J’ai
déjà écrit à quelques reprises dans ce blog combien je trouvais absurde
l’affirmation de l’Office québécois de la langue française (OQLF) voulant que
le mot selfie ne s’intègre pas au système linguistique du français. Comment
un mot, utilisé quotidiennement par des millions de francophones de par le
monde, peut-il n’être pas intégré au système linguistique du français ?
C’est pourtant la position que défend l’OQLF dans sa dernière Politique de l’emprunt linguistique (2017). Ce
document est étrangement silencieux sur les modes d’intégration des emprunts.
Aujourd’hui, je propose d’étudier comment certaines langues intègrent les mots
anglais.
Commençons
par le russe. J’emprunte mes exemples à une vidéo portant justement sur la
question des anglicismes dans cette langue (Russian with Max). Au pays
des blinis, il arrive que l’on trouve aussi le mot панкейк (pancake) (il
ne désigne pas tout à fait la même chose). Notre селфи (selfie) a
même réussi à s’introduire. Je vous donne en vrac une série d’exemples avec les
mots anglais d’origine que j’ai parfois eu de la difficulté à trouver tant
certains sont bien intégrés graphiquement (et même phonétiquement) : локдаун (lock-down), хайп (hype), коворкинг (co-working),
каршеринг (car-sharing), бизнесмен (businessmen), шопинг (я ходил на шопинг, je suis allé faire
du shopping) ainsi que шопинг-центр et шопинг-мол, фудкорт (food-court),
худи (hoodie, que le vlogueur explique ainsi : тольтовка с капюшоном
< capuchon), джем (jam, à côté de варение), дедлайн (dead-line),
инвестор (investor), ремейк (remake). Le vocabulaire de
l’informatique regorge de mots anglais : логин
(log-in), блог (blog), компьютер (computer), веб-мастер (Web-master),
портал (portal), интерфейс (interface), чат (chat), etc. La
langue des jeunes n’est pas en reste : найс (nice), ес (yes),
кул (cool), бейба (baby).
L’intégration
morphologique se manifeste quand les mots sont employés au pluriel : сайты
(sites), десктопы (desktops) ou au féminin : поп-култура (pop-culture).
L’intégration
peut aussi s’effectuer par le recours au calque, une partie du mot anglais
étant adaptée à la morphologie russe : лидерство (leadership).
Autre preuve
d’intégration : le mot produit un dérivé. De футбол (football) on
obtient футболка (« tee-shirt »).
Les
emprunts peuvent aussi s’intégrer au système verbal russe. Du nom лидер (leader)
on a tiré le verbe лидерить (« mener »). Pour пост в Инстаграме (post
on Instagram), on a les verbes постить, запостить, перепостить.
Avant
de passer en revue des exemples d’emprunts dans d’autres langues,
contentons-nous pour l’instant de tirer la conclusion la plus évidente. La
différence d’alphabet favorise l’intégration phonétique. Les Russes pourraient
se contenter de procéder à une simple translittération mais ils optent plutôt
pour écrire le mot comme il se prononce dans leur langue : lunch
pourra être écrit ленч ou лaнч. Le
français a déjà connu ce type d’intégration : redingote
(< riding-coat), paquebot (< packet-boat), boulingrin
(< bowling-green). En français québécois on a coutume de citer
l’exemple de bécosse (<back-house) auquel on peut ajouter mitaine (< meeting-house)
ou taeur (< tyre) et on trouve dans l’œuvre de Jacques Ferron
des mots comme swompe (< swamp) ou neveurmagne (< never
mind). Le québécois, comme le russe, peut intégrer morphologiquement les mots
anglais : bréque (<break), les bréques, bréquer; match,
matcher; tinque (< tank), tinquer; toffe
(< tough), toffer. Preuve d’intégration, le mot anglais peut
produire des dérivés en français : job > jobbeur; badtrip,
badtripper, badtrippant; trip, triper, tripant, tripatif. La Politique
de l’emprunt linguistique est peu bavarde sur ces modes d’intégration.
Café Starbucks à Krasnodar (avant les sanctions) |
* * *
Le hongrois
contemporain a emprunté beaucoup de mots anglais : híradó online (informations en ligne), blogmagazin, high-tech.
Ces emprunts sont intégrés
morphologiquement : partnereink
(< partner, nos partenaires), linkek (< links, liens). Et il est vrai que les calques étaient déja nombreux
en hongrois standard : földrajz = géo-graphie; részt venni =
prendre part; nemzetközi = inter‑nation‑al.
Quel
est donc ici le point de comparaison avec le français du Québec ? C’est
que les calques sont nombreux, eux aussi, dans le Grand Dictionnaire
terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française.
