, on voit
que, dans l’arborescence, français du Québec et français d’Acadie sont sur le
même pied, ce qui occulte les relations de pouvoir qui existent entre ces deux
variétés : la concentration des médias (radio et télévision) à Montréal
fait que c’est le modèle linguistique des médias montréalais qui influence le
français acadien, comme me l’ont déjà affirmé des linguistes du
Nouveau-Brunswick qui ont noté l’apparition chez les jeunes de traits
linguistiques québécois qui étaient auparavant inconnus du parler acadien comme
l’affrication (prononcer dzire pour dire) et la diphtongaison (mon paère au lieu de mon péére).
Contrairement
à l’affirmation des auteurs, le modèle décrit par l’arborescence ne rend pas compte
du tout de « la position sociale des diverses variétés géographiques du
français les unes par rapport aux autres, ainsi que les rapports de pouvoir qui
existent entre elles ». Bien au contraire, ce modèle a plutôt pour effet d’occulter
les rapports de pouvoir.
L’endogénisme est décidément un recul sur le plan de la science.
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