La
tendance est forte de réduire la singularité du français québécois par rapport
au français d’Europe (ou international, général, de référence, etc.) à une
longue liste de différences d’appellations : poêle au lieu de cuisinière,
fournaise au lieu de chaudière, cabaret au lieu de plateau(-repas), patch au lieu
de rustine – sans oublier la longue liste des statalismes, c’est-à-dire des
mots désignant des réalités propres au Québec : cégep (équivalent
approximatif : lycée), sous-ministre, coroner, caucus, etc. C’est ce que j’appellerai
la vision lexicocentriste, ou lexicocentrée, qui prédomine trop souvent dans les
discussions sur la langue chez nous. Les lexicographes et les terminologues
sont souvent les premiers à tomber dans ce panneau. Pourtant, on sait depuis longtemps qu’une
langue, ce n’est pas qu’un dictionnaire. Autrement, il suffirait d’apprendre
une liste de quelques centaines de mots pour parler une langue étrangère, aussi
bien l’anglais que l’arabe, le hongrois ou le russe.
Mais
la réelle singularité du québécois, celle qui fait que la communication avec
les autres francophones connaît parfois des ratés, réside ailleurs. Un Français
invité pour fêter Noël dans une famille québécoise et qui se fait dire à son
arrivée : « déshabillez-vous* », pourra un bref instant se
demander s’il n’a pas été plutôt invité à une partouze mais il finira bien par
comprendre qu’on lui demande d’enlever son manteau. En revanche, si on lui dit :
« c’est sa tab(le) », il pourra se demander si c’est sa table à elle,
son hôtesse, plutôt qu'à lui, son hôte, avant de comprendre, peut-être difficilement,
que l’on a voulu dire : « c’est sur la table » (< s(ur
l)a table). Une fois à table et si la conversation dévie vers la politique, l’invité
ne saisira peut-être pas du premier coup le sens du mot « constution »
mais, le contexte aidant, il rajoutera la syllabe engloutie dans le flot des
paroles : constitution. Plus que l’accent (toujours « charmant »),
plus que les différences de vocabulaire, c’est le fait de manger les syllabes,
voire les mots, qui est l’élément qui nuit le plus à l’intercompréhension entre
Québécois et autres francophones. C’est ce que j’appelle la logophagie (λόγοϛ, mot, φαγεῖν, manger).
Comme je l’ai déjà mentionné, la logophagie peut concerner plusieurs mots, elle
devient alors un raccourci de la pensée : « ses parents avaient un
chalet autour du lac » pour signifier que ses parents avaient un chalet
sur le chemin qui faisait le tour du lac.
______________
* Fait curieux, on trouve la même
formulation en russe : раздеваться signifie « se déshabiller »
mais раздеваться в гардеробе « poser son manteau au vestiaire » et
non « se déshabiller au vestiaire ».
Sauf qu'il y a une distinction entre «c'est sa table» (à elle) et «c'est sa'a table» (sur la). Idem avec «A'a mangé» (elle a mangé), etc. On peut reconnaitre au son un doublement de la voyelle.
RépondreSupprimer