* * *
Tournons-nous
maintenant vers le japonais. Les emprunts faits à des langues occidentales y sont
transcrits à l’aide d’un syllabaire spécial, le katakana. C’est comme si nous
écrivions systématiquement soprano, patio, lied, football en italiques
puisqu’ils ont été empruntés à des langues étrangères il y a un ou plusieurs
siècles. Même un mot comme パン
(pan, « pain »), emprunté au portugais il y a des siècles,
continue de s’écrire en katakana. Quelques exemples de mots anglais : サイレン
sairen (< siren), サイロ sairo
(< silo), コーヒー kôhî (< coffee), マーチ mâchi
(< march), etc.
Si le mot
étranger est en katakana, les morphèmes sont eux en hiragana ou en kanji (caractères
chinois) : カナダ Canada, カナダ人 Canadien, アメリカ人
Américain. Quand le kanji 人 hito sert à composer
un nom de nationalité il se prononce jin : Canada-jin. Du mot パン (pan) déjà donné en exemple on dérive パン屋 où aux caractères en katakana on a ajouté un kanji pour former le
mot pan-ya qui signifie « boulangerie ». Auquel on peut
ajouter ensuite le caractère hiragana の no qui sert à
former un complément déterminatif : パン屋のカウンター (où カウンター est
aussi un emprunt < counter ; « comptoir de boulangerie »).
Ce dernier exemple combine les trois types d’écriture du japonais :
hiragana, katakana et kanji. Quand on regarde comment le japonais réussit à
intégrer les mots anglais, on se perd d’émerveillement devant la profondeur de
la réflexion des auteurs de la Politique de l’emprunt linguistique qui
affirment que le mot selfie ne s’intègre pas au système linguistique du
français. Le français serait-il une langue si déficiente ?
* * *
Dernière langue
où nous puiserons des exemples, l’allemand. Je les emprunte à la série Nicos
Weg produite par Deutsche Welle. Les voici en vrac : Musikfans, cool,
Actionfilm, Thriller (avec le [θ] initial), der
Chip [ʧip], pluriel [ʧips], der Liferservice, pl. die Liferservices
(service de livraison), Au-pair, pl. Au-pairs, der Flyer, der Website, die App
[ɛp], das
Flipchart, die Aubergine (avec [ʒ]), der Computer [‑ju‑].
Les exemples
allemands sont intéressants en ce qu’ils conservent souvent la prononciation
anglaise d’origine, même si le phonème en question ne fait pas partie du
système phonétique fondamental de l’allemand mais n’apparaît que dans les Fremdwörter :
ainsi le [θ] de Thriller ou le [ʒ] d’Aubergine. L’allemand
a aussi importé les voyelles nasales du français : Bonbon, dont la finale
au pluriel, Bonbons, se prononce comme bonze.
Le français
québécois conserve souvent, lui aussi, la prononciation d’origine dans les mots
qu’ils emprunte à l’anglais. Cette question est totalement évacuée de la Politique
de l’emprunt linguistique de 2017. Dans les premiers temps de l’Office, la
responsable de la terminologie de l’alimentation, Thérèse Villa, prônait l’orthographe
coquetel pour que le mot ne soit pas prononcé à l’anglaise ou encore baguel
pour que bagel ne soit pas prononcé bégueule. Le GDT a changé d’avis
dans le premier cas mais sans définir la prononciation recommandée. En
revanche, il continue de privilégier la graphie baguel sans qu’on sache
pourquoi.
Un francophone
qui ne connaît pas l’anglais peut légitimement se demander comment se prononce
le mot design. Ce n’est pas le GDT qui va le lui dire. La fiche qui est
consacrée à ce terme ne contient aucune information sur sa prononciation.
Autre exemple, smoothie,
« acceptable parce qu'il est légitimé en français, notamment au Québec et
en France ». Doit-on prononcer « smoussi » comme le suggère le
Larousse ? Ou « smouti » selon Usito ? Le GDT est aux
abonnés absents.
Tout cela reflète
au fond une vision assez primitive de la langue : une langue, ce sont les
mots qui sont contenus dans un dictionnaire. Le GDT nous bassine d’une fiche à
l’autre avec sa « norme sociolinguistique du français au Québec »
mais il est incapable de voir qu’une langue, ça se parle avant d’être dans un
dictionnaire. Un emprunt, ça arrive le plus souvent par la langue parlée. Il
est invraisemblable de passer sous silence les questions de phonétique.
* * *
Il faudrait aussi
traiter des questions de sémantique que peut poser l’intégration des emprunts
mais ce sera pour un autre billet.
